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opinion par la raison du silence nécessaire aux succès de la guerre. Il protestait d'ailleurs de son attachement à la Constitution.

Cependant, il se donnait de suite un démenti en adressant deux notes sur l'état de l'armée. - Dans la première, il disait que les quatre armées qui étaient sur la frontière, étaient à peine composées de soixante-dix mille hommes disponibles attendu la nécessité de garnir les places fortes. Il annonçait ensuite que le roi venait de l'appeler au commandement de deux de ces armées, celle dite du centre, et celle du Rhin; il devait avoir sous lui, pour commandant particulier de la seconde, le général Biron. Ces deux armées devaient soutenir les efforts de deux cent mille hommes de troupes autrichiennes, prussiennes, hessoises et russes, outre vingt-un à vingt-deux mille émigrés; ces armées menaient avec elles un essaim de troupes légères très-aguerries, très-redoutables. Quant aux deux armées françaises elles ne formaient pas ensemble quarante mille hommes. Le maréchal Luckner déclarait enfin qu'avec si peu de forces il lui était impossible de répondre même de la défense des frontières.

Dans la seconde note, il annonçait que les cadres des troupes de ligne, au lieu de se remplir par le recrutement, se vidaient tous les jours. Les corps, malgré tous leurs efforts, n'avaient pas acquis vingt recrues depuis deux mois. Les bataillons de gardes nationaux n'étaient pas non plus au complet. La discipline était sans force, etc. Tout dans ces notes, assertions et style, était de nature à jeter un découragement profond dans l'assemblée; et, comme par un concours médité, la lecture de ces pièces fut plusieurs fois interrompue par de tristes nouvelles. - Le ministre des affaires étrangères écrivait qu'il venait d'apprendre du résident français, que de toutes parts on pressait la marche des armées étrangères, et que l'invasion était prochaine. — Le président annonça la nouvelle de la prise et de l'incendie d'Orchies par les Autrichiens. Un mot de Carnot affaiblit cependant l'effet de ce sombre tableau. « Ce n'est pas ainsi, s'écria-t-il, que le maréchal a parlé au comité! Il a dit qu'il ne craignait pas l'ennemi. » Ce mot

d'encouragement fut le dernier qui fut prononcé dans cette séance.

En sortant, quelques députés se disaient que ces notes n'étaient pas exactes; qu'il n'y avait de vrai que la signature du maréchal Luckner qui était au bas; que leur rédaction avait été calculée pour terrifier le parti patriote. — Carnot répétait que depuis Huningue jusqu'à Dunkerque nous étions couverts par des places fortes, que deux cent cinquante mille hommes étaient en état de tenir la défensive, que Luckner en était convenu, que nous serions invincibles si les officiers avaient la confiance des soldats. Voilà ce que les journaux ajoutaient le lendemain à leur compterendu de la séance. Voici ce que disait le Patriote Français :

Dans le moment même où on lisait à l'assemblée la lettre alarmante de Luckner, il était lui même à la commission et y parlait sur un ton bien différent, bien plus consolant ; il demandait, il est vrai, comme dans sa lettre, une augmentation de troupes; mais il donnait la plus haute idée de ses soldats, des gardes nationaux, des troupes de ligne; tout ce qui est sous-officier ou soldat est soumis à la plus exacte discipline et plein d'ardeur. La plus grande punition qu'on puisse infliger, est la menace de renvoyer dans leurs départemens ceux qui se conduisent mal.

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› Il annonce que tous les approvisionnemens sont dans le meilleur état, et en abondance, malgré bien des pillages ressemblant à ceux de l'ancien régime, malgré les commissaires des guerres qu'il croit ne mériter aucune confiance. Il a tenu plusieurs propos qui marquent peu d'estime pour M. La Fayette; il a dit entre autres que, dans d'autres mains, dix mille hommes suffiraient pour se maintenir parfaitement dans la position où il est, mais qu'il en faut quinze mille à La Fayette; enfin il témoigne à l'assemblée nationale la plus grande confiance. Ce général, qui se livre dans la conversation avec la franchise d'un brave militaire, ayant été requis d'expliquer la contradiction qui se trouvait entre sa conversation et sa correspondance, a répondu qu'il ne savait pas faire les phrases et que c'était Mathieu Montmorency qui avait fait la lettre. Dans tout le cours de cette conversation, où se trouvaient MM. Gorguerau, Dumas, etc., M. Dumas a souvent cher

ché à interrompre le maréchal et à l'empêcher de se livrer à une franchise qui démasquait trop ouvertement l'intrigue. » ( Patriote Français, n. MLXXIII. )

On lisait le même jour dans le journal d'Audoin: « L'intrigue est plus vive que jamais, et aux Tuileries, et à l'armée. C'est par un effet de cet esprit d'intrigue que Luckner trompé est à Paris; c'est par un autre effet du même esprit que La Fayette est resté après avoir dépêché ses espions principaux. Tant que cet homme, aujourd'hui contre-révolutionnaire, restera à la tête de nos armées, il n'y a plus de sûreté ni pour la liberté, ni pour la Constitution. C'est à lui qu'on doit le mouvement actuel des deux armées, qui n'a qu'un objet ridicule, et qui peut avoir la fatale conséquence d'ouvrir les frontières aux ennemis qui s'avancent.

› En effet, ce La Fayette est destiné à commander en Flandre l'armée d'observation, tandis que le maréchal Luckner défendra les frontières de la Meuse et du Rhin: mais le premier a voulu garder les corps, dont les adresses forment une si belle collection. Il a donc fallu, pour satisfaire cette fantaisie, sacrifier quelques millions et quelques centaines d'hommes, qui périront dans cette marche longue et pénible. Il a fallu, en faisant jouer inutilement aux barres les deux armées, exposer la sûreté des frontières. Et c'est ainsi qu'on ose traiter une nation libre!

Le ministre, soit crainte, soit pudeur, n'a pas voulu donner cet ordre absurde: il a seulement autorisé les généraux à composer les armées comme ils le voudraient. Mais les hommes raisonnables de l'armée ne pouvaient manquer d'exprimer l'étonnement où les jetait une pareille mesure; aussi La Fayette n'a-t-il pas manqué de le blamer et de se rejeter sur la nécessité d'obéir au ministre. Nous avons donc, grace à M. Lajard, au lieu d'une armée française, une armée La Fayette, inséparable de son général, et d'autant plus précieuse à lui conserver, que plusieurs des adresses qu'on lui a fait signer et dont il n'a point puni les auteurs, lui demandent ouvertement l'ordre de commencer la Guerre civile.

A Rome, ce ne fut qu'au temps de César et de Pompée,

que les légions commencèrent à suivre leur général, lorsqu'il changeait de province; et cet usage, que M. Lajard veut introduire en France, porta le dernier coup à la liberté romaine. (Journal Universe!, n. DMLXIX.)

C'est ainsi que les journaux parlaient de l'intrigue à laquelle obéissait le vieux maréchal, mais sans s'expliquer sur la nature meme de cette intrigue. Nous trouvons dans le Patriote français une lettre qui nous révèle en partie ce secret,

Les patriotes ne savent trop s'expliquer pourquoi Luckner a abandonné son camp de Famars, s'est rapproché de Guise; pourquoi M. La Fayette a tenu la même conduite et s'est avancé à Avesne.-Y avait-il donc là quelques ennemis à combattre? Non, mais voici la cause secrète. — M. La Fayette, qui s'occupe bien plus des Jacobins de Paris que des Autrichiens, avait espéré que M. Pétion ne serait pas réintégré le 14; que le peuple serait mécontent; qu'il y aurait une émeute. Il s'était arrangé pour paraître alors avec le général Luckner à la tête des gardes nationales, ensanglanter de nouveau le Champ-de-Mars, et donner la loi à l'assemblée nationale. Il avait fait approcher son armée de Guise qui n'est qu'à quarante-cinq lieues de Paris, afin de pouvoir la faire venir très-promptement en cas de résistance: on devait distribuer les trente-six décrets de prise de corps contre les députés patriotes, afin d'étouffer toute opposition à l'assemblée nationale. M. La Fayette a été déjoué dans toutes ses combinaisons. Le maire de Paris était réintégré le 14; il n'y a point eu d'émeute; il n'y a eu que des bénédictions pour le maire et des malédictions pour La Fayette, qui, averti à temps par ses espions, n'a pas osé se montrer. Voilà l'explication de la caravane à Guise, et du voyage de M. Luckner que M. La Fayette a trompé. › Un abonné. » (Patriole français, MLXXIII.)

Il est en effet facile de comprendre que dans ce mouvement de deux armées, il était aisé, si l'occasion était favorable, de faire approcher des corps de Paris, La Fayette, resté seul, était maître de la direction des troupes. Luckner à Paris était une opposition de moins ; il était d'ailleurs par là compromis dans le

semblant d'une démarche pareille à celle de La Fayette; de plus, le cas d'une émeute échéant, il se trouverait nécessairement entraîné à prendre un parti favorable au but que l'on poursuivait. Il ne peut au reste, pour nous, rester le moindre doute sur les projets de M. La Fayette, en mettant même de côté et la signification de ses démarches, et l'énorme suspicion des hommes du temps. Il faut au moins en croire Toulongeon, son ami, et le témoignage non moins amical de M. Roederer, consigné dans un ouvrage déjà cité. Selon eux, lorsque M. La Fayette était venu à Paris, il avait espéré faire un mouvement dans la garde nationale, et la porter à fermer les portes des Jacobins. Il avait espéré de plus qu'à la faveur des bonnes dispositions de cette garde, le roi pourrait quitter Paris et s'établir à Compiègne; que le roi se prêterait à cette translation, qui le placerait ainsi entre les agitateurs de la capitale, et une armée toujours prête à voler à sa défense, etc. (1). En agissant ainsi, le but de M. La Fayette était-il de mettre fin à un état qu'il croyait anarchique, ou bien était-il, comme on l'en accusait, partisan des deux chambres, Feuillant en un mot? Il n'y a encore guère lieu d'en douter si l'on veut bien consulter ses amitiés, ses démarches et ses actes. D'après tout cela, il serait absurde de supposer que l'échec éprouvé au mois de juin lui eût fait abandonner ses projets, et qu'il n'eût pas toujours attendu et cherché les moyens et le moment de les mettre à exécution? Soyons-en certains, les hommes de l'époque ne se trompaient pas sur ses intentions. Nous faisons cette remarque en dehors de nos habitudes, puisqu'elle peut être considérée comme une interprétation qui nous est personnelle; nous la faisons pour donner la raison de toute la polémique que nous avons recueillie contre M. La Fayette. On nous a presque accusés d'avoir été guidés dans cette partie de notre travail par un esprit d'hostilité; et cependant nous n'avons recueilli que ce qu'il y avait de réellement historique dans les accusations de la presse : nous avons laissé de côté tout ce qui était seulement personnel et scandaleux. En général, nos lecteurs doivent s'attendre à trou(1) Chronique de cinquante jours, par P. L. Roederer, p: 106.

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