Page images
PDF
EPUB
[blocks in formation]

Avant d'aller plus loin et d'arriver au cœur même de la déplorable affaire du collier, nous devons consacrer quelques instants aux relations que le cardinal entretenait, depuis l'année 1780, avec un personnage étrange, dont le nom se trouve mêlé aux intrigues les plus extravagantes de cette époque désastreuse, beaucoup trop féconde en surprises de ce genre. « Toute la génération actuelle peut se ressouvenir, écrivait un peu plus tard un contemporain, avec quel enthousiasme les grands et les Parisiens du meilleur ton, accueillirent le fameux aventurier Cagliostro qui faisait souper le cardinal de Rohan avec feu Dalembert, avec le roi de Prusse, avec M. de Voltaire, mort depuis huit ans. Il persuadait à cette Eminence que lui, Cagliostro, avait assisté, avec Jésus-Christ, aux noces de Cana 1. »

Ce début nous a paru nécessaire pour préparer l'esprit du lecteur aux énormités qui vont suivre.

Ici, l'histoire authentique va côtoyer de fort près le roman le plus invraisemblable. La crédulité du prince est même poussée à un tel point d'aveuglement que nos récits personnels pourraient paraître à peine croyables. Aussi, avons-nous préféré nous adresser à un témoin oculaire de ces folles divagations, en le choisissant

* Voir la livraison de février 1881, pp. 106-121.

1 Mémoire historique et politique du règne de Louis XVI, par Soulavie, VI, 59.

parmi les spectateurs absolument impartiaux qui n'avaient aucun intérêt à trahir la vérité. La baronne d'Oberkirch est un de ceuxlà. Nous lui laisserons donc la parole sans chercher à déflorer son récit par le moindre commentaire. Ces choses-là ne s'inventent pas; lorsqu'on les rencontre, on éprouve une véritable stupéfaction, mais l'on doit se borner à les constater, bien loin de les analyser. Donc la baronne d'Oberkirch qui habitait pendant la belle saison à Montbéliard vint passer l'hiver de 1780 à Strasbourg. Laissonsnous guider par elle au palais épiscopal. Le tableau est complet et d'autant plus saisissant qu'à côté des turlupinades se trouvent saisis au vif, comme contraste, des traits nobles et généreux.

< Aussitôt après notre arrivée, dit-elle, nous fûmes rendre nos devoirs à son Eminence le cardinal de Rohan, prince évêque de Strasbourg. Il revenait d'un voyage de l'autre côté du Rhin où il était allé visiter ses domaines, et c'est le troisième ou même le quatrième cardinal du nom de Rohan qui soit évêque de Strasbourg, de sorte qu'il regarde un peu les terres de l'Eglise comme lui appartenant par droit d'héritage. Il a bâti et arrangé à Saverne une des plus charmantes résidences du monde. C'est un beau prélat, fort peu dévot, fort adonné aux femmes, plein d'esprit et d'amabilité, mais d'une faiblesse, et d'une crédulité qu'il a expiées bien cher et qui ont coûté bien des larmes à notre pauvre reine.

< Son excellence nous reçut dans son palais épiscopal, digne d'un souverain. Il menait un train de maison ruineux et invraisemblable à raconter. Je ne dirai, qu'une seule chose: elle donnera l'idée du reste. Il n'avait pas moins de quatorze maîtres d'hôtel et vingt-cinq valets de chambre. Jugez! il était trois heures de l'après-midi la veille de l'octave de la Toussaint; le cardinal sortait de sa chapelle, en soutane de moire écarlate et en rochet d'Angleterre d'un prix incalculable. Il avait une aube des grandes cérémonies quand il officiait à Versailles, en point à l'aiguille, d'une telle richesse qu'on osait à peine y toucher. Ses armes et sa devise étaient disposées en médaillons au-dessus de toutes les grandes fleurs: on l'estimait plus de cent mille livres. Ce jour-là, nous n'avions que le rochet d'Angleterre, un de ses moins beaux, disait l'abbé Georgel, son secrétaire. Le cardinal portait à la main un missel, enluminé, meuble de famille d'une antiquité et d'une magnificence uniques; les livres imprimés n'étaient pas dignes de lui.

« Il vint au-devant de nous avec une galanterie et une politesse de grand seigneur que j'ai rarement rencontrées chez personne. Il s'informà TOME XLIX (IX DE LA 5a SÉRIE).

14

de nous, des princes de Montbéliard, de la grande duchesse de Russie, comme si cela eut été son unique affaire. Il nous raconta son voyage avec mille détails intéressants; je me souviens entre autres qu'il nous parla de Salzbach, le lieu où fut tué le maréchal de Turenne. La pensée

m'est venue, nous dit-il, d'élever un monument à ce grand homme ; j'ai donc acheté le champ ou un boulet le frappa, et avec lui la fortune de la France, pour y faire construire une pyramide. Je ferai bâtir à côté une maison pour y établir un gardien, un vieux soldat invalide du régiment de Turenne; je désire que ce soit de préférence un Alsacien. La pyramide aura vingt-cinq pieds de haut et sera entourée de lauriers, garantis des passants par une grille en fer. Que vous semble de ce projet, madame la baronne ?

« Nous assurâmes son Eminence qu'il était tout à fait patriotique 1. Une conversation tout à fait intéressante commença alors; j'y prenais un véritable plaisir; le cardinal était fort instruit et fort aimable. Elle fut interrompue tout à coup par un huissier qui, ouvrant les deux battants de la porte, annonça: Son excellence, M. le comte de Cagliostro !

[ocr errors]

« Je tournai promptement la tête. J'avais entendu parler de cet aventurier depuis mon arrivée à Strasbourg, mais je ne l'avais pas encore rencontré. Je restai stupéfaite de le voir entrer ainsi chez l'évêque, de l'entendre annoncer avec cette pompe et plus stupéfaite encore de l'accueil qu'il reçut. Il était en Alsace depuis le mois de septembre, et il y faisait un bruit incroyable, prétendant guérir toutes sortes de maladies. Comme il ne recevait pas d'argent, et qu'au contraire, il en répandait beaucoup parmi les pauvres, il attirait la foule chez lui, malgré la non réussite de sa panacée! Il ne guérissait que ceux qui se portaient bien, ou du moins ceux chez lesquels l'imagination était assez forte pour aider le remède. La police avait les yeux sur lui, elle le faisait épier d'assez près, et il affectait de la braver. On le disait Arabe; cependant son accent était plutôt italien où piémontais. J'ai su depuis qu'en effet il était de Naples. A cette époque, pour frapper l'esprit du vulgaire, il affectait des bizarreries. Il ne dormait que dans un fauteuil et ne mangeait que du fromage. Il n'était pas absolument beau, mais jamais physionomie plus remarquable ne s'était offerte à mon observation. Il avait surtout un regard d'une profondeur presque surnaturelle; je ne saurais rendre l'expression de ses yeux; c'était en même temps de la flamme et de la glace; il attirait et repoussait; il faisait peur et il inspirait une curiosité insurmontable.... Il portait à sa chemise, aux chaînes de ses montres, à ses doigts, des diamants d'une

Ce projet fut en effet exécuté par le cardinal. Voir à ce sujet les Mém, secrets de Bachaumont.

grosseur et d'une eau admirables; si ce n'était pas du strass, cela valait la rançon d'un roi. Il prétendait les fabriquer lui-même. Toute cette friperie sentait le charlatan d'une lieue.

A peine le cardinal l'aperçut-il, qu'il courut au-devant de lui, et pendant qu'il saluait à la porte, il lui dit quelques mots que je ne cherchai pas à en entendre. Tous les deux revinrent vers nous; je m'étais levée en même temps que l'évêque, mais je me hâtai de me rasseoir, ne voulant pas laisser croire à cet aventurier que je lui accordais quelque attention. Je fus bientôt contrainte à m'en occuper néanmoins, et j'avoue en toute humilité, aujourd'hui, que je n'eus pas à m'en repentir, ayant toujours beaucoup aimé l'extraordinaire.

<< Son Eminence trouva le moyen, au bout de cinq minutes, et quelque résistance que j'y fisse ainsi que M. d'Oberkirch, de nous mettre en conversation directe. Elle eut le tact de ne pas me nommer, sans quoi je serais partie sur-le-champ, mais elle le mêla dans nos propos et nous dans les siens il fallut bien se répondre. Cagliostro ne cessait de me regarder; mon mari me fit signe de partir; je ne vis pas ce signe, mais je sentis ce regard entrant dans mon sein comme une vrille; je ne trouve pas d'autre expression. Tout à coup, il interrompit M. de Rohan, lequel, par parenthèse, s'en pâmait de joie, et me dit brusquement:

[ocr errors]

- Madame, vous n'avez pas de mère, vous avez à peine connu la vôtre et vous avez une fille. Vous êtes la seule fille de votre famille, et vous n'aurez pas d'autre enfant que celle que vous avez déjà.

« Je regardai autour de moi, si surprise, que je ne suis pas revenue encore d'une telle audace s'adressant à une femme de ma qualité. Je crus qu'il parlait à une autre et je ne répondis pas.

<< - Répondez, Madame, reprit le cardinal d'un air suppliant.

>

[ocr errors]

Monseigneur, madame d'Oberkirch ne répond qu'à ceux qu'elle a l'honneur de connaître sur pareilles matières, répliqua mon mari d'un ton presque impertinent. — Je craignis qu'il ne manquât de respect à l'évêque.

« Il se leva et salua d'un air hautain : j'en fis de même. Le cardinal, embarrassé, accoutumé à trouver partout des courtisans, ne sut quelle contenance prendre. Cependant il s'approcha de M. d'Oberkirch (Cagliostro me regardait toujours), et lui adressa quelques mots d'une si excessive prévenance, qu'il n'y eut pas moyen de s'y montrer rebelle.

-)

- M. de Cagliostro est un savant qu'il ne faut pas traiter comme un homme ordinaire, ajouta-t-il; demeurez quelques instants, mon cher baron; permettez à madame d'Oberkirch de répondre ; il n'y a là ni péché, ni inconvenance, je vous le promets, et d'ailleurs, n'ai-je pas des absolutions toutes prêtes pour les cas réservés ?

[ocr errors]

Je n'ai pas l'honneur d'être de vos ouailles, Monseigneur, interrompit M. d'Oberkirch avec un reste de mauvaise humeur.

[ocr errors]

Je ne le sais que trop, monsieur, et j'en suis marri; vous feriez honneur à notre Eglise. Madame la baronne, dites-nous si M. de Cagliostro s'est trompé, dites-le nous, je vous en supplie.

[ocr errors]

- Il ne s'est pas trompé dans ce qui concerne le passé, répliquaije entraînée par la vérité.

[ocr errors]

Et je ne me trompe pas davantage en ce qui concerne l'avenir, répondit-il, d'une voix si cuivrée qu'elle retentissait comme une trompette voilée de crêpe.

« Il faut bien que je l'avoue, j'eus en ce moment un irrésistible désir de consulter cet homme, et la crainte de contrarier M. d'Oberkirch dont je savais l'éloignement pour ces sortes de mômeries, put seule m'en empêcher. Le cardinal restait bouche béante; il était visiblement subjugué par cet habile jongleur, et ne l'a que trop prouvé depuis. Ce jour-là restera irrévocablement gravé dans ma mémoire. J'eus de la peine à m'arracher à une fascination que je comprends difficilement aujourd'hui, bien que je ne puisse la nier. Je n'ai pas fini avec Cagliostro, et ce qui me reste à dire de lui est au moins aussi singulier et plus inconnu encore. Il prédit d'une manière certaine la mort de l'impératrice Marie-Thérèse, à l'heure même où elle rendait le dernier soupir. M. de Rohan me le dit le soir même, et la nouvelle n'arriva que cinq jours après.... 1 »

Tout ceci n'est rien encore auprès de la suite. Remarquons bien une fois de plus que nous n'avons voulu nous adresser ni aux pamphlets ni aux apologies. Nous sommes en présence d'un témoin qui n'avait absolument aucun intérêt à ne pas rapporter exactement ce qu'il avait vu et entendu. Nous nous retrouvons à Strasbourg, avec la baronne d'Oberkirch, au séjour qu'elle y fit pendant l'hiver de 1782.

« Aussitôt que je fus établie chez moi, dit-elle, on me remit une lettre cachetée d'un sceau immense par laquelle Monseigneur le cardinal de Rohan nous invitait à dîner, M. d'Oberkirch et moi, trois jours après. Je ne compris rien à cette politesse à laquelle nous n'étions point accoutumés.

-

Je gage, dit mon mari, qu'il veut nous mettre en face de son maudit sorcier, auquel je ferais volontiers un mauvais parti.

[blocks in formation]
« PreviousContinue »