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On connaît assez les circonstances qui amenèrent en 1771 la disgrâce du ministre Choiseul et l'avènement au pouvoir du duc d'Aiguillon, pour que nous n'ayons pas besoin de reprendre ici l'une des pages de l'histoire de France dans la période lamentable du règne de Mme du Barry. Sans avoir un plan politique très nettement établi, le nouveau ministre des affaires étrangères fut obligé de continuer les errements de l'alliance avec l'Autriche, et il chercha tout d'abord à se concilier la bienveillance de la cour de Vienne, acheminement indispensable pour diminuer les préventions de Mme la Dauphine et se la rendre plus favorable. Le baron de Breteuil venait d'être nommé ambassadeur à cette cour par le duc de Choiseul, peu avant sa disgrâce: ses équipages y étaient déjà arrivés et son hôtel meublé; mais il était la créature et l'ami de celui qui lui avait procuré ce poste important. Le duc d'Aiguillon résolut de lui enlever cette mission de confiance, et jeta ses vues, pour le remplacer, sur le prince Louis, dont la haute naissance, la figure agréable, la démarche noble, l'esprit fécond et le don de la

* Voir la livraison de décembre 1880, pp. 409-425.

1 Nous analysons dans ce chapitre les Mémoires de l'abbé Georgel qui donnent les détails les plus circonstanciés sur l'ambassade du prince Louis, les Études diplomatiques du comte de Saint-Priest sur le partage de la Pologne, les Mémoires de Mme Campan, femme de chambre de Marie-Antoinette, qui offrent la contre-partie de ceux de l'abbé Georgel, le Secret du roi ou la correspondance secrète de Louis XV avec son ministère occulte, publiée par M. le duc de Broglie, et les Mémoires historiques et politiques de Soulavie sur Louis XVI, en tant qu'ils confirment et contrôlent les précédents. Soulavie eut à sa disposition, on le sait, toutes les pièces secrètes saisies aux Tuileries et à Versailles après le 10 août.

parole qu'il possédait à un degré éminent, lui parurent des qualités prépondérantes, assez accusées pour ne pas faire regretter le baron de Breteuil. Il pensait peut-être aussi, qu'avoir sous ses ordres un prince qui jouissait à la cour des honneurs et des prérogatives accordées aux descendants de la maison souveraine de Bretagne, suffisait pour ennoblir son ministère.

Un autre motif beaucoup moins honorable l'engageait à ce parti. Il avait pressenti le partage de la Pologne, et ne se faisait aucune illusion sur la conduite de la cour de Vienne; mais comme avant tout, il voulait plaire aux cabinets étrangers, pour maintenir son crédit, il avait besoin de quelque apprenti diplomate qu'il lui fût facile d'accuser un jour de négligence et d'impéritie, en rejetant sur lui le blâme d'un événement qu'il prévoyait, sans songer à l'empêcher. Il lui fallait donc « un homme d'un rang assez élevé pour représenter avec dignité, d'un esprit assez orné pour ne pas paraître trop au-dessous de sa place, mais dissipé, étranger à la politique par son état et par son âge et qui, énervé par les petites convenances du grand monde, se laissât accuser, faute de cœur pour se défendre. Le ministre voulait surtout que ce négociateur novice fût très dérangé dans ses affaires, afin que, si par extraordinaire il avait la velléité de parler, on pût le faire taire avec des abbayes, des pensions, enfin avec ce qu'on appelait alors les bienfaits du roi 1.» Ce furent là sans doute les véritables motifs de son choix, mais

Alexis de Saint-Priest. Études diplomatiques. Paris, Amyot. 8°, I, 252. — M. le duc de Broglie n'admet pas volontiers que le duc d'Aiguillon ait systématiquement choisi des agents de son ministère dans la pensée de s'en prendre à eux et de les faire les éditeurs responsables de l'événement. C'est, dit-il, supposer trop de profondeur à la fois et trop de perfidie. « Je crois tout simplement que sans calcul, uniquement par faiblesse, l'incapable ministre aima mieux ne pas ouvrir les yeux, ne rien savoir, ne rien prévoir, afin de n'être obligé à rien prévenir.» (Le Secret du roi, II, 376). Nous préférons nous ranger à l'avis du comte de Saint-Priest. Le duc d'Aiguillon était un ambitieux, mais non pas un incapable, et nous ne comprenons guère la nomination du prince Louis, tout à fait étranger à la diplomatie, sans un calcul bien arrêté de se servir de sa réputation de légèreté. Nous relèverons ici, dans le livre du duc de Broglie, un anachronisme que nous avons été fort étonné de remarquer au milieu des détails d'une très consciencieuse érudition. L'envoyé du duc d'Aiguillon, lisons-nous à la page 381, fut un prélat de cour, le cardinal Louis de Rohan, etc. Le prince Louis ne fut nommé cardinal que plusieurs années après son ambassade.

nous verrons bientôt combien le prince Louis trompa son attente et déjoua sa lâcheté, par une perspicacité à laquelle il ne s'était pas attendu.

Le plus difficile n'était pas de concevoir ce projet, mais de le faire agréer par le prince Louis. Le duc d'Aiguillon s'en ouvrit à l'archevêque de Paris, Mer de Beaumont, pour qui le coadjuteur de Paris témoignait la plus haute déférence. « Mgr de Beaumont, dit l'abbé Georgel, m'honorait d'une bienveillance particulière : ce fut à moi qu'il s'adressa pour sonder les dispositions de M. le coadjuteur. Le prince, à qui j'en parlai, n'hésita pas à donner un refus très bien motivé il répugnoit à son honnêteté de déplacer un homme pour qui cette ambassade était un titre d'honneur et le moyen d'arriver au ministère; il étoit en outre persuadé que les princes de sa maison regarderoient cette mission comme incompatible avec les prérogatives inhérentes aux prérogatives des maisons souveraines; qu'en conséquence il éprouveroit de leur part une résistance invincible; que d'ailleurs les fonctions et le travail d'une pareille ambassade ne paroissoient pas cadrer avec son état actuel, encore moins avec l'ignorance parfaite où il étoit des intérêts respectifs des couronnes, genre d'étude qui n'avoit pas dû entrer dans le plan de son éducation... »

Rien de plus sage et de plus sensé que les arguments apportés à ce refus mais une mauvaise étoile veillait sur la destinée du prince Louis; cette résistance ne devait qu'exciter le ministre à lui faire agréer à tout prix cette malheureuse ambassade qui devait être la cause première de ses malheurs.

« Je portai ce refus ainsi motivé, continue l'abbé Georgel. M. l'archevêque de Paris le combattit avec assez de succès pour me ranger à son parti. M. d'Aiguillon, instruit de la réponse de M. le prince Louis, désira s'aboucher avec lui. L'entrevue eut lieu dans les jardins de Conflans (maison de campagne de l'archevêque), en présence de M. de Beaumont. Rien ne fut omis pour obtenir le consentement désiré. « Très décidément, lui dit-on, le baron de Breteuil n'ira point à Vienne; le roi s'en est expliqué ainsi vous ne le déplacez pas. Vous avez des dettes qui vous inquiètent, on les

payera; on vous donnera un traitement digne de votre naissance et de la représentation qui vous convient. Vous êtes sans occupation, et vous passez vos plus belles années dans une inaction qui doit vous être pénible; les affaires dont vous allez être chargé feront de vous un homme d'État. Vous partirez avec une nouvelle assurance de la grande aumônerie. Les instructions qui vous seront remises seront plus que suffisantes pour guider votre pénétration, et vous mettre à portée de rendre vos dépêches intéressantes : d'ailleurs vous pourrez garder à Vienne, tant que vous le jugerez nécessaire pour votre travail, M. Durand, ministre plénipotentiaire qui, bien au fait de la politique du cabinet de Vienne, et de nos relations avec elle, aplanira vos premières voies dans cette carrière: je dois vous ajouter, continua M. d'Aiguillon, que le roi le désire et qu'il vous saura gré des sacrifices que vous lui ferez des habitudes qui vous attachent à Paris et à votre famille '. D

Cet entretien fit une grande impression sur le prince Louis, qui demanda du temps pour y réfléchir et consulter ses parents. Le résultat, comme on devait bien s'y attendre après de pareilles instances, fut son acceptation, malgré la mauvaise volonté de la majeure partie des princes de sa maison: mais le cardinal Constantin, son oncle et son évêque, lui ayant conseillé de ne plus hésiter, il suivit cet avis.

C'est ainsi que le prince Louis fut nommé ambassadeur extraordinaire à Vienne, avec l'abbé Georgel pour secrétaire d'ambassade :

Mémoires de M. l'abbé Georgel. Paris, 1820. In-8°, I. 195. – Durand était en même temps un surveillant. Louis XV lui écrivait secrètement le 27 novembre 1771 : • Monsieur Durand, l'exactitude avec laquelle vous vous êtes conformé aux instructions secrettes que je vous ay données à votre départ pour Vienne, l'utilité de vos relations et l'attention que vous avez apportée à la suite de la correspondance secrette à laquelle je vous ay autorisée, me fait désirer que vous continuiez à me faire part dans la même forme de tout ce qui viendra à votre connoissance pendant le séjour que vous y ferez, même après l'arrivée de mon ambassadeur, M. le coadjuteur de Strasbourg, soit sur les affaires que vous pourriez traiter vous-même sous sa direction, soit sur celles dont il vous donnera communication. Je verrai avec plaisir que vous joigniez toujours vos réflexions au détail des faits dont vous avez à me rendre compte, et que vous donniez à M. le coadjuteur tous les avis que vous croirez convenir au bien de mon œuvre. Sur ce, etc. (Correspondance secrète, publiée par M. Boutaric. I. 429).

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mais cette nomination inattendue fut la source de la haine persévérante et implacable que lui voua dès ce moment le baron de Breteuil, qu'on envoya à l'ambassade de Naples. Nous verrons plus tard ce diplomate évincé, devenu ministre, s'acharner contre le prince Louis, déployer, sans retenue, tous les moyens du pouvoir qu'il avait en main pour le perdre, et contribuer à discréditer dans une large mesure la Majesté Royale dans le respect du peuple, en voulant, à tout prix, atteindre son ancien rival.

Peu de temps après sa nomination, et même avant son départ pour Vienne, le nouvel ambassadeur eut de fortes raisons de croire que le duc d'Aiguillon ne serait pas son ami, et qu'il ne l'avait appelé à cette mission que pour satisfaire sa vanité et pour se débarrasser du baron de Breteuil. Le ton et les manières du ministre changèrent dès qu'il se vit sûr du succès: il devint exigeant et manqua aux promesses les plus essentielles qu'il avait faites dans le jardin de Conflans. Il se plaignit plusieurs fois à l'abbé Georgel, à Fontainebleau, des délais que le prince mettait à son départ et des dépenses exorbitantes qu'il faisait pour ses équipages et pour l'état de sa maison. « Les cent mille livres accordées pour cet objet, ajoutait-il, sont déjà absorbées, et il n'est pas encore à la moitié de ses préparatifs; cependant je lui ai annoncé que l'état des finances du roi ne permettoit pas de donner, ni à cet objet, ni même à son traitement annuel, l'étendue que j'avois d'abord espérée il auroit dû s'arranger en conséquence ... >>

Il est certain que les préparatifs du prince Louis étaient d'une splendeur presque royale, et son panégyriste lui-même, l'abbé Georgel, avoue qu'on pouvait se dispenser d'y porter autant de recherche et de magnificence. Qu'on en juge par ce curieux extrait des Mémoires de son secrétaire :

« Les deux voitures de parade avoient coûté quarante mille livres ; la richesse étoit prodiguée par la main du goût: une écurie de cinquante chevaux, un premier écuyer brigadier des armées du roi, un sous-écuyer et deux piqueurs; sept pages tirés de la noblesse de Bretagne et d'Alsace,

Mem. de l'abbé Georgel, I, 215. Le prince Louis se vit réduit à emprunter aux Génois 500,000 livres hypothéquées sur ses bénéfices.

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