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lui-même, par l'ignorance où l'on était des faits, n'emporta que quelques minutes de conversation.

Quant à la troisième partie de mon instruction, monsieur le maréchal me parut profondément affecté des événemens qui récemment avaient agité Paris. Il avoua qu'il connaissait trop imparfaitement notre Constitution, pour donner son avis sur cette matière. Cependant, il combattit le projet de M. La Fayette, à raison des dangers personnels qu'il pouvait courir dans ce voyage. Je lui représentai que cette considération ne serait d'aucun poids pour le déterminer. J'insistai, conformément à mon instruction, pour qu'il voulût bien répondre sur ce point; savoir quelle était la mesure d'importance qu'il attachait à la présence de son collègue à l'armée, et s'il pensait que l'absence de quelques jours, qu'il avait projetée, pût en rien compromettre les intérêts qui leur étaient confiés à tous deux.

Voici la réponse que j'emportai, et que je remis à M. La Fayette.

Réponse de M. le maréchal Luckner à la lettre de M. La Fayette, du 22 juin, au quartier général à Menin, ce 23 juin 1792, l'an IV de la liberté.

J'ai reçu, mon cher La Fayette, les détails militaires que vous m'avez transmis par M. Bureau-Puzy. J'ai senti, comme je le devais, le désintéressement et la loyauté avec lesquels vous avez secondé, par vos divers mouvemens, ceux que j'ai faits et que je pouvais projeter encore. Je ne puis qu'applaudir à la disposition hardie que vous venez de prendre sous Bavay, pour faciliter d'autant mieux mes opérations et celles que vous devez prendre sur la droite de l'ennemi, en vous portant dans le camp retranché de Maubeuge. Ces diverses manoeuvres opéreront nécessairement, comme elles l'ont déjà fait, la stagnation des troupes autrichiennes rassemblées près de nous. Quant à la proposition que vous me faites de continuer à nous concerter ensemble sur les mouvemens combinés de nos deux armées, il m' est impossible de répondre en ce moment à cette invitation. Mes dé

marches ultérieures dépendent des instructions que je recevrai du ministère. Je lui ai fait connaître le tableau de ma situation, les inconvéniens de me porter en avant, le peu de fonds à faire sur la promesse des Belges, la certitude à peu près absolue qu'un grand mouvement populaire est difficile à exécuter dans ces provinces. D'après cet exposé, vous sentez que je ne me chargerai point de la responsabilité d'une tentative aussi délicate que celle de me porter sur Gand; entreprise qui compromettrait mon armée, et qui pourrait me réduire, au cas d'échec, à la dure alternative, ou de sacrifier mes troupes pour conserver mes équipages, ou de perdre mes équipages pour sauver mes troupes. J'attendrai donc les ordres du gouvernement. Quels qu'ils soient, je vous les communiquerai, et je compterai sans réserve sur votre patriotisme qui dès long-temps m'est connu, et sur tous les bons services qu'il dépendra de vous de me rendre, et sur lesquels vous m'avez appris à compter.

A l'égard de l'avis que vous me demandez sur la question de savoir si j'improuverais que vous vous absentassiez pour quelques jours de votre armée, je ne puis, sur cet article, que vous renvoyer à vous-même et vous laisser juge des inconvéniens ou des avantages que vous trouveriez à une démarche sur laquelle je ne puis avoir aucune opinion. Ce que j'ai à vous demander, c'est le concert de vos opérations avec les miennes, et je suis bien persuadé que vous prendrez, dans toute hypothèse, des mesures telles que le service et la chose publique n'en souffriront pas. Adieu, mon cher La Fayette; comptez toujours sur les sentimens que je vous ai voués avec franchise et sincérité.

Le maréchal LUCKNER. ›

M. Bureau reprend. Je partis comblé publiquement des marques de bienveillance et d'estime dont M. le maréchal m'a toujours honoré.

En arrivant dans Maubeuge, je trouvai dans le camp retranché de cette place, M. La Fayette qui y était entré la veille, après s'être porté sur la gauche de l'ennemi, et s'y être mis en bataille, conformément à l'intention que j'ai annoncée. Il garda cette po

sition tant que dura le séjour de M. le maréchal à Menin; ́et lorsqu'enfin celui-ci se fut décidé à venir reprendre ses premières dispositions défensives sous Valenciennes et sous Maubeuge, M. La Fayette se mit en devoir de quitter cette dernière place, et de regagner son camp sous Givet; mais comme dans ce mouvement général des deux armées, il devait y avoir un moment où le rapprochement des différens corps qui les composaient permettrait des dispositions dont il serait difficile à l'ennemi de saisir l'intention, M. La Fayette crut qu'il pourrait mettre à profit cette circonstance pour l'exécution d'un plan qu'il forma, et qu'il me chargea de communiquer à M. le maréchal Luckner. Ici M. Puzy raconte qu'il se rendit de nouveau auprès du maréchal Luckner, que le plan de M. La Fayette ne fut pas approuvé; et lit plusieurs lettres qui ne contiennent que des détails stratégiques.

L'intérêt de la narration de cet officier cesse dès ce moment: car elle n'a plus pour but que de le justifier lui-même ainsi que son général. Il s'étonne que deux démarches aussi naturelles que les siennes aient pu être inculpées; que l'on puisse croire que le maréchal Luckner, dont la loyauté est connue, eût tardé, quatorze jours, à révéler des propositions qu'il eût considérées comme une tentative de trahison; et encore qu'il ne l'eût fait que comme par hasard, au milieu du laisser-aller d'une conversation; qu'enfin le maréchal eût continué à le traiter lui-même, avec une considération particulière..

Alors M. Bureau-Puzy cita deux lettres toutes nouvelles de M. Luckner, l'une écrite de Châlons, l'autre de Strasbourg. La première est ainsi conçue :

Mon cher La Fayette, j'ai reçu en passant votre lettre en date du 17. Je n'ai pas bien examiné le reste de vos dépêches, devant me rendre à Strasbourg. Tout ce que je peux avoir l'honneur de vous dire, c'est que la cabale doit nous traiter également, et que je suis prévenu que vous et moi nous devons être dénoncés, et que nous l'avons été déjà aujourd'hui même l'un contre l'autre. En attendant, je puis vous assurer que mon parti est

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pris. Je veux vivre en repos; sans cela je me retire. Quant à ce qui regarde mon acquisition, je le mènerai bien. Il a dit que je le menais à la boucherie, tandis qu'il n'a pas encore vu un ennemi de mon temps. Paris est affreux à mes yeux.... etc. »

Dans la seconde lettre du 25, Luckner témoignait à M. La Fayette tout son chagrin des calomnies dont il était l'objet.

[Je n'ai plus rien à dire, dit en terminant M. Puzy: forcé de me justifier d'une calomnie, j'ai dû démontrer qu'il existait un calomniateur; je crois l'avoir fait. Je pourrais aller plus loin, et porter la main sur le masque qui le voile encore, le lui arracher, et le montrer dans toute sa turpitude. Mais il me répugne de donner un grand scandale à ma patrie. J'ai remis à la justice de l'assemblée nationale le fil qui pouvait la diriger dans les replis tortueux de cette intrigue. Qu'elle prononce. Quant à moi je méprise assez les méchans pour dédaigner de les accabler. Quels que soient les coupables, j'ai préparé leur honte. Puisse-t-elle déterminer leurs remords! Je trouve que ma vengeance, quelque légitime qu'elle puisse paraître, est déja trop cruelle; car à quelque degré de perversité et de corruption que le cœur humain puisse être parvenu, il m'est impossible de penser qu'il existe des hommes pour lesquels un opprobre mérité ne soit plus un supplice.

Il me reste un avis à donner aux machinateurs de complots, qui pourraient être tentés de revenir à la charge et d'ourdir contre moi le tissu d'une nouvelle trame moins mal adroite, que celle dans laquelle ils ont cru m'envelopper : c'est qu'ils seront toujours les victimes d'une telle entreprise; c'est que, sans autres armes que la vérité, je les poursuivrai avec elle, je les attaquerai avec elle seule, et qu'après les avoir dépouillés du manteau hypocrite de probité et de patriotisme, sous lequel ils se déguisent, je les livrerai nus et dans toute leur difformité à l'indignation des gens de bien; c'est que, quelle que puisse être et l'astuce et la malice de leurs manœuvres, ils ne feront pas fléchir mon caractère qui est celui de l'homme libre; c'est qu'ils ne parviendront pas surtout à me faire oublier que dans cette même enceinte, à cette

place, j'ai, le premier de tous les Français, contracté l'engagement solennel de maintenir de tout mon pouvoir la liberté de mon pays et la Constitution qu'il s'est donnée; c'est qu'enfin s'ils sont en état de m'enseigner bien des choses que je ne désire pas savoir, je puis du moins leur en apprendre une que sans doute ils ne connaissent pas assez: c'est le respect qu'on doit à son serment.]

M. Bureau, continue le Moniteur, a été invité, par le président, aux honneurs de la séance; il y a été reçu au milieu des applaudissemens réitérés d'environ la moitié des membres de l'assemblée, c'est-à-dire de tous ceux du ci-devant côté droit et d'une partie de ceux de la gauche.

M. Lasource. Ce n'est pas dans le moment que je veux discuter la prétendue justification de M. Bureau-Puzy. Comme avant d'en venir au récit des faits, il s'est permis un exorde, je me permettrai une seule réflexion. M. Bureau-Puzy vous a dit que, comine la providence, dans l'ordre de la nature, a donné des poisons pour alimenter les animaux malveillans, de même elle a accordé la calomnie pour la nourriture des libellistes. J'admets avec lui ce principe, ét je ne pourrais différer que sur son application.

Mais je sais aussi que, de même que la nature a donné aux corps des infirmités et des douleurs, pour engager les êtres animés à veiller à leur conservation, de même, dans l'ordre politique, elle a donné à la société des intrigans et des traîtres qui cherchent à la détruire. (Une grande partie de l'assemblée et toutes les tribunes applaudissent.) Je demanderai maintenant à quoi servait que M. Bureau vînt nous instruire d'une manière aussi officieuse de tous les plans de campagne du général La Fayette. (Des murmures s'élèvent dans la partie droite.) M. le président, dites, s'il vous plaît, à ces messieurs, que rien ne pourra m'empêcher de dire la vérité, que je fais mon devoir en faisant entendre sa voix, comme ces messieurs font le leur en nous interrompant par leurs clameurs. Il s'agissait d'un fait trèssimple: on l'a entortillé d'une foulé d'épisodes étrangers; on a cherché à le masquer par des phrases harmonieuses; mais quand

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