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communication de toutes les dépêches secrètes des cours intéres sées par un agent infidèle de la police de Vienne, qui les lui faisait tenir régulièrement toutes les semaines. Il était ainsi parvenu à des découvertes étonnantes et avait pu faire passer à la cour les pièces secrètes les plus intimes, relatives aux entrevues de Frédéric et de Joseph II à Neiss et à Neustadt. Kaunitz, qui entretenait luimême à Versailles des intelligences de même sorte, parvint jusqu'à la source de la trahison de ses bureaux et fit noyer un commis dans le Danube mais le prince Louis, sans s'en étonner, en gagna d'autres à la chancellerie et jusque dans l'intérieur des appartements de l'Impératrice et de ses fils. Il intercepta des lettres de Kaunitz au comte de Mercy, et apprit par là que la cour de Vienne s'était procuré des copies de ses propres dépêches au duc d'Aiguillon. Il apprit que l'Autriche allait s'unir à la Russie contre la Porte, et le cabinet de Versailles put prévenir, grâce à lui, les désastres que l'Autriche préparait à notre allié. En même temps, il se procurait les copies de la correspondance de Kaunitz avec l'ambassadeur autrichien à Pétersbourg. Le comte de Mercy, qui eut communication de ces pièces à Versailles, en avertit Marie-Thérèse, et le prince Louis mandait au roi, peu après, que Kaunitz, dépaysé, avait porté la précaution au point de faire changer les serrures de

Il faut lire dans les Mémoires de l'abbé Georgel, I, 269, le récit très romanesque de la manière dont s'opéraient ces étranges découvertes, récit tellement enjolivé que le duc de Broglie, qui en reproduit la majeure partie dans son Secret du roi, est obligé de faire toutes réserves sur la forme (II, 519). Mais le fond est indubitable. Il est certain que le prince Louis parvint à connaître les secrets les plus intimes de toutes les chancelleries de l'Europe, et lui-même confirme les parties essentielles du récit de son secrétaire dans une dépêche à Louis XV, que M. Boutaric a publiée dans la Correspondance secrète du roi (II, 378, etc.). Il faut bien reconnaître, dit judicieusement M. le duc de Broglie, < que ces secrets enchevêtrés l'un dans l'autre, puis livrés et trahis par une suite d'infidélités et de larcins successifs, prétendu mystère connu en fin de compte de tous ceux qui devaient l'ignorer et revenant à son point de départ, après avoir été renvoyé comme une paume entre les mains de joueurs de chancellerie en ambassade, cet ambassadeur informé des intentions cachées de sa cour par l'indiscrétion d'un commis étranger, toute cette série, en un mot, d'incidents tragi-comiques, couronne dignement ce long récit: (le secret du roi). Un romancier n'aurait pu imaginer un meilleur dénouement, ni démontrer par une moralité plus éclatante les embarras que se crée à elle-même une politique frauduleuse. (Le Secret du roi, II, 520).

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son cabinet, ne confiant qu'à son secrétaire le dépôt des dépêches les plus sérieuses. Il fit plus encore. Il avertit Louis XV que la chancellerie autrichienne était parvenue à acheter tous les chiffres, non seulement de la correspondance du duc d'Aiguillon et de tous nos ministres avec toutes les cours de l'Europe, mais encore ceux de la correspondance occulte du roi avec ses agents secrets, et pour le prouver, il envoyait des copies de toutes les dépêches traduites:

<< De mon cabinet, écrivait-il au roi, je lis toutes les dépêches dont je viens de parler; j'apprends les secrets que vos ministres croient devoir me taire dans les lettres qu'ils m'écrivent.... C'est là que j'ai connu et révélé dans une lettre secrète remise au roi par le prince de Soubise, que le comte de Broglie avoit, par l'autorisation même de S. M., continué pendant son exil une correspondance secrète et particulière avec M. Durand, à Pétersbourg, et avec d'autres ministres... Depuis ces connoissances, je n'ai cessé d'insister sur la nécessité d'un changement de chiffres: j'en ai reçu un en dictionnaire pour la cour; mais je suis toujours sans moyens sûrs pour les avis secrets que j'ai à transmettre à Constantinople, Stockolm et Pétersbourg.... Toutes les dépêches du prince de Kaunitz, toutes celles des ministres étrangers interceptées, passent par ce qu'on appelle ici le cabinet. C'est là que sont établis les bureaux des déchiffreurs. Le baron de Pichler en est le directeur : il travaille seul avec l'impératrice et ne rend compte qu'à elle. Ce directeur lui remet cinq copies, une pour l'empereur, une pour le grand duc de Toscane, successeur éventuel de la monarchie autrichienne, une à Bruxelles, au prince de Staremberg, désigné pour remplacer le prince de Kaunitz, et une au comte de Rosemberg, homme de confiance.... Chacun renvoie ces copies à l'impératrice avec des observations à mi-marge, et c'est de ces opérations combinées et discutées que se forment les projets et les résolutions... »

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1 Soulavie, Mém. sur Louis XVI, ш (275–281). Cet extrait fait partie d'un mémoire intitulé Mes découvertes, rédigé par le prince Louis et accompagnant sa dépêche intitulée: Tableau abrégé de mes principales négociations à la cour de Vienne

TOME XLIX (IX DE LA 5o SÉRIE).

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Il faudrait, après cela, la mauvaise foi la plus insigne pour accuser le prince Louis d'imprévoyance au sujet du partage de la Pologne. Du reste, ses propres dépêches, publiées par l'abbé Georgel d'après ses notes, et par M. de Saint-Priest d'après les originaux conservés aux archives du ministère des affaires étrangères, ne laissent aucun doute sur l'insistance que mit le prince Louis à attirer l'attention du cabinet de Versailles sur les intrigues qu'il avait découvertes. L'une d'elles, datée du 13 avril 1772, démontre que dès son arrivée il saisit le fil de ces trames ténébreuses; elle se termine par ce post-scriptum caractéristique: << La tranquillité avec laquelle la cour de Vienne a vu les démarches du roi de Prusse, cette union des Prussiens avec les Russes pour décider du sort de la Pologne, me portent à croire qu'il y a, comme je l'avois prévu, un accord secret fait entre les cours de Vienne, de Pétersbourg et de Berlin pour un démembrement et pour s'attribuer le territoire qui sera le plus à leur convenance. » Une autre dépêche, qui rapporte une longue conversation de l'ambassadeur avec le comte de Kaunitz, est encore plus explicite, et nous renvoyons aux études de M. de Saint-Priest le lecteur qui douterait de la finesse diplomatique du prince Louis.

Des renseignements si clairs irritaient le duc d'Aiguillon, dont les réponses contradictoires trahissent le dépit, les incertitudes et l'insigne maladresse. Mais ne trouvant pas dans le prince Louis l'aveugle instrument sur lequel il comptait rejeter tous les torts (ce qu'il fit pourtant avec une rare impudence, en flétrissant publiquement à la cour et dans le monde son imprévoyance supposée dès que le traité de partage fut rendu public), le ministre résolut de le perdre à jamais en le rendant odieux à la future reine. On est frappé de stupeur quand on examine froidement l'indigne procédé dont il se servit pour arriver à ses fins et se sauver en sacrifiant impitoyablement sa victime.

depuis le mois de janvier 1772 jusqu'au mois de juillet 1774. Ce mémoire, daté du 4 juillet 1774 et trouvé en 1792 dans le cabinet du roi, fut publié par Ségur dans sa Politique des cabinets de l'Europe. Ill. 239, etc. M. Boutaric l'a reproduit dans sa Correspondance secrète de Louis XV. II. 378, etc. Il y a des variantes légères avec la version de Soulavie qui paraît plutôt une analyse.

Dans une lettre particulière, séparée d'une de ses dépêches les plus pressantes et écrite de sa propre main au duc d'Aiguillon, le prince Louis s'énonçait en ces termes : « J'ai effectivement vu pleurer Marie-Thérèse sur les malheurs de la Pologne opprimée; mais cette princesse, exercée dans l'art de ne point se laisser pénétrer, me paroit avoir les larmes à commandement: d'une main elle a le mouchoir pour essuyer ses pleurs, et de l'autre elle saisit le glaive de la négociation pour être la troisième puissance copartageante. >> Cette lettre très secrète ne devait être communiquée qu'au roi, qui avait témoigné le désir de connaître à fond le caractère et les vrais sentiments de Marie-Thérèse. Par une indiscrétion impardonnable, le duc d'Aiguillon la confia à la Du Barry, qui aimait d'autant moins l'impératrice que Madame la Dauphine ne dissimulait pas son éloignement et son mépris pour la favorite. Celle-ci ne se fit pas faute, dans un de ces soupers où Louis XV n'admettait que quelques-uns des confidents de ses plaisirs, de s'égayer sur l'hypocrisie de Marie-Thérèse; pour étayer ce qu'elle avançait par une preuve convaincante, elle tira de son portefeuille la lettre du prince Louis, et lut à haute voix le passage que nous venons de citer. Aucun des convives n'hésita à croire l'ambassadeur en correspondance avec la favorite. C'était un vrai plat de courtisan à servir à Madame la Dauphine. Aussi l'un des assistants s'empressa-t-il d'aller instruire la princesse de ce qui venait de se passer.

Nous n'avons pas besoin de dire quelle fut l'indignation de Marie-Antoinette en apprenant, ce qui était faux, qu'un prince de l'Eglise entretenait une correspondance avec une femme comme la Du Barry, pour représenter sa mère sous des traits odieux.

Telle fut la cause principale de l'invincible éloignement que Marie-Antoinette montra désormais pour le prince de Rohan; de sa persévérance à lui refuser les plus faibles témoignages de sa bienveillance, et de la facilité avec laquelle elle prêta toujours l'oreille aux insinuations des ennemis personnels du coadjuteur pour l'éloigner de la cour et le perdre dans l'esprit du roi. Quand

on a impartialement étudié toutes les pièces de cette lamentable histoire, on peut affirmer sans crainte, avec l'abbé Georgel, que sans l'inconcevable légèreté du duc d'Aiguillon, livrant à la maîtresse du roi une lettre secrète, destinée seulement à la Majesté royale, jamais le fameux procès du collier n'aurait eu lieu ce procès qui fut << le premier degré de l'échafaud sur lequel des monstres ont osé faire monter une reine 1. »

La chronique attribue une cause plus personnelle encore à l'inimitié de la Dauphine contre le prince Louis. Ici nous devons être plus réservé. Il y avait eu à la cour vers 1772, dit Mme Campan, des querelles entre l'abbé de Vermond, ancien précepteur de MarieAntoinette, toujours honoré de la confiance de son élève, et Mme de Marsan, gouvernante des Enfants de France; la Dauphine y avait pris elle-même quelque part. « A partir de ce moment, il s'établit un foyer d'intrigues, ou plutôt de commérage, contre Marie-Antoinette, dans la société de Mme de Marsan: ses moindres actions y étaient mal interprétées on lui faisait un crime de sa gaieté e des jeux innocents qu'elle se permettait quelquefois dans son intérieur avec les plus jeunes de ses dames et même avec des femmes de son service. Le prince Louis de Rohan, placé à l'ambassade de Vienne par cette société, y fut l'écho de ces injustes critiques et se jeta dans une série de coupables délations qu'il colorait du nom de zèle. Il représentait sans cesse la jeune Dauphine comme s'aliénant tous les cœurs par des légèretés qui ne pouvaient convenir à la cour de France. Cette princesse recevait souvent de Vienne des remontrances dont la source ne pouvait lui demeurer longtemps cachée, et c'est à cette époque qu'il faut rapporter l'éloignement qu'elle n'a jamais cessé de témoigner au prince de Rohan *. » Mme Campan ajoute que l'impératrice aurait envoyé à Versailles son secrétaire du cabinet, le baron de Neni, pour s'informer de la conduite de sa fille; que celui-ci, après y avoir mis le temps et la sagacité convenables, détrompa sa souveraine sur les exagérations de l'ambassadeur français; et qu'enfin Marie-Thérèse ayant reconnu là une Alexis de Saint-Priest. Etudes diplomatiques, I, 253.

2 Mém. de M Campan, I, 65.

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