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CHARLES DE CARESTIEMBLE ·

X

Lorsque M. de Carestiemble quitta la maison de Mme de Bégard, après cette effroyable découverte, il était neuf heures du soir. La nuit était tombée depuis longtemps, et la lune dans son plein jetait sur Saint-Aubin sa blanche lumière. Pas un nuage ne glissait sur le ciel, où les astres étincelaient par myriades.

Le jeune homme allait devant lui sans but arrêté; il livrait à la brise de la nuit son front brûlant; une douleur affreuse étreignait ses tempes.

Il passa sans s'arrêter devant sa maison silencieuse, et marchant toujours il se trouva bientôt en face des débris du vieux donjon, qui éclairé par la lune projetait au loin dans la vallée son ombre gigantesque. Là il s'arrêta. Ce lieu désert convenait aux sentiments orageux de son âme. Les ruines de ces monuments et de ces grandeurs passées devaient être hospitalières à celui qui n'avait plus dans l'âme que des ruines à la place de son bonheur.

Il s'appuya haletant contre un pan de muraille, et levant vers le ciel son regard éteint, il laissa couler ses larmes.

Louise! ma Louise bien-aimée! je ne dois plus vous revoir!... murmurait-il en joignant les mains dans un élan convulsif; un abîme nous sépare désormais ! Projets de bonheur, avenir paisible, tout est brisé !... Puis il ajouta, avec un redouble* Voir la livraison de mars 1881, pp. 221-237.

ment d'amertume: Et Mme de Bégard, cette noble femme, qui m'avait accueilli comme un fils et qui allait me confier le bonheur de son enfant, hélas! comment reparaître devant elle pour lui dire: Ce père dont vous me parliez tout à l'heure, vous ne le reverrez plus !... Il est mort frappé d'un supplice barbare, et c'est moi qui suis son meurtrier! Fuir! il ne me reste qu'à fuir! Il faut que, nouveau Cain, j'aille traîner au loin le fardeau d'une vie coupable et maudite...

Mais à la pensée de fuir, Charles sentit une horrible angoisse lui étreindre le cœur. Fuir, ce n'était pas seulement renoncer pour toujours aux plus douces joies de son âme, c'était aussi briser le cœur de celle qu'il aimait; c'était, par un inexplicable départ, laisser planer peut-être sur cette tête si chère les soupçons empoisonnés de l'envie.

Le malheureux jeune homme voyait surgir devant lui, comme autant de fantômes menaçants, les difficultés de sa situation. De quelque côté qu'il se tournât, il ne trouvait aucune issue, pour sortir du labyrinthe où une fatalité terrible l'avait engagé.

Et sa mère, que dirait-elle ? Il fallait donc aussi briser sa joie et faire monter le rouge à son front, lorsqu'elle apprendrait que son fils avait, sans motif, manqué à sa parole et abandonné sa fiancée ! Et il ne lui sera pas possible de se disculper, de s'expliquer, de dire que s'il fuit, c'est que l'honneur lui défend de conduire à l'autel la petite-fille de sa victime!

A ces questions brûlantes que se posait l'infortuné une voix douce, la voix du tentateur, répondait tout bas :

Pourquoi te désoler? Personne n'a vu ta faute... Personne ne saura jamais ce qui s'est passé sur la route de Mexico !... Ce malheureux, après tout, avait mérité son sort... Qu'importe qu'il ait été le grand-père de la fiancée ? Si tu n'avais appris ce secret qu'après la conclusion de ton mariage, personne n'eût pu te blåmer de continuer à entourer ta jeune femme de tendresse et d'affection... Poursuis donc ton chemin, garde le silence et oublie le passé!

Oublier le passé ? répondait Charles aux sophismes du mauvais ange; le passé ne s'oublie jamais! Mon union, fondée sur la dissimulation et le mensonge, deviendrait mon plus cruel châtiment... Je ne pourrais entendre Mme de Bégard prononcer le nom de son père, sans ressentir aussitôt les mille aiguillons de la honte et du remords.... Mais, reprenait-il, après un moment de réflexion, si j'avouais toute la vérité à Mme de Bégard? Si je lui disais mon crime d'un moment, ma douleur, mes regrets?... Oh! non! non! Elle ne pourrait que me repousser avec horreur, et me maudire même comme le meurtrier de son père!...

M. de Carestiemble, adossé aux murailles ruinées du vieux château, promenait son regard sombre sur les objets qui l'entouraient. La lune éclairait en plein son visage décomposé, sur lequel se reflétaient les mouvements tumultueux de son âme. On eût eu peine à reconnaître dans ces traits contractés la figure de l'heureux jeune homme qui, quelques instants auparavant, était assis radieux auprès de sa fiancée.

Les heures s'écoulaient dans cette agonie douloureuse, et l'âme du malheureux Charles, ballottée entre les pointes aiguës dont sa situation intolérable était hérissée, allait succomber aux tentations de révolte, de murmure, de blasphème peut-être... Ce n'était plus qu'avec effort qu'il retenait sa raison, prête à l'a bandonner. Il se sentait attiré vers le désespoir par une force invincible...

Mais, en ce moment, il lui sembla qu'une douce figure venait s'interposer entre lui et l'abîme ouvert sous ses pas. L'image de son ami d'enfance, de l'indulgent confident de sa faute, du pieux Bénédictin de X..., vint comme un rayon d'espérance rafraîchir son âme desséchée. Il le vit par la pensée agenouillé et recueilli dans l'ombre du sanctuaire, et priant pour l'ami exposé à la plus violente tempête sur la mer du monde... Quelques larmes, qui n'étaient plus des larmes de désespoir, s'échappèrent de ses yeux. Il se souvint alors des avertissements et des conseils contenus dans la lettre de ce tendre ami, qu'il avait relue tant de fois; il, lui

sembla les lire de nouveau, en caractères de feu, sur les débris qui l'entouraient :

«Attends-toi donc, cher ami, à subir peut-être même desi <«< cette vie cette grande loi de la justice divine, l'expiation. Que << sera-t-elle pour toi? Je l'ignore, mais elle t'attend, douloureuse, «< amère!..

... Si tu vois venir l'épreuve, et si les angoisses brisent ton « pauvre cœur, souviens toi de mes paroles, Charles, et ne murmure pas; car la souffrance, c'est la justice de Dieu qui passe !.. «Songe alors que, s'il te punit sur cette triste terre, c'est qu'il te « réserve là-haut le bonheur et le pardon !... »

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Le bonheur là-haut! murmura Charles, en promenant son. regard voilé de larmes sur la voûte étincelante du ciel ; je le comprends maintenant, c'est là seulement que désormais il peut exister pour moi.......... Ici-bas, je suis voué aux regrets, au deuil, en. un mot à l'expiation ! J'accepte donc, & mon Dieu, la vie de souffrance qui m'attend, espérant, comme me le dit mon cher Henri, que si vous me punissez sur cette triste terre, c'est pour me rendre làhaut le bonheur et le pardon!

M. de Carestiemble appuya sa tête brûlante sur une grosse pierre recouverte de mousse, débris du vieux rempart et là, incliné devant le Tout-Puissant, il accepta en chrétien, pour l'expiation de sa faute, la ruine définitive de ses espérances terrestres.

XI.

Les premières lueurs de l'aurore allaient bientôt paraître quand M. de Carestiemble, pâle, fatigué, brisé, regagna sa demeure. Le silence régnait dans les grandes pièces qu'il voulut traverser pour se rendre à sa chambre; il semblait tenir à jouir une dernière fois du luxe qui s'étalait partout, Les pendules, les cristaux, les tableaux aux cadres dorés, étincelaient à la lumière de la bougie

qu'il tenait à la main. Ses yeux se fixèrent sur la grande glace du salon qui reflétait son image; il recula involontairement, frappé de l'altération de ses traits: on eût dit un homme que la mort avait marqué de son sceau ! Cette pensée, qui lui traversa l'esprit, dessina un sourire amer sur ses lèvres; après tout, que lui importait de vivre?...

Il quitta le salon et entra dans la salle à manger. Il marcha droit à la cheminée et, s'arrêtant devant le portrait d'Aymar de Carestiemble, il le considéra quelque temps avec un mélange de tristesse et de fierté.

-Et moi aussi, murmura-t-il, je pourrai montrer sans rougir votre noble devise !... Un moment d'oubli n'a pu entacher mon blason pour jamais; et dans cet instant, pour rester fidèle à l'honneur, je renonce à tout ce que j'aime ici-bas; je brise mon bonheur et celui de ma fiancée... Sire Aymar de Carestiemble, vous n'avez jamais fait plus !...

Charles monta ensuite l'escalier; son pas alourdi résonnait tristement dans la maison silencieuse. Enfin, il atteignit la porte de sa chambre, l'ouvrit et, à bout de forces, se jeta tout habillé sur son lit.

Dormit-il? nous n'oserions l'affirmer; mais il resta immobile, dans une sorte de repos léthargique. Ses idées se choquaient douloureusement dans son cerveau. Il n'avait plus la conscience complète de sa situation. Il resta ainsi plusieurs heures. Lorsqu'il revint à lui, le soleil éclairait joyeusement sa chambre. La bonne AnneMarie, inquiète de voir le sommeil de son jeune maître se prolonger au delà de l'heure ordinaire, frappait à sa porte pour l'avertir que son déjeuner était prêt depuis longtemps.

Lorsqu'un malheureux a pu oublier pendant quelques moments de sommeil la douleur qui le consume, il n'est pas d'instant plus pénible pour lui que celui du réveil. Son chagrin se dresse tout à coup devant lui, plus aigu, plus poignant encore que la veille.

Il en fut ainsi pour Charles; l'affreuse vérité, qui pendant quelques heures ne lui avait semblé qu'un pénible cauchemar, se dres

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