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combattu par des desirs et des pensées contraires, et il ignore ces vicissitudes de chagrin et de joie qui déchirent un cœur partagé entre la cupidité et la crainte du repentir. Il jouit en tout d'un calme heureux, d'une satisfaction douce, qui lui procurent les plus grands biens, et font qu'il est content de lui-même.

Pour la Muse qui préside à la parole extérieure, Pindare a dit qu'anciennement elle n'était point intéressée, et qu'elle ne songeait pas à s'enrichir. Je ne crois pas qu'elle ait changé depuis; mais l'ignorance des hommes et leur indifférence pour la vertu ont communiqué un esprit mercenaire et une ame vénale à Mercure, qui auparavant se donnait à tout le monde. Si Vénus sut mauvais gré aux filles de sa prêtresse

De joindre à leurs appas la ruse et l'artifice

Contre les jeunes gens qu'elles avaient séduits 1,

Uranie, Calliope et Clio verraient-elles avec plaisir que pour s'enrichir on mît ses talents à prix? Je crois au contraire que les travaux et les dons des Muses doivent être encore plus gratuits que ceux de Vénus, et n'avoir d'autre. motif que l'amitié. La gloire même, que quelques personnes donnent pour fin à l'éloquence, n'a de prix qu'autant qu'elle est le principe et le germe de l'amitié. La plupart des hommes mesurent la gloire sur la bienveillance, persuadés qu'on ne loue que ceux qu'on aime. Mais d'autres, semblables à Ixion, qui, en poursuivant Junon, n'embrassa qu'un nuage, saisissent, au lieu de l'amitié véritable, un fantôme trompeur qui n'en a que les dehors, et qui change à tout instant.

Un homme sensé, s'il est dans l'administration des affaires publiques, ne desire de considération qu'autant que la confiance qu'elle attire lui donne plus de pouvoir

1 Ce passage est tellement corrompu dans le texte qu'il est bien difficile d'en déterminer le véritable sens.

et de crédit. Il n'est ni agréable ni facile d'obliger des gens qui ne veulent pas l'être; mais la confiance qu'on -leur inspire fait qu'ils acceptent volontiers des bienfaits. La lumière est un plus grand bien pour les personnes qui regardent que pour celles qui sont vues; de même la gloire est plus utile à ceux qui en sentent le prix qu'à ceux qui la négligent. Celui qui, renonçant à toute administration publique et ne vivant qu'avec lui-même, met son bonheur dans le repos et la tranquillité, semblable à Hippolyte, qui saluait de loin Vénus en se conservant toujours pur, n'envisage que dans l'éloignement cette gloire banale qui voltige sur nos théâtres et dans les assemblées publiques. Mais il ne méprise pas l'opinion des gens que leur vertu fait estimer. Il ne recherche point dans ses amitiés la fortune, la gloire et la puissance; il ne rejette pas non plus ces avantages, lorsqu'ils sont joints à des mœurs douces et modérées. Il s'attache non aux jeunes gens remarquables par leur beauté, mais à ceux qui sont modestes, réservés et curieux de s'instruire. Un philosophe ne craint pas ceux qui sont dans la fleur de la jeunesse, mais il ne rejette pas, à cause de leur beauté, ceux dont l'esprit mérite ses soins et sa culture. Il ne fuira donc pas la société d'un prince qui joindra à son pouvoir et à sa dignité un caractère honnête et vertueux, et il se mettra au-dessus de l'imputation qu'on pourra lui faire d'être un habile courtisan.

Fuir avec trop de soin et Vénus et ses charmes,
C'est s'exposer souvent à tomber en langueur.

Ceux qui les recherchent trop ont à craindre le même inconvénient. Il faut en dire autant de la société des princes et des grands.

Un philosophe qui vit dans la retraite ne fuit pas leur commerce. Celui qui est plus répandu les recherche, mais il n'use pas de violence pour s'en faire écouter; il

ne les étourdit point par des discours captieux débités à temps et à contre-temps. S'il les trouve bien disposés, il s'entretient avec eux, et leur consacre volontiers son loisir.

Je couvre de riches moissons

Les vastes champs de Bérécynthe.

Si celui qui parlait ainsi eût autant aimé les hommes qu'il avait de goût pour l'agriculture, il aurait préféré la culture de ces vastes campagnes à celle du champ modique d'Antisthène, qui pouvait à peine fournir à sa nourriture. Mais Épicure, qui place le souverain bien dans le calme le plus profond, comme dans un port où l'on est à l'abri de tous les orages, dit cependant qu'il est non-seulement plus agréable, mais même plus doux d'obliger que de recevoir un bienfait. Rien ne cause plus de joie que la bienfaisance; et c'est avec beaucoup de sagesse qu'on a donné aux trois Graces les noms d'Aglaé, d'Euphrosyne et de Thalie 1. Il n'est pas de joie plus vive et plus pure que celle qu'on a de rendre service. Voila pourquoi on est souvent honteux de recevoir des bienfaits, et l'on est toujours content d'obliger.

C'est rendre heureux un peuple entier que de former à la vertu les hommes qui peuvent leur faire du bien. Au contraire, ceux qui travaillent sans cesse à corrompre les grands, les rois et les tyrans, tels que les calomniateurs, les médisants et les flatteurs, sont universellement détestés et punis comme des scélérats qui versent un poison mortel, non dans une simple coupe, mais dans une source publique où tout le monde va puiser. Les flatteurs de Callias

1 Le premier de ces noms vient du mot qui signifie proprement beau, clair, et veut dire grace, beauté, joie et gloire; le second est composé de bon et d'esprit, et signifie joie, contentement d'esprit; le troisième vient de pousser des fleurs, et veut dire jour de fête et de réjouissance. Plutarque prend ici le nom de Graces dans le sens de bienfait, acception dont le mot grec est susceptible; et il dit qu'on a donné aux Graces des noms qui ont rapport à la joie pour marquer le plaisir qu'on a d'obliger.

étaient l'objet des railleries des poëtes comiques1, et c'est d'eux qu'Empolis a dit :

Ni le fer ni le feu ne les arrêtent pas,

Quand ils peuvent chez lui trouver un bon repas.

Mais les flatteurs et les favoris d'un Apollodore, d'un Phalaris et d'un Denys, chargés de l'exécration publique, ont péri dans les supplices les plus recherchés 2; c'est que les premiers ne faisaient tort qu'à un seul homme, et que les autres, en travaillant à corrompre des tyrans, nuisaient à tout un peuple. Ceux qui instruisent de simples particuliers leur enseignent les moyens de vivre en paix avec eux-mêmes, et de trouver leur bonheur dans cette tranquillité. Un philosophe qui corrige les mœurs dépravéés d'un prince, qui dirige ses pensées vers un but sage et utile, tient en quelque sorte une école publique de philosophie, et forme, pour ainsi dire, un modèle commun que tout un peuple s'efforce d'imiter. On a dans les villes beaucoup de respect et de vénération pour les prêtres, parcequ'ils sollicitent les bienfaits des dieux, non-seulement pour eux-mêmes, pour leurs proches et leurs amis, mais généralement pour tous les citoyens. Cependant les prêtres n'inspirent pas aux dieux la bienfaisance; ils réclament seulement les effets d'une vertu naturelle à la divinité. Mais les philosophes qui instruisent les princes les rendent plus justes, plus modérés, plus disposés à faire du bien; en sorte qu'ils doivent goûter dans cet emploi de leur temps la satisfaction la plus douce.

Il me semble qu'un luthier travaillerait à une lyre avec plus d'empressement et de plaisir s'il savait qu'elle fût destinée à un musicien qui dût, au son de cet instrument,

1 Callias était un parent d'Aristide, aussi riche que celui-ci était pauvre. Plutarque, dans la Vie de ce dernier, le peint comme un homme fort méprisable.

2 Apollodore, tyran de Cassandra, ville de Macédoine.

élever les murailles d'une ville, comme autrefois Amphion bâtit celles de Thèbes, cu apaiser une séditior, comme Thalès le fit à Lacédémone1. J'en dis autant d'un ouvrier qui ferait un gouvernail, s'il devait servir à un vaisseau qui porterait Thémistocle allant combattre pour le salut de la Grèce, ou Pompée purgeant les mers de brigands. Quels doivent donc être les sentiments d'un philosophe quand il se dit que l'homme d'État, le grand seigneur qu'il instruit fera le bien de tout un peuple, en rendant la justice, en donnant des lois, en châtiant les méchants et comblant les bons de ses faveurs! Sans doute qu'un bon charpentier travaillerait plus volontiers à un gouvernail qui serait destiné à ce navire Argo, si célèbre dans l'univers entier2, et qu'un charron ne ferait pas une charrue avec le même empressement que des tablettes sur lesquelles un Solon devrait graver ses lois. Or, des maximes sages, quand elles sont fortement imprimées dans l'ame des princes et des hommes d'État, y acquièrent force de loi. Platon fit le voyage de Sicile, dans l'espérance que ses leçons seraient pour Denys comme autant de lois qui dirigeraient sa conduite. Mais il trouva

1 Ce Thales, qu'on a mal à propos confondu avec le fameux Thalès de Milet, était de l'île de Crète et contemporain de Lycurgue, qui l'engagea à s'établir à Lacédémone, où ce poëte prépara les voies au législateur pour la réforme des Spartiates. Plutarque, dans la Vie de Lycurgue, dit que Thalès, qui n'était en apparence qu'un poëte lyrique, passait pour un grand philosophe très versé dans la politique. « Sous ombre de ne composer que << des airs de musique, dit-il, il faisait tout ce qu'on aurait pu attendre des « législateurs les plus consommés. Ses odes étaient autant d'exhortations à << la concorde, qu'elles inspiraient par l'agrément et la gravité de leur mé«<lodie et de leur cadence; en sorte qu'elles adoucissaient insensiblement <<< les mœurs de ceux qui les écoutaient, et que, les portant à l'amour des << choses honnêtes, elles les délivraient des animosités qui régnaient entre

<< eux. >>>

2 C'était le vaisseau qui porta Jason et les autres Argonautes à la con quête de la Toison d'Or.

3 Solon fit graver ses lois sur des tablettes de bois semblables à des essieux carrés. Plutarque, dans la Vie de ce législateur, dit qu'on en voyait des restes, de son temps, dans le Prytanée d'Athènes.

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