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Il est ici depuis un mois, suivi par une douzaine de folles. auxquelles il a persuadé qu'il allait les guérir. C'est une frénésie, une rage; et des femmes de qualité encore ! voilà le plus triste. Elles ont abandonné Paris à sa suite, elles sont ici parquées dans des cellules; tout leur est égal pourvu qu'elles soient sous le regard du grand cophte, leur maître et leur médecin. Vit-on jamais pareille démence ?

- Je croyais qu'il était allé soigner le prince de Soubise.

Sans doute, mais il est revenu et avec le cortège. Depuis son retour, il a guéri ici d'une fièvre imaginaire un officier de dragons qui passait pour gravement malade. C'est à qui, depuis lors, réclamera ses conseils. Il fait grandement les choses, je l'avoue, et c'est un philanthrope de la meilleure espèce.

Ce mot, inventé depuis peu par le reste des encyclopédistes, me sembla au moins aussi étrange que ce qui précédait.

Nous hésitâmes assez longtemps avant de répondre au prince. M. d'Oberkirch avait grande envie de refuser, et moi, toujours au contraire, ce désir inconcevable de revoir le sorcier, ainsi que l'appelait mon mari. La crainte d'être impolis envers son Eminence nous décida à accepter. J'avoue que le cœur me battait au moment où j'entrai chez le cardinal : c'était une crainte indéfinissable, et qui n'était pourtant pas sans charme. Nous ne nous étions pas trompés: Cagliostro était là........

Dès qu'il m'aperçut, il me salua très respectueusement; je lui rendis son salut sans affectation de hauteur ni de bonne grâce. Je ne savais pourquoi le Cardinal tenait à me gagner plus qu'une autre. Nous étions une quinzaine de personnes et lui ne s'occupa que de moi. Il mit une coquetterie raffinée à m'amener à sa manière de voir. Il me plaça à sa droite, ne causa presque qu'avec moi, et tâcha par tous les moyens possibles de m'inculquer ses convictions. Je résistai doucement, mais fermement; il s'impatienta et en vint aux confidences en sortant de table. Si je ne l'avais pas entendu, je ne supposerais jamais qu'un prince de l'Eglise romaine, un Rohan, un homme intelligent et honorable sous tant d'autres rapports, puisse se laisser subjuguer au point d'abjurer sa dignité, son libre arbitre, devant un chevalier d'industrie.

En vérité, madame la baronne, vous êtes trop difficile à convaincre. Quoi! ce qu'il vous a dit à vous-même, ce que je viens de vous raconter, ne vous a pas persuadée. Il vous faut donc tout avouer; souvenez-vous au moins que je vais vous confier un secret d'importance.

Je me trouvai fort embarrassée; je ne me souciais pas de son secret; et son inconséquence très connue, dont il me donnait du reste une si grande preuve, me faisait craindre de partager l'honneur de sa confiance

avec trop de gens, et avec des gens indignes de lui. J'allais me récuser, il le devina.

- Ne me dites pas non, interrompit-il, et écoutez-moi. Vous voyez bien ceci ?

Il me montrait un gros solitaire qu'il portait au petit doigt, et sur lequel étaient gravées les armes de la maison de Rohan; c'était une bague de vingt mille livres au moins.

- C'est une belle pierre, Monseigneur, et je l'avais déjà admirée.

Eh bien! c'est lui qui l'a faite, entendez-vous; il l'a créée avec rien; je l'ai vu, j'étais là, les yeux fixés sur le creuset, et j'ai assisté à l'opération. Est-ce de la science? Qu'en pensez-vous, madame la baronne ? On ne dira pas qu'il me leurre, qu'il m'exploite, le joaillier et le graveur ont estimé le brillant 25,000 mille livres. Vous conviendrez au moins que c'est un étrange filou, que celui qui fait de pareils cadeaux.

Je restai stupéfaite, je l'avoue. M. de Rohan s'en aperçut et continua, se croyant sûr de sa victoire:

- Ce n'est pas tout, il fait de l'or; il m'en a composé devant moi pour cinq ou six mille livres, là-haut, dans les combles du palais. J'en aurai davantage, j'en aurai beaucoup, il me rendra le prince le plus riche de l'Europe 1. Ce ne sont point des rêves, madame, ce sont des

Les Souvenirs du duc de Lévis sont aussi précis que ceux de M d'Oberkirch sur le même rapport. « Je dinais chez le cardinal de Rohan, écrit-il, l'année qui précéda sa catastrophe (1784); on parla de Cagliostro qui habitait alors Strasbourg, dont les Rohan étaient, depuis près d'un siècle, évêques d'oncles en neveux. Le cardinal nous dit que cet homme était extraordinaire, qu'il était grand chimiste et bon médecin, qu'il donnait des conseils et des remèdes gratis et que même il assistait les pauvres malades. A l'égard de sa dépense, qui était considérable, on ne lui connaissait point de revenus; tout ce que l'on savait, c'est qu'à la fin de chaque mois, il s'enfermait pendant deux fois vingt-quatre heures, et qu'en sortant de cette retraite, il envoyait vendre chez un orfèvre un lingot d'or, dont le prix lui servait à s'acquitter envers tous ceux à qui il se trouvait devoir. Ce récit que le cardinal fit d'un air persuadé, ne produisit par le même effet sur l'assemblée. Pour donner plus de poids à son opinion, ajouta : « Je ne l'ai point vu faire de l'or; mais quant au lingot qu'il fait vendre tous les mois, cela est positif: et voici un homme, dit-il, en interpellant le chasseur qui était derrière lui, qui l'a servi pendant près d'un an, et qui pourra vous le certifier. » En effet, ce domestique nous raconta comme quoi Cagliostro, son ancien maître, lui avait souvent donné un morceau d'or gros comme son poing, à porter chez un orfèvre qu'il nomma; que celui-ci essayait le lingot sur la pierre ponce, et que l'or était presque toujours plus fin que celui des louis. Ce singulier témoignage du chasseur me revint dans la mémoire lorsque l'affaire du collier éclata, et j'y trouvai une preuve manifeste de l'intrigue que le charlatan avait montée de longue main, pour faire tomber le cardinal dans ses filets, en même temps que la crédulité excessive de ce prélat, Assurément personne n'avait moins besoin que lui de la pierre philosophale: le produit de ses béné

preuves. Et ces prophèties toutes réalisées, et les guérisons miraculeuses qu'il a opérées! Je vous dis que c'est l'homme le plus extraordinaire, le plus sublime, et dont le savoir n'a d'égal au monde que sa bonté. Que d'aumônes il répand! que de bien il fait ! Cela passe toute imagination. Quoi! Monseigneur! votre Excellence ne lui a rien donné pour tout cela, pas la moindre avance, pas de promesses, pas d'écrit qui vous compromette? Pardonnez ma curiosité, mais puisque vous voulez bien me confier vos mystères, je....

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Vous avez raison, madame, et je puis vous assurer un fait, c'est qu'il n'a absolument rien demandé, qu'il n'a rien reçu de moi.

-Ah! Monseigneur ! m'écriai-je, il faut que cet homme compte exiger de vous de bien dangereux sacrifices, pour acheter aussi cher votre confiance illimitée! A votre place, j'y prendrais garde; il vous conduira loin.

Le cardinal ne me répondit que par un sourire d'incrédulité; mais je suis sûre que plus tard, dans l'affaire du collier, lorsque Cagliostro et madame de Lamothe l'eurent jeté au fond de l'abîme, il se rappela mes paroles.

Nous causâmes ainsi presque toute la soirée, et je finis par découvrir le but de ses cajoleries; le pauvre prince n'agissait pas de lui-même. Cagliostro savait mon amitié avec la grande duchesse de Russie, et il avait insisté près de son protecteur pour qu'il me persuadât de son pouvoir occulte, afin d'arriver par moi à Son Altesse impériale. Le plan n'était pas mal conçu, mais il échoua devant ma volonté : je ne dis pas ma raison, elle eut été insuffisante; je ne dis pas ma conviction, je la sentais ébranlée.... 1>

Nous ne nous livrerons pas ici à une dissertation philosophique sur la crédulité humaine, ni sur la facilité avec laquelle de grands esprits se laissèrent subjuguer, à la fin du XVIIIe siècle, par les jongleries du magnétisme et de Mesmer; mais nous sommes maintenant bien préparés pour entreprendre le récit de la plus gigantesque aberration qu'on ait jamais signalée dans l'esprit d'un prince de la terre, à plus forte raison dans celui d'un prince de l'Eglise. RENÉ KERVILER.

(A suivre).

fices était immense..... Malgré ses énormes richesses, le cardinal de Rohan était endetté. Il semble que le défaut d'économie ou plutôt la prodigalité soit une maladie héréditaire chez les personnes de cette maison.... etc. Et le duc de Lévis le prouve par de nombreux exemples. (Souvenirs et portraits Buisson, 1813. 8° 152-154.

1 Mém. de M. d'Oberkirch, I, 145-150,

par M. de Lévis. Paris,

LES CAPUCINS DE L'ERMITAGE DE NANTES

1529-1880

IV*

PROCÈS AVEC LE PRÉSIDIAL DE NANTES. LE COUVENT DE L'ERMITAGE FERMÉ PAR ORDRE DU ROI, COMME NON AUTORISÉ. LES SCELLÉS POSÉS SUR LA CHAPELLE. LETTRES PATENTES DE LOUIS XIV, QUI CONFIRMENT L'ÉTABLISSEMENT DES CAPUCINS A L'ERMITAGE. RÉOUVERTURE DU COUVENT.

1683-1688

Pendant les débats de ces procès, il s'était passé plusieurs faits intéressants, sur lesquels il nous faut revenir.

Les quelques cellules des ermites ne pouvaient suffire pour loger les religieux, et la chapelle bâtie par le frère Bruno était beaucoup trop petite. Peu après avoir pris possession de l'Ermitage, les Capucins avaient augmenté les bâtiments, avec les aumônes des fidèles ; les libéralités du maréchal de la Meilleraye leur avaient permis d'élever une chapelle plus grande. Ils avaient aussi construit, tout proche de leur enclos, du côté de l'est, sur le terrain du sieur * Voir la livraison de février 1881, pp. 122-137.

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Verger est complètement dans l'erreur, lorsqu'il nous dit: Notes sur la Commune, 1038: « L'église et les autres bâtiments des Petits-Capucins étaient assis sur un rocher, dans lequel les cellules des moines avaient été creusées. » Des cellules creusées dans le roc, cela fait bien pour l'imagination, dans une page de littérature descriptive; malheureusement ici ce n'est pas conforme à la vérité. Aucune cellule de religieux n'était creusée dans le roc; toutes se trouvaient dans le bâtiment qui s'élevait au-dessus du rocher.

de la Hautière une échelle ou escalier de pierre . En 1683, cet escalier, qui se trouvait à l'endroit même où est aujourd'hui l'escalier de Sainte-Anne, et qui partait dubord de la Loire, ne montait encore que jusqu'aux deux tiers du coteau. Quelques années plus tard, on devait le terminer et l'appeler les cent pas, nom sous lequel il fut surtout connu 2. En attendant, les Capucins avaient ouvert de ce côté, dans le mur de leur enclos, une porte pour arriver à cet escalier, qui leur servait ainsi qu'au public. Enfin, à force de travail, les religieux de l'Ermitage avaient formé sur le roc trois jardins en amphithéâtre, depuis la chapelle et le bâtiment d'habitation jusqu'au bas du coteau. Cependant ils n'avaient pas reporté leur muraille de ce côté jusqu'au chemin des bateliers, comme les y autorisait l'acte de donation du 29 juin 1636. Ils trouvaient sans doute, que la valeur de ce terrain n'aurait pas compensé la dépense qu'ils auraient faite pour l'enclore. Mais ils avaient renfermé dans leur clôture le petit bois que ce même acte du 29 juin 1636 leur concédait, et ils y avaient tracé «< cinq allées en terrasse, les unes sur les autres, et une en travers d'icelles..... Au bout de la dernière desdites allées, vers la rivière, était un petit logement en appantiff, servant à loger le garçon du couvent. »

L'ensemble de tous ces travaux et la plantation de la rabine dont nous avons déjà parlé, avaient grandement modifié ce coteau, à peu près désert cent cinquante ans auparavant. « Quand les princes et les grands venaient visiter Nantes, on ne manquait jamais de les conduire à l'Ermitage, pour les faire jouir de la perspective qu'on y avait 3, et leur montrer les travaux exécutés par les Capucins. Louis XIV, lui-même, y alla, lorsqu'il vint à Nantes, à la fin du

Le Breton, 2 mai 1850, fait de cet escalier de pierre << un ignoble escalier de bois. >

* Cet escalier avait sept pieds et demi de largeur. Lorsqu'il fut terminé, il eut cent trente-six pieds de longueur.

3 P. Grellier, Lycée armoricain, T. VI, page 31. Cet auteur ajoute: On y a même mené les dames, et on a répété pendant longtemps à Nantes l'anecdote tant soit peu graveleuse de la maréchale d'Estrées, que je ne veux pas redire ici. Nous ignorons à quoi cet auteur fait allusion. Ce que nous savons, c'est que les femmes, même princesses et reines, n'ont jamais pu entrer dans les couvents des Capucins,

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