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richement habillés, avec un gouverneur et un précepteur; deux gentils hommes pour les honneurs de la chambre, dont le premier étoit bailli de Malte et l'autre capitaine de cavalerie; six valets de chambre, un maître d'hôtel, un chef d'office avec des uniformes écarlates à larges galons d'or; deux heiduques, quatre coureurs, dont chacun des habits, chamarrés de broderies d'or et d'argent à paillettes, avoit coûté quatre mille livres; douze valets de pied, deux suisses, l'un pour les appartements et l'autre pour la porte, dont les habits de grande livrée étoient faits pour attirer les regards; dix musiciens habillés d'écarlate, avec des galons d'or à la boutonnière; un intendant de maison, un trésorier, quatre gentilshommes d'ambassade nommés et brevetés par la cour, sans le secrétaire d'ambassade et quatre secrétaires 1. »>

C'est dans ce luxueux équipage que le prince Louis de Rohan parut à la cour de Vienne, où il arriva le 6 janvier 1772. Il fut reçu d'une manière très flatteuse par l'impératrice Marie-Thérèse et par son fils Joseph II, et jouit à leur cour de distinctions et de prérogatives que n'avait eues aucun de ses prédécesseurs. MarieThérèse lui donna l'usage d'une superbe maison de campagne toute meublée, située en Hongrie, sur les bords du Danube, à huit lieues de Vienne. Il avait adopté, lors du séjour qu'il y faisait pendant la

1 Mém. de l'abbé Georgel, I, 217. — De son côté, MTM Campan a dit sur le même sujet, dans ses Mémoires sur Marie-Antoinette: « Manquant d'argent, et la maison de Rohan ne pouvant lui faire de grandes avances, le prince Louis obtint de la cour un brevet qui l'autorisait à emprunter sur ses bénéfices la somme de 600,000 livres, s'endetta de plus d'un million et crut éblouir la ville et la cour de Vienne par le luxe le plus indécent et en même temps le plus mal entendu. Il s'était attaché huit ou dix gentilshommes portant d'assez beaux noms, douze pages également bien nés, une foule d'officiers et de valets, une musique de chambre, etc. Mais ce vain éclat ne fut pas de durée : l'embarras et la détresse ne tardèrent pas à se faire remarquer; ses gens n'étant plus payés abusèrent, pour faire de l'argent, du privilège des franchises, et firent la contrebande avec tant d'impudeur, que MarieThérèse, pour la faire cesser et ménager la cour de France, fut obligée de supprimer les franchises de tout le corps diplomatique... » (Mém. de Mãe Campan, I, 48.) Nous ne devons pas cacher, du reste, que si l'abbé Georgel, dans ses Mémoires, s'est fait l'apologiste de son maître, MTM Campan, au contraire, n'épargne aucune occasion de dénigrer le futur cardinal; elle ajoute, à propos de son ambassade: Il crut se mettre en faveur en travaillant au mariage de l'archiduchesse Elisabeth, sœur aînée de Marie-Antoinette, avec Louis XV, affaire qui fut gauchement entreprise, et que M- Du Barry n'eut pas de peine à faire échouer.» (Ibid., p. 49.) Nous laissons à M Campan la responsabilité de cette anecdote. Soulavie parle bien quelque part d'un projet de mariage avec l'une des archiduchesses, mais sans fixer de date, ni citer le prince Louis.

belle saison, pour lui et pour ses gentilshommes, un uniforme brun à brandebourgs d'or. Les grands seigneurs et les dames de Vienne, les ministres mêmes et les ambassadeurs y paraissaient avec cet uniforme quand ils allaient y passer quelques jours. « J'y ai vu réunis, rapporte l'abbé Georgel, jusqu'à quarante et cinquante maîtres. Le prince Louis avait un grand talent pour varier les scènes et les amusements qui contribuaient à embellir et à faire aimer cette superbe habitation. >>

Les instructions diplomatiques remises au prince Louis portaient sur deux points principaux. En premier lieu, il lui était expressément recommandé de s'appliquer à convaincre l'impératrice de la ferme résolution du roi de resserrer de plus en plus les liens qui unissaient les intérêts des cours de Versailles et de Vienne, et d'entretenir avec soin les relations d'amitié qui étaient la conséquence nécessaire du traité d'alliance. Bien que cette politique, inaugurée par l'abbé de Bernis et soutenue par l'ascendant de la marquise de Pompadour, contrairement à la tradition constante de notre diplomatie depuis Richelieu, lui fût personnellement antipathique et lui parût conduire à l'amoindrissement graduel de l'influence française en Europe, le devoir l'emporta chez le prince Louis sur le sentiment, et la teneur de ses dépêches donna toujours lieu de le croire zélé partisan de l'alliance. Ces relations amicales lui furent du reste facilitées par les chaudes recommandations que lui avait données Mme Geoffrin pour le comte de Kaunitz, alors chancelier de l'empire. Mais il ne fut pas aussi facile de se concilier jusqu'à la fin les bonnes grâces de Marie-Thérèse. Sans parler de certaines affaires de contrebande que se permirent à son insu les employés de l'ambassade, sous le couvert de la franchise diplomatique, et qui produisirent un très mauvais effet à la cour impériale, les soupers luxueux de l'ambassadeur déplurent vivement à l'austère impératrice. Quelques détails sont ici nécessaires.

Le prince Louis donnait toutes les semaines des soupers de cent à cent cinquante personnes. La plus haute société de Vienne en hommes et en femmes s'empressait de s'y faire inviter, parce qu'ils étaient organisés de manière à éviter l'ennui des grands repas de

représentation, et qu'ils étaient suivis de jeux, de danses et de concerts, où la jeunesse, dit un chroniqueur, jouissait, sous les yeux des parents, d'une honnête liberté. Des tables de six ou de huit couverts au plus, mais répétées en nombre suffisant, permettaient à chaque groupe de se réunir selon son goût, et faisaient disparaître la monotonie grave et silencieuse de ces grandes tables où se trouvent souvent rapprochées des personnes qui n'éprouvent pas de sympathies mutuelles. Les assemblées commençaient entre neuf et dix heures du soir et se prolongeaient jusqu'à deux heures du matin. Cette nouveauté plut généralement à Vienne, surtout aux dames, qui n'avaient jusqu'alors assisté qu'au dfner à des repas de cérémonie. Mais cette interversion de l'ordre établi fut désapprouvée par Marie-Thérèse, dont elle blessait la régularité des mœurs et le goût des plaisirs paisibles. L'impératrice considérait que ces assemblées nocturnes étaient dangereuses en facilitant des commerces de galanterie nuisible à l'union des ménages, et peu convenables avec le caractère d'évêque dont le prince Louis était revêtu. Elle pria donc le prince de Saxe-Hilburghausen de prier de sa part l'ambassadeur français de lui faire le sacrifice de ses fêtes. Le coadjuteur de Strasbourg, surpris et piqué du message, répondit << qu'en toute autre chose il se conformeroit aux désirs de l'impératrice, mais que le souper étoit son repas d'habitude: qu'après les occupations de la journée, il avoit besoin de se délasser; que si ses soupers offroient l'image de la gaieté, ils ne s'écartoient pas des règles de la plus scrupuleuse décence, à raison des précautions employées pour qu'il n'en pût jamais résulter d'inconvénient; que la sollicitude de Sa Majesté n'en seroit point allarmée si elle pouvoit assister à ces assemblées composées de tout ce qu'il y avoit de plus grand après la famille impériale..., que l'interruption subite de ces soupers, annoncés à jour fixe pour tout le temps de son séjour à Vienne et qui avoient eu lieu à l'instant même de son arrivée, feroit naître des conjectures fâcheuses sur la conduite de l'ambassadeur comme sur celle des convives. C'est pourquoi le prince supplioit Sa Majesté de peser toutes ces raisons dans sa sagesse et de ne rien exiger qui pût porter atteinte à sa réputation

comme à celle des premières maisons de Vienne qui lui faisoient l'honneur de fréquenter ces assemblées 1. »

>>

Marie-Thérèse n'insista pas, et les soupers continuèrent : mais l'impératrice fit notifier à la cour de Versailles que la présence du prince Louis ne lui était plus agréable et chargea Mme la Dauphine, sa fille, des démarches nécessaires pour faire agréer sans éclat son rappel. Marie-Antoinette convint, avec la comtesse de Marsan, gouvernante des enfants de France et cousine du prince Louis, qu'on engagerait l'ambassadeur à demander un congé, et qu'une fois arrivé en France, on lui ferait sentir l'impossibilité du retour. Nous avons de fortes raisons de croire que le prétexte allégué par MarieThérèse cachait le dépit d'avoir vu ses projets de participation au partage de la Pologne découverts par l'ambassadeur, mais elle ne pouvait ni le faire supposer, ni encore moins l'avouer.

Quoi qu'il en soit, il n'y avait pas encore là de motifs suffisants pour s'attirer la haine inexorable de la Dauphine. La seconde partie des instructions diplomatiques du prince Louis lui en fournit l'occasion mais cette fois, l'histoire ne doit point l'accuser de légèreté : si les apparences tournèrent malheureusement contre lui, elle doit affirmer hautement que tous les torts furent au ministre duc d'Aiguillon.

Cette seconde partie des instructions du prince Louis avait rapport à la situation de la Pologne. Les cours de Pétersbourg et de Berlin s'étaient unies pour y favoriser la cause des dissidents, qui voulaient avoir part au gouvernement et aux dignités de la couronne. Ce n'était qu'un prétexte pour fomenter des divisions

1 Mémoires de l'abbé Georgel, I, 227.

2 Le prince de Rohan me déplaît de plus en plus, écrivait Marie-Thérèse dès le 18 mars 1772 à M. de Mercy, son ambassadeur à Versailles. C'est un bien mauvais sujet, sans talent, sans prudence, sans mœurs : il soutient fort mal le caractère de ministre et d'ecclésiastique. L'Empereur aime à la vérité à s'entretenir avec lui, mais c'est pour lui faire dire des inepties, bavardises et turlupinades. Kaunitz paraît aussi content de lui, parce qu'il ne l'incommode pas et lui montre toute sorte de soumission. Je ne veux pas, du moins dans ce moment, demander son rappel, mais je vous répète que je le verrai avec plaisir dénicher bientôt d'ici. » (Correspondance publiée par M. d'Arneth. I, 289). Nous verrons plus loin que Kaunitz ne tarda pas à être incommodé par les interceptions de ses dépêches que fit l'ambassadeur.

dont un démembrement projeté entre les deux cours devait être le résultat. Celle de Vienne, justement alarmée de ce projet qu'elle était parvenu à découvrir, en avait donné communication à la cour de Versailles, son alliée, en l'invitant à se réunir à elle pour empêcher l'exécution de ce dessein, et il avait été convenu sous le ministère Choiseul qu'on engagerait secrètement les magnats polonais à se confédérer, en promettant de les soutenir par des secours pécuniaires et d'intéresser la Porte en leur faveur. Cette double assurance des cours de Vienne et de Versailles fit naître la confédération de Bar, où se liguèrent par serment les premières et les plus riches maisons de Pologne ; et la France envoya Dumouriez puis le baron de Vioménil en ce pays, avec une légion d'excellents officiers et des subsides pour organiser une force militaire dans les palatinats confédérés, Continuant la même politique, le duc d'Aiguillon donna pour instructions au nouvel ambassadeur de donner à la confédération polonaise l'impulsion qu'exigeraient les mesures concertées avec le ministère autrichien ; et ses dépêches constatent qu'à l'époque du départ du prince Louis, la cour de Versailles paraissait dans l'intime conviction que celle de Vienne favorisait l'insurrection des Polonais. Si le duc d'Aiguillon soupçonnait autre chose, il ne le laissait pas supposer. Louis XV seul, à l'aide de sa correspondance secrète, connaissait exactement la situation.

Le prince Louis ne tarda pas à s'apercevoir que le cabinet de Vienne jouait celui de Versailles, et que tout en lui donnant les plus solennelles assurances de coopération, il faisait cause commune avec ceux de Pétersbourg et de Berlin pour arriver à un partage commun de la Pologne sans coup férir. Il en eut des preuves certaines quand le comte de Kaunitz laissa sans secours le baron de Vioménil assiégé par les Russes dans le château de Cracovie, et il s'empressa d'en prévenir le duc d'Aiguillon. Le ministre lui répondit imperturbablement qu'il se trompait : « Que LL. MM. II. ne souffriroient jamais ce partage, et qu'en tout état de cause, le roi emploierait, s'il le falloit, tous ses moyens et toutes ses forces pour l'empêcher.» (14 mars 1772). Mais le prince Louis insista devant des preuves d'autant plus directes qu'il avait, à prix d'argent,

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