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ment d'une administration, c'est une intention pure et droite, dictée par la raison, et non par un vain amour de gloire, par une jalouse émulation, ou par l'ennui de l'oisiveté. Ceux qui n'ont pas dans leur maison d'occupation utile passent tout leur temps sur la place publique, dans un entier désœuvrement. De même bien des gens, faute de savoir s'occuper utilement, se jettent dans l'administration des affaires publiques pour en faire leur amusement. D'autres, que le hasard y avait portés, s'en dégoûtent bientôt, et ne peuvent pas facilement s'en retirer. Ainsi, des gens qui ne sont entrés dans un vaisseau que pour se donner du mouvement, emportés tout à coup en pleine mer, éprouvent des maux de cœur et des vertiges, soupirent vers la terre, sont forcés de rester dans le vaisseau et de s'accommoder à leur situation présente.

Mais ils sont dégoûtés d'aller au gré des vents;
Portés sur un vaisseau fragile,

Sur une mer calme et tranquille,
Sillonner les flots inconstants.

Ces politiques imprudents rendent l'administration odieuse par les regrets et les plaintes qu'ils font éclater, lorsqu'au lieu de la gloire qu'ils s'étaient promise, ils se voient déshonorés, et qu'après avoir espéré de devenir, par leur crédit, redoutables à leurs concitoyens, ils se trouvent embarrassés eux-mêmes dans des affaires délicates et périlleuses.

Mais celui qui, sentant toute l'importance de l'administration publique, y sera entré avec des dispositions honnêtes, dictées par la sagesse et par la raison, conservera, dans ces situations critiques, un esprit tranquille et une résolution inébranlable. Il n'y sera pas conduit par le motif de s'y enrichir, comme autrefois Stratoclès et Dromoclide, qui s'invitaient mutuellement à aller faire leur moisson d'or: ils désignaient ainsi par dérision la

tribune aux harangues. Il ne suivra pas non plus le premier mouvement d'une passion subite, comme Caïus Gracchus, qui, frappé de la mort récente de son frère, prit d'abord le parti de se retirer des affaires, mais qui depuis, irrité des injures qu'on avait dites de lui, rentra par dépit dans l'administration. Il en fut bientôt dégoûté; et, rassasié de gloire, il songeait à reprendre sa vie tranquille; mais ne trouvant pas des moyens faciles de renoncer à une aussi grande autorité que celle dont il jouissait, il fut tué avant que d'avoir pu s'en démettre. Ceux qui y sont conduits par l'ambition ou par l'esprit de rivalité, semblables à des acteurs qui montent sur le théâtre pour y jouer un rôle, sont bientôt réduits au repentir, lorsqu'ils se voient les esclaves des personnes à qui ils s'étaient flattés de commander, ou qu'ils offensent ceux à qui ils voulaient plaire. Les personnes qui tombent par mégarde dans un puits sont étourdies de leur chute; tandis que ceux qui ont pris, pour y descendre, toutes les précautions convenables, y conservent la liberté d'esprit dont ils ont besoin. Il en est de même dans l'administration; quand on s'y est raisonnablement disposé, et qu'on n'a d'autre but que de remplir fidèlement son devoir, on y conserve toujours sa modération, on ne s'aigrit de rien, et on supporte avec courage tous les événements.

Après avoir ainsi pris sa résolution et s'y être invariablement arrêté, il faut s'appliquer à connaître le caractère du peuple avec lequel on doit traiter, ou du moins les qualités dominantes qui sont le plus sensibles dans le gros des citoyens. Vouloir changer tout d'un coup le caractère et les mœurs d'une multitude, c'est une entreprise aussi hasardeuse que difficile; une pareille révolution demande beaucoup de temps et une grande autorité. Au commencement du repas, le vin, maîtrisé par buveur, se plie, pour ainsi dire, à son caractère; mais à

le

mesure qu'il pénètre dans ses veines et qu'il lui communique sa chaleur, il change le caractère du buveur pour lui faire prendre le sien. De même, un prudent administrateur, jusqu'à ce qu'il ait acquis assez de réputation et de crédit pour pouvoir gouverner les esprits à son gré, s'accommode à leurs mœurs actuelles, étudie leurs goûts et leurs penchants, et s'applique à connaître par quels motifs on peut les déterminer.

Le peuple d'Athènes, par exemple, est naturellement colère, mais sensible à la pitié; prompt à juger sur de simples soupçons, plutôt que de s'instruire lentement de la vérité des faits; empressé à protéger les citoyens obscurs; aimant les plaisanteries et les bons mots, vivement affecté des louanges qu'on lui donne, il ne s'offense point des railleries; redoutable à ses magistrats, il est humain pour ses ennemis mêmes. Le caractère des Carthaginois est très différent. Austères et sauvages dans leurs mœurs, tremblants sous leurs magistrats, durs et sévères envers ceux qui leur sont soumis, bas et rampants dans la crainte, cruels jusqu'à l'excès dans la colère, fermes dans leurs résolutions, ils ne se permettent jamais ni plaisanterie ni gaieté 1. On ne les eût pas vus, à la prière d'un Cléon 2, qui leur eût dit qu'il avait fait un

1 Le caractère dominant des Carthaginois était la finesse et la ruse, comme dit Cicéron; cette qualité était jointe à une autre qui en est ordinairement très voisine, c'est la duplicité, le mensonge, la mauvaise foi. Elle était si généralement reconnue en eux, qu'elle était passée en proverbe, et qu'on disait, pour désigner la perfidie, une foi carthaginoise. Leur avidité pour le gain, leur habitude continuelle avec des commerçants étrangers, étaient la source de cette inclination à tromper, comme l'observe encore Cicéron dans son second discours contre Rullus.

2 Cléon, homme de basse extraction, s'était acquis par la brigue un grand crédit dans l'esprit des Athéniens. Plein de confiance dans son mérite, il portait la hardiesse jusqu'à l'effronterie. Ce caractère, propre réussir auprès de la multitude, lui fit jouer un grand rôle pendant la guerre du Péloponnèse; ce qui n'empêcha pas Aristophane dé le décrier dans plusieurs de ses pièces, et en particulier dans celle qui a pour titre : les Chevaliers.

sacrifice et devait traiter quelques uns de ses amis, rompre l'assemblée en riant et en battant des mains. Si un Alcibiade, en haranguant le peuple, eût laissé échapper une caille de dessous sa robe, ils n'auraient pas couru après cet animal pour le rattraper et le lui rendre. De pareilles libertés auraient passé pour des insultes, et auraient coûté la vie à leurs auteurs. On sait que leur général Hannon, soupçonné d'aspirer à la tyrannie parcequ'il faisait porter à l'armée une partie de son bagage par un lion, fut envoyé en exil.

Je ne crois pas que les Thébains se fussent abstenus d'ouvrir les lettres d'un ennemi, qui leur seraient tombées entre les mains, comme firent les Athéniens, qui, ayant arrêté un courrier de Philippe chargé de dépêches pour Olympias, ne les ouvrirent pas, et respectèrent les secrets qu'un mari absent écrivait à sa femme. Les Athéniens, de leur côté, n'auraient pas supporté patiemment la généreuse fierté d'Epaminondas, qui refusa de répondre à une accusation qu'on lui avait intentée devant le peuple, et qui, se levant en présence de tout le monde, traversa l'assemblée et se rendit au Gymnase. Les Spartiates non plus n'auraient eu garde de souffrir l'insolente plaisanterie de Stratoclès, qui persuada aux Athéniens de faire un sacrifice d'actions de graces pour une victoire dont il leur annonçait la nouvelle. Et quand ensuite le peuple, informé de la perte de la bataille, lui en témoigna son indignation: De quoi vous fâchez-vous, leur dit-il, ne vous ai-je pas donné du plaisir pendant trois jours?

Les flatteurs de cour, semblables aux oiseleurs, qui, pour prendre des oiseaux à la pipée, contrefont leur cri, s'attachent à imiter en tout les rois, afin de s'insinuer dans leurs bonnes graces en les trompant. Un homme d'Etat, sans prendre les mœurs du peuple qu'il gouverne, les étudie avec soin, et se sert envers chaque particulier

des moyens qu'il croit propres à le gagner. L'ignorance du caractère des hommes n'expose pas à moins de revers dans les gouvernements populaires que dans les cours des rois. Ce n'est donc qu'après avoir obtenu la confiance du peuple, et acquis du crédit auprès de lui, qu'on peut le réformer peu à peu, et le ramener avec douceur à une meilleure conduite. Ce n'est pas une entreprise facile que de changer les dispositions d'une multitude. Pour y parvenir, ayez soin vous-même, comme devant vivre désormais sur un théâtre, où vous serez exposé aux regards publics, de régler parfaitement vos mœurs. S'il vous est trop difficile de bannir tous les vices de votre ame, corrigez du moins avec persévérance ceux qui sont les plus dominants, et qui frapperaient davantage les yeux du public. Vous savez que quand Themistocle voulut s'appliquer au gouvernement de la république, il se retira des assemblées de plaisir et de débauche; il vécut sobrement, et passa les nuits à travailler et à s'instruire. Il disait à ses amis que les trophées de Miltiade ne le laissaient pas dormir. Périclès, dans les mêmes circonstances, changea ses manières et son genre de vie. Il prit une démarche plus grave, une prononciation plus posée et un air plus sérieux. Il tenait ses mains cachées sous sa robe, et ne connaissait guère d'autre chemin que celui de la tribune et du Sénat. Ce n'est pas une chose facile que de manier les esprits d'une multitude, et tout homme n'est pas propre à lui faire adopter un parti salutaire. C'est beaucoup si, comme un animal ombrageux et mutin, elle ne s'effarouche pas de tout ce qu'elle voit et entend, et si elle veut se laisser conduire.

Il ne faut donc pas négliger même les plus petites choses, mais régler si bien sa conduite et ses mœurs, qu'elles soient à l'abri de tout reproche et de toute censure. Ce n'est pas seulement de ce qu'un administrateur dit et fait publiquement qu'on lui demande compte; on

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