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porte encore un œil curieux jusque sur sa table, sur ses meubles, sur la manière dont il vit avec sa femme, sur ses occupations sérieuses et sur ses amusements. Ai-je besoin de vous citer l'exemple d'Alcibiade, qui, avec le plus grand génie pour l'administration et un talent supérieur pour la guerre, se perdit par le désordre et la dissolution de sa vie domestique, et rendit inutiles à sa patrie, par son luxe et son intempérance, toutes ses bonnes qualités? Les Athéniens faisaient un crime à Cimon de son goût pour le vin; et les Romains, ne trouvant pas autre chose à reprendre dans Scipion, lui reprochaient qu'il aimait trop à dormir. Les ennemis du grand Pompée ayant remarqué qu'il avait l'habitude de se gratter la tête avec un doigt, se servirent de ce prétexte pour le décrier. Un signe ou une verrue placés sur le visage sont plus incommodes qu'une balafre, une cicatrice ou une mutilation dans toute autre partie du corps. De même les moindres fautes paraissent beaucoup plus considérables dans la vie des grands et des hommes d'Etat. L'opinion qu'on a communément de la grandeur et de l'importance de leur dignité fait croire à la multitude qu'elle ne doit être ternie par aucun vice ni par aucune imperfection.

On approuva beaucoup à Rome la belle parole du tribun du peuple Julius Drusus1 à un architecte qui lui offrait, pour la somme de cinq talents, d'empêcher que ses voisins n'eussent des vues sur sa maison. Je vous en donnerai dix, lui dit-il, afin qu'elle soit ouverte à tous les regards, et que tous les citoyens puissent être témoins de ma conduite. C'est que Drusus était un homme sage et réglé ;

1 Plutarque se trompe en l'appelant Julius Drusus; il se nommait M. Livius Drusus, et était sénateur romain. Il fut nommé consul et tribun du peuple. Dans l'intention de rendre au Sénat son ancienne autorité, il porta plusieurs lois, dont l'une accordait le droit de citoyen romain à tous les alliés de la république; mais cette loi n'cut pas son exécution, et, quelque temps après, il fut tué sans qu'on ait su l'auteur de sa mort, qui arriva l'an 663 de Rome, quatre-vingt-onze ans avant Jésus-Christ.

mais, au réste, il n'avait pas besoin qu'on ménageât des vues sur sa maison, car le peuple pénètre facilement la conduite, les projets, les actions et les mœurs des administrateurs qui croient le mieux se dérober à ses regards, et leur vie privée n'influe pas moins que leur administration publique sur l'admiration et l'amour des citoyens, sur leur mépris et sur leur haine.

Eh quoi ! dira-t-on, les républiques n'emploient-elles pas quelquefois des administrateurs dont la conduite est vicieuse et déréglée? Oui, sans doute, comme on voit souvent des femmes grosses avoir envie de manger des pierres, ou ceux qui éprouvent le mal de mer demander de la saumure et d'autres aliments aussi mauvais qu'ils rejettent ensuite avec horreur. De même les peuples, par un effet de leur déréglement et de leur luxe, ou faute de meilleurs administrateurs, prennent les premiers venus, quoiqu'ils les méprisent et les haïssent; et ils sont bien aises quand ils entendent contre eux des propos pareils à ceux que le poëte comique Platon fait tenir par le peuple lui-même sur le compte d'un administrateur de cette espèce :

Tenez, voilà ma main, hâtez-vous de la prendre,

Ou bien pour magistrat j'élis Agyrrus1.

Dans un autre endroit il demande une cuvette et une plume pour se provoquer à vomir, et il dit :

Au haut du tribunal Mantile se présente;

et ensuite

Il nourrit avec soin une tête puante

Qu'ont souillée mille fois tant de vices honteux.

1 Agyrrius et Mantile, dont il va être question plus bas, étaient des magistrats fort décriés, et contemporains de Platon, le poëte comique, qui flo rissait vers la quatre-vingt-unième olympiade. Il appartient au premier âge de la comédie grecquc.

Carbon faisait une promesse au peuple romain, et pour en garantir la certitude, il employait les serments et les imprécations. Le peuple lui protesta tout d'une voix qu'il n'en croyait rien. A Sparte, un citoyen nommé Démosthène, homme de mauvaises mœurs, ayant ouvert un bon avis, le peuple le rejeta. Les éphores choisirent au sort un sénateur à qui ils ordonnèrent de proposer le même avis. Ils l'òtaient, pour ainsi dire, d'un vaisseau gâté, pour le transvaser dans un autre plus sain, afin de le rendre agréable à la multitude. Tant l'idée favorable ou désavantageuse qu'on a d'un administrateur a de pouvoir pour gouverner un Etat!

Ce n'est pas qu'il faille négliger le charme puissant de l'éloquence pour faire tout dépendre de la vertu, et croire que le talent de la parole n'est d'aucun secours pour la persuasion. Il faut donc corriger ces vers de Ménandre :

Ce sont les mœurs qui persuadent,
Et non les discours éloquents.

Ce sont à la fois et les discours et les mœurs. Ou bien il faudra dire que c'est le pilote seul, et non le gouvernail, qui dirige le vaisseau; que l'écuyer conduit le cheval sans le secours de la bride; que, de même, la politique ne fait usage que des mœurs, et ne se sért pas du frein ou du gouvernail de l'éloquence, pour conduire et diriger, comme un pilote sur sa poupe, toute une multitude, cet animal si versatile, suivant Platon. Mais ces grands rois, qu'Homère appelle les fils de Jupiter, qui, pour rendre leur dignité plus imposante, s'environnaient de pourpre, de sceptres, de satellites et d'oracles des dieux; qui, par cet éclat majestueux, se faisaient respecter des peuples et passaient à leurs yeux pour des êtres d'un ordre supérieur; ces grands rois, dis-je,

Se formaient avec soin dans l'art de la parole.

Ils ne dédaignaient pas les graces de l'éloquence,

Qui relevait encor l'éclat de leur valeur.

Ils honoraient non-seulement Jupiter, auteur des bons conseils, le sanguinaire Mars, et Minerve guerrière, mais encore Calliope,

Des princes révérés la compagne fidèle,

qui, par son éloquence, adoucit les mœurs des peuples, dont elle enchaîne l'insolence et la fierté. Comment donc un simple particulier, qui, de la condition la plus obscure, est élevé au gouvernement d'une multitude, pourra-t-il la contenir et la maîtriser, s'il n'est soutenu par les moyens de persuasion que donne l'éloquence?

Les pilotes chargés de la conduite d'un vaisseau font remplir à des subalternes les fonctions de céleustes 1. Mais un administrateur, outre la capacité pour le gouvernement, doit encore avoir le talent de la parole, afin de pouvoir exhorter lui-même, sans être obligé d'emprunter une voix étrangère, ou de faire comme Iphicrate 2, qui, pressé par l'éloquence d'Aristophon, disait que l'acteur de ses adversaires valait mieux que le sien, mais que sa pièce était meilleure; ou enfin, d'alléguer souvent ces vers d'Euripide :

Puisse le genre humain être sans éloquence!

Et ailleurs :

Si les choses avaient le don de la parole,

L'art de tous les rhéteurs serait un art frivole.

1 Les céleustes avaient inspection sur la préparation et la distribution des vivres dans les vaisseaux. Suidas leur attribue autorité sur les soldats et les rameurs, qu'ils animaient de la voix, soit dans la route, soit dans le combat.

2 Général athénien contemporain de Timothée, et qui eut de grands succès dans la guerre des alliés.

3 Orateur athénien dont tous les ouvrages sont perdus.

On pourrait tout au plus permettre de pareils subterfuges à un Alcamène l'insulaire, à un Ictinus, ou à des gens de cette espèce, qui, vivant du travail de leurs mains, ont renoncé pour jamais au talent de la parole. On raconté que deux architectes d'Athènes s'étant présentés pour entreprendre un ouvrage public, on les soumit à l'examen. L'un d'eux, qui parlait facilement et avec grace, prononça un discours qu'il avait préparé avec soin, et qui fit impression sur le peuple. L'autre, fort instruit dans son art, mais sans talent pour la parole, s'avança au milieu de l'assemblée, et dit au peuple: Athéniens, ce que celui-ci vient de vous dire, je le ferai. Ces sortes d'artistes n'honorent Minerve que sous la dénomination d'ouvrière 1, et, comme dit Sophocle,

Par des coups répétés avec de lourds marteaux,

Ils donnent sur l'enclume une forme aux métaux.

Mais un ministre de Minerve Poliade 2 et de Thémis, la déesse du conseil,

Qui forme tour à tour et rompt les assemblées,

1 Pausanias, liv. I, p. 42, dit que les Athéniens, le peuple le plus religieux qui fut jamais, donnèrent, les premiers à Minerve le nom d'Erganè, c'est-àdire ouvrière. Elle avait, sous ce nom, un temple à Lacédémone, suivant le même auteur, qui dit encore que le coq lui était consacré, parceque cet oiseau matinal réveille par ses cris les ouvriers et les rappelle au travail. A Thespies, on avait placé à côté de sa statue celle de Plutus, pour marquer sans doute que les richesses sont le fruit du travail.

2 Ce surnom de Minerve signifie gardienne des villes, attribut sous lequel elle était honorée et avait un temple à Athènes et dans plusieurs autres villes de la Grèce. Pausanias rapporte une cérémonie assez singulière, qui se pratiquait dans celui d'Athènes. Deux jeunes filles nommées canéphores, qui habitaient près du temple, passaient un certain nombre d'années au service de la déesse, après lequel, le jour de la fête, la prêtresse leur mettait sur la tête un fardeau à porter; ni ces filles ni ellemême ne savaient ce qu'il contenait. Elles se rendaient, avec ce dépôt, dans une enceinte voisine d'un temple de Vénus, et descendaient dans un antre formé par la nature, où elles déposaient leur fardeau et en rapportaient un autre, couvert d'un voile comme le premier, et dont elles ignoraient aussi le contenu. Alors elles étaient mises en liberté, et remplacées. par d'autres.

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