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entre dans le signe du Taureau, ce qui arrive après une révolution de trente années, ils se préparent longtemps d'avance à un sacrifice solennel et à une longue navigation, que sont obligés d'entreprendre sur des vaisseaux à rames ceux que le sort a destinés à cette commission, qui exige d'eux un long séjour dans une terre étrangère. Après donc qu'ils se sont embarqués, et qu'ils ont éprouvé. chacun des aventures diverses, ceux qui ont échappé aux dangers de la mer abordent dans les îles opposées qu'habitent des nations grecques, où ils voient pendant un mois le soleil se coucher à peine une heure par jour 2; c'est là toute leur nuit, et les ténèbres même en sont bien peu obscures, et assez semblables au crépuscule. Après y avoir demeuré quatre-vingt-dix jours singulièrement honorés et bien traités par les naturels du pays, qui les regardent comme des personnes sacrées et leur en donnent le titre, ils s'abandonnent aux vents, et retournent dans leur île. Ils en sont les seuls habitants, eux et ceux qui les y ont précédés. Quand ils ont servi pendant treize ans au culte de Saturne, ils sont libres de retourner dans leur patrie; mais la plupart préfèrent de vivre tranquillement dans cette île, les uns par l'habitude qu'ils en ont contractée, les autres parceque, sans travail et sans affaires, ils y trouvent abondamment tout ce qui leur est nécessaire pour leurs sacrifices, pour leurs fêtes publiques, et pour l'entretien de ceux d'entre eux qui s'occupent continuellement de l'étude de la philosophie et des lettres.

<<< Ils disent que la température du climat de l'île, et

1 C'est au bout de trente ans que Saturne, la planète la plus éloignée du soleil, fait sa révolution autour de cet astre.

2 On voit par là que Plutarque place cette île vers le nord, puisque cette circonstance désigne naturellement des latitudes boréales, comme l'a observé M. Bailly. Aux cercles polaires le plus long jour est de vingtquatre heures; l'espace compris depuis ces cercles jusqu'aux pôles se divise en six climats, à chacun desquels les plus longs jours croissent d'un mois; en sorte qu'au pôle même l'année entière est partagée en un seul jour et une seule nuit, chacun de six mois.

l'air qu'on y respire, sont délicieux. Quelques uns des habitants ayant formé le dessein de s'en retourner dans leur pays, le dieu s'y opposa, en se montrant à eux comme à des amis, non-seulement en songe ou sous des voiles symboliques, mais d'une manière sensible. Plusieurs avaient vu des génies et conversé avec eux. Saturne lui-même est couché et endormi dans l'antre profond d'un rocher aussi brillant que l'or. Jupiter lui a donné pour chaîne le sommeil. Au-dessus du rocher on voit voltiger des oiseaux qui lui apportent de l'ambroisie, dont l'odeur, qui semble sortir de ce rocher comme d'une source, remplit toute l'île d'un parfum admirable. Saturne a pour ministres les génies, qui le servent assidument. Ils étaient ses courtisans et ses amis dans le temps qu'il régnait sur les dieux et sur les hommes. Comme ils possèdent l'art de la divination, ils annoncent souvent d'eux-mêmes l'avenir; mais les prédictions les plus importantes, et qui roulent sur de plus grands objets, ils les font quand ils sortent d'auprès de Saturne, dont ils racontent les songes, dans lesquels ce dieu voit tous les desseins de Jupiter. Son réveil est marqué par des passions tyranniques et par des troubles violents qué son ame éprouve; mais son sommeil est doux et tranquille, et c'est dans cet état que sa nature divine et sa souveraineté agissent selon toute leur puissance.

« L'étranger de qui je tiens ce récit ayant été conduit dans l'île, y servit paisiblement ce dieu, et s'instruisit, pendant ce temps-là, dans l'astronomie. Il alla dans cette science aussi loin qu'il est possible quand on a fait les plus grands progrès dans la géométrie. Entre les parties de la philosophie, il cultiva particulièrement la physique. Mais il lui prit envie d'aller visiter et connaître par luimême la grande ile, car c'est ainsi qu'ils appellent le continent que nous habitons. Lors donc que ses trente ans furent expirés et que de nouveaux ministres du dieu l'eurent remplacé, il prit congé de ses amis et s'embarqua

avec un équipage assez simple; mais il avait, dans des vases d'or, d'abondantes provisions de voyage. Pous vous dire toutes les aventures qu'il eut, toutes les nations qu'il parcourut, les hiéroglyphes qu'il rencontra et les mystères auxquels il fut initié, un jour entier ne suffirait pas si je voulais vous tout raconter en détail comme il le faisait lui-même; car il n'avait rien oublié..

« Quant à ce qui regarde notre discussion présente, écoutez ce qu'il en disait, je l'ai appris de lui à Carthage, où il demeura longtemps, singulièrement honoré de tout le monde. Il y découvrit des parchemins sacrés qu'on avait transportés secrètement hors de l'ancienne ville lorsqu'elle avait été détruite, et qui étaient restés depuis ce temps-là ensevelis sous terre. Il m'exhortait fort à honorer les dieux qui brillent au ciel, et particulièrement la lune, comme la divinité qui a le plus d'influence sur notre vie. Comme je parus surpris de ce conseil et que je le priai de s'expliquer plus clairement : «Sylla, me dit-il, les Grecs parlent beaucoup des dieux; mais tout ce qu'ils en disent n'est pas exact. Par exemple, ils ont raison de reconnaître une Cérès, une Proserpine, mais ils ont tort de réunir dans un même lieu ces deux divinités; car F'une habite la terre et a l'empire sur toutes les choses terrestres1; l'autre est dans la lune, dont les habitants lui donnent le nom de Coré et de Persephone. Ce dernier signifie qu'elle porte la lumière. On l'appelle Coré, qui veut dire la prunelle de l'œil, dans laquelle les objets se peignent, comme la clarté du soleil est représentée sur la lune. Ce qu'ils disent des voyages de ces deux déesses qui se cherchent mutuellement est en partie vrai elles s'entre-desirent quand elles sont séparées, et s'embrassent souvent dans l'ombre. Que Coré soit tantôt au ciel et éclairée, tantôt dans la nuit et les ténèbres,

1 Le nom grec de Cérès est Démeter, qui signifie terre-mère, ou mère de la terre.

cela n'est pas absolument faux, il n'y a erreur que dans le calcul du temps; car nous la voyons, non pas six mois de suite, mais de six en six mois, cachée sous la terre comme sous sa mère, et enveloppée dans l'ombre, ce qui arrive rarement dans les cinq mois d'intervalle, parcequ'il est impossible qu'elle abandonne Pluton, son époux 1, comme Homère le donne adroitement à entendre, quoiqu'en termes couverts, lorsqu'il dit :

Aux champs de l'Élysée, aux confins de la terre.

Il appelle les confins de la terre l'endroit où son ombre finit. C'est là que nul homme méchant et souillé ne peut parvenir. Les gens vertueux seuls y sont transportés après leur trépas, et y mènent, jusqu'à leur seconde mort, une vie tranquille, mais non entièrement heureuse et divine.

«Ne me demandez point, Sylla, quel est ce genre de vie, je vous l'apprendrai bientôt. Le vulgaire croit avec raison que l'homme est un être composé; mais il se trompe en ce qu'il le croit composé seulement de deux. parties, parcequ'il s'imagine que l'entendement n'est qu'une portion de l'ame; mais cette faculté est aussi supérieure à l'ame que celle-ci est plus parfaite et plus divine que le corps 2. Cette union de l'ame avec l'entendement fait la raison; son union avec le corps fait la pas

1 Plutarque fait ici allusion à la manière dont la Fable raconte que Jupiter termina la querelle entre Cérès, qui redemandait sa fille Proserpine, enlevée par Pluton, et ce roi des enfers qui voulait la retenir. Il régla que cette déesse passerait six mois sur la terre avec sa mère, et six mois avec son époux dans les enfers.

2 On voit que les anciens mettaient de la différence entre l'ame et l'entendement ou l'intelligence. Celle-ci était la faculté supérieure de l'homme et la lumière de l'ame même. C'était, selon eux, ce qu'il y avait de plus simple, de plus pur et de plus spirituel en nous. L'ame était divisée en plusieurs facultés, dont quelques unes même supposaient plutôt une subance matérielle qu'un être incorporel, puisqu'ils admettaient une ame aisonnable, une ame sensitive, enfin une ame végétative.

sion, dont l'une est le principe du plaisir et de la douleur, l'autre, de la vertu et du vice. De ces trois parties jointes ensemble dans la génération de l'homme, la terre a produit le corps, la lune a formé l'ame, et le soleil l'entendement. Celui-ci est la lumière de l'ame comme le soleil est la lumière de la lune. Des deux morts que nous éprouvons, l'une réduit ces trois substances à deux, et l'autre à une seule. La première a lieu dans la région de Cérès, et c'est pour cela que nous lui faisons des sacrifices. Aussi les Athéniens donnaient-ils anciennement aux morts le nom de céréaliens. La seconde mort arrive dans la lune, région de Proserpine. Mercure terrestre habite avec la première de ces déesses, et Mercure céleste avec la seconde. Cérès sépare promptement et avec violence l'ame d'avec le corps. Proserpine ne divise l'entendement d'avec l'ame qué lentement et par des moyens doux. On lui donne le nom de Monogène1, parceque après la division qu'elle a faite dans l'homme, ce qu'il y a de meilleur en lui se trouve seul et unique, et l'un et l'autre est conforme à la nature. Toute ame qui sort du corps avec ou sans entendement est obligée, par une loi du destin, d'errer pendant un certain temps dans la région qui est située entre la terre et la lune; mais ce temps n'est pas le même pour toutes. Celles qui ont été injustes et débauchées y subissent la peine de leurs crimes. Les ames vertueuses y sont détenues jusqu'à ce qu'elles aient été purifiées des taches que leur a fait contracter leur commerce avec le corps, ce principe fécond de mal; mais elles sont dans un lieu où elles respirent l'air le plus pur; on l'appelle le verger de Pluton, et elles y passent un temps déterminé. Ensuite, rappelées comme d'un long exil dans une terre étrangère, elles rentrent dans leur patrie et y goûtent une joie semblable à celle que

1 C'est-à-dire unique.

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