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les hommes éclairés d'une nation, réunis avec la volonté et le pouvoir de réaliser les vœux de la philosophie, il faut considérer l'état dans lequel elle avait trouvé la France, et celui dans lequel elle la laissait.

La nation française sentait en 89 et connaissait tous ses maux, mais elle ne concevait pas la possibilité de les guérir. Tout à coup, sur la demande imprévue des parlemens, les étatsgénéraux sont convoqués; l'assemblée constituante se forme, et arrive en présence du trône, enorgueilli de son ancienne puissance, et disposé tout au plus à souffrir quelques doléances. Alors elle se pénètre de ses droits, se dit qu'elle est la nation, et ose le déclarer au gouvernement étonné. Menacée par l'aristocratie, par la cour et par une armée, ne prévoyant pas encore les soulèvemens populaires, elle se déclare inviolable, et défend au pouvoir de toucher à elle. Convaincue de ses droits, elle s'adressait à des ennemis qui n'étaient pas convaincus des leurs, et elle l'emporte par une simple expression de sa volonté, sur une puissance de plusieurs siècles et sur une armée de trente mille hommes. C'est là toute la révolution; c'en est le premier acte et le plus noble; il est juste, il est héroïque, car jamais une nation n'a agi avec plus de droit et de danger.

Le pouvoir vaincu, il fallait le reconstituer d'une manière juste et convenable. Mais à l'aspect de cette échelle sociale au sommet de laquelle tout surabonde, puissance, honneurs, fortune, tandis qu'au bas tout manque jusqu'au pain indispensable à la vie, l'assemblée constituante éprouve dans ses pensées une réaction violente, et veut tout niveler. Elle décide donc que la masse des citoyens complètement égalisée exprimera ses volontés, et que le roi demeurera chargé seulement de leur exécution.

Son erreur ici n'est point d'avoir réduit la royauté à une simple magistrature; car le roi avait encore assez de puissance pour maintenir les lois, et plus que n'en ont les magistrats dans les républiques; mais c'est d'avoir cru qu'un roi, avec le souvenir de ce qu'il avait été, pût se résigner; et qu'un peuple qui se réveillait à peine, et qui venait de recouvrer une partie de la puissance publique, ne voulût pas la conquérir

toute entière.

L'histoire prouve en effet qu'il faut diviser infiniment les magistratures, ou que, si on établit un chef unique, il faut le doter si bien qu'il n'ait pas envie d'usurper.

Quand les nations, beaucoup occupées de leurs intérêts privés, ont besoin de se décharger sur un chef des soins du gouvernement, elles

font bien de s'en donner un; mais il faut alors que ce chef, égal des rois anglais, pouvant convoquer et dissoudre les assemblées nationales, n'ayant point à recevoir leurs volontés, ne les sanctionnant que lorsqu'elles lui conviennen,t et empêché seulement de trop mal faire, ait réellement la plus grande partie de la souveraineté. La dignité de l'homme peut encore se conserver sous un gouvernement pareil, lorsque la loi est rigoureusement observée, lorsque chaque citoyen sent tout ce qu'il vaut, et sait que ces pouvoirs si grands laissés au prince ne lui ont été cédés que comme une concession à la faiblesse humaine.

Mais ce n'est pas à l'instant où une nation vient tout à coup de se rappeler ses droits, qu'elle peut renoncer à toutes ses prérogatives, se donner un rôle secondaire, et céder la toutepuissance à un chef, pour que l'envie ne lui vienne pas de l'usurper. L'assemblée constituante n'était pas plus capable que la nation elle-même de faire une pareille abdication. Elle réduisit donc le roi à une simple magistrature héréditaire, espérant que la nation la lui laisserait, et qu'il se contenterait lui-même de cette magistrature toute brillante encore d'honneurs, de richesses et de puissance.

Mais que l'assemblée l'espérât ou non, pou

vait-elle, dans ce doute, trancher la question? pouvait-elle supprimer le roi, ou bien lui donner toute la puissance que l'Angleterre accorde à ses monarques?

Elle ne pouvait d'une part déposer Louis XVI;

s'il est toujours permis de mettre la justice dans un gouvernement, il ne l'est pas d'en changer la forme, quand la justice s'y trouve, et de convertir tout à coup une monarchie en république. D'ailleurs la possession est respectable; et si l'assemblée eût dépouillé la dynastie, que n'eussent pas dit ses ennemis, qui l'ac

cusaient de violer la propriété parce qu'elle attaquait les droits féodaux?

D'autre part, elle ne pouvait accorder au roi le veto absolu, la nomination des juges et autres prérogatives semblables, parce que l'opinion publique s'y opposait, et que cette opinion faisant sa seule force, elle était obligée de lui céder.

Quant à l'établissement d'une seule chambre, son erreur a été plus réelle peut-être, mais tout aussi inévitable. S'il était dangereux de ne laisser que le souvenir du pouvoir à un roi qui l'avait eu tout entier, en présence d'un peuple qui voulait en envahir jusqu'au dernier reste, il était bien plus faux en principe de ne pas reconnaître les inégalités et les gradations sociales, lorsque les républiques elles-mêmes les

admettent, et que chez toutes on trouve un sénat, ou héréditaire, ou électif. Mais il ne faut exiger des hommes et des esprits que ce qu'ils peuvent à chaque époque. Coinment à l'instant d'une révolte contre l'injustice des rangs, reconnaître leur nécessité? Comment constituer l'aristocratie au moment de la guerre contre l'aristocratie? Constituer la royauté eût été plus facile, parce que, placée loin du peuple, elle avait été moins oppressive, parce que d'ailleurs elle remplit des fonctions qui semblent plus né

cessaires.

Mais je le répète, si ces erreurs n'avaient pas été dans l'assemblée, elles étaient dans la nation, et la suite des évènemens prouvera que si l'assemblée avait laissé au roi et à l'aristocratie tous les pouvoirs qu'elle ne leur laissa pas, la révolution n'en aurait pas moins eu lieu jusque dans ses derniers excès.

Il faut, pour s'en convaincre, distinguer les révolutions qui ont lieu chez les peuples longtemps soumis, de celles qui ont lieu chez les peuples libres, c'est-à-dire en possession d'une certaine activité politique. A Rome, Athènes et ailleurs, on voit les nations et leurs chefs se disputer le plus ou le moins d'autorité. Chez les peuples modernes entièrement dépouillés, la marche est différente. Complètement asservis,

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