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pour le vaisseau sacré, nommé Paralus, d'avoir servi à transporter les bois, les pieux et les troupeaux de Midias. A plus forte raison un homme d'Etat qui laisserait les dignités d'agonothète, de béotarque 1, de président du conseil des amphictyons, pour aller faire mesurer des blés, vendre des raisins ou de la laine, se réduirait-il, sans aucune nécessité, à une vieillesse oisive et déshonorante. Renoncer à l'administration des affaires publiques pour s'occuper de fonctions viles et mercenaires, ce serait imiter ceux qui dépouillent une femme honnête et de condition libre des habits de son état pour la couvrir de haillons et l'employer aux services les plus bas. Ce n'est pas moins avilir la grandeur et la majesté des vertus politiques, que de les réduire à une administration domestique et à des fonctions mercenaires.

Que si, pour dernière ressource, on donne à une vie efféminée et voluptueuse les noms de repos et de douce jouissance, et qu'on veuille qu'un homme d'Etat, en vieillissant, consume dans la mollesse les derniers temps de sa vie, je ne sais, entre deux comparaisons avilissantes, laquelle il faut appliquer à sa situation, ou celle de ces nautonniers qui, sans attendre que leur vaisseau soit dans le port, pendant qu'ils sont encore en pleine mer, emploient ce qui leur reste de navigation à célébrer les fêtes de Vénus; ou celle d'Hercule, que des peintres, par une plaisanterie déplacée, représentent aux pieds d'Omphale, vêtu d'une robe de femme, et se livrant aux jeux folâtres des femmes de la reine. Voudrions-nous aussi qu'un homme d'Etat renonçât à l'usage de sa force et de son courage, pour passer les jours entiers à table, uniquement occupé de plaisirs et de chants?

L'exemple de Pompée ne devrait-il pas nous faire rougir? Lucullus, qui, après avoir commandé les armées et

1 C'était le premier magistrat de la Béotie. L'agonothète était celui qui avait l'intendance des jeux sacrés.

gouverné la république, passait sa vie dans une honteuse oisiveté, livré aux plaisirs et à la bonne chère, dans les palais les plus magnifiques, faisait un crime à Pompée de ce que, dans un âge avancé, il briguait encore les magistratures et les honneurs. Il est bien moins convenable à un vieillard, lui répondit Pompée, de vivre dans les délices que de gouverner la république. Pompée étant tombé malade, son médecin lui ordonna de manger une grive. Ce n'était pas la saison de ces oiseaux, et l'on en chercha inutilement. Quelqu'un lui dit que Lucullus en nourrissait toute l'année; mais il ne voulut pas lui en faire demander. Eh quoi! dit-il, sans le luxe de Lucullus Pompée ne pourrait donc pas vivre?

Quoique la nature recherche généralement le plaisir et la joie, cependant les sens des vieillards sont émoussés pour tous les plaisirs, excepté pour un petit nombre de ceux qui tiennent aux besoins du corps. Non-seulement, comme dit Euripide,

Pour les tristes vieillards Vénus a de l'horreur,

mais ils boivent et mangent sans plaisir, leurs sens sont émoussés, et ils ne conservent plus qu'un goût languissant. C'est donc dans les jouissances de l'ame qu'ils doivent chercher des plaisirs honnêtes et convenables à leur àge. On reprochait à Simonide son avarice. Il répondit que, privé par la vieillesse de toutes les autres jouissances, il n'avait plus d'autre aliment de son dernier âge que le plaisir d'amasser des richesses. Mais l'administration des affaires publiques porte avec soi les voluptés les plus douces et les plus pures, les seules qui, vraisemblablement, flattent les dieux, ou celles du moins qui leur plaisent davantage je veux dire celles qu'on trouve à rendre service et à faire de belles actions.

Le peintre Nicias 1 avait une telle passion pour son art, 1 Peintre fameux d'Athènes.

qu'il oubliait souvent s'il s'était baigné et s'il avait diné, et il était obligé de le demander à ses esclaves. Ceux d'Archimède l'arrachaient de force d'auprès de la table sur laquelle il faisait ses démonstrations, afin de le frot*ter d'huile, et il traçait des figures géométriques sur son corps ainsi huilé. Le musicien Canus, que vous connaissez, disait que si ceux qui l'entendaient jouer de la flûte savaient tout le plaisir qu'il y prenait lui-même, au lieu de lui donner de l'argent, ils se feraient payer. Et après cela, nous aurons de la peine à comprendre quels vifs plaisirs les hommes vertueux trouvent dans des actions honnêtes qui font le bien de l'humanité. Ce ne sont pas, il est vrai, de ces plaisirs corrupteurs qui chatouillent et flattent nos sens, et, par les mouvements violents qu'ils excitent, nous causent une volupté ardente, mais passagère les belles actions dont un homme d'État est, pour ainsi dire, l'artisan honorable, donnent à l'ame des plaisirs parfaits qui, l'élevant au-dessus d'elle-même, non sur les ailes d'or d'Euripide, mais sur ces ailes célestes dont parle Platon, lui inspirent les sentiments les plus généreux et la remplissent de la plus douce joie.

Rappelez-vous ce que vous avez entendu dire d'Épaminondas, à qui l'on demandait ce qu'il avait éprouvé de plus heureux dans sa vie. C'est, répondit-il, d'avoir gagné la bataille de Leuctres du vivant de mon père et de ma mère. Lorsque Sylla revint à Rome après avoir délivré l'Italie des guerres civiles, il ne ferrna pas l'œil de la première nuit, tant la joie, comme un vent impétueux, agitait son ame. C'est lui-même qui nous l'apprend dans ses Commentaires. Rien, suivant Xénophon, n'est plus doux à entendre que la louange. Il n'est pas aussi de spectacle, de souvenir ni de pensée qui causent autant de joie que la considération des grandes choses qu'on a faites sur le théâtre brillant des magistratures et des charges civiles. II est vrai que la reconnaissance qui rend témoignage à ces

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belles actions; que les louanges dictées par une émulation commune et qui sont comme le prélude d'une bienveillance si méritée, ajoutent un nouvel éclat et un nouveau prix à la joie qu'inspire la vertu. Il ne faut pas être indifférent pour la gloire, et la laisser périr de vétusté comme une couronne d'athlète qu'on dédaigne quand elle est flétrie. On doit, au contraire, par de nouveaux services, ranimer sans cesse le mérite des anciens et en consacrer pour jamais la durée. Les ouvriers chargés de l'entretien du vaisseau que les Athéniens envoient à Délos, ont eu soin de remplacer les bois qui se gâtaient, et par là, ils l'ont en quelque sorte conservé depuis ces temps anciens jusqu'à nos jours, et ont rendu sa durée pour ainsi dire éternelle1. Il en est de la gloire comme de la flamme, qu'on entretient facilement pour peu qu'on lui fournisse d'aliment, mais qui, une fois éteinte, ne se rallume qu'avec beaucoup de peines et de soins.

On demandait à Lampis, ce fameux commerçant, comment il avait fait pour s'enrichir. J'ai gagné facilement de grandes richesses, répondit-il; mais il m'en a coûté beaucoup de temps et de peine pour faire une fortune médiocre.

1 Thésée, en partant de l'ile de Crète, était descendu à Délos pour y offrir un sacrifice à Apollon. Il y célébra, dit-on, pour la première fois, des jeux dont le prix fut une branche de palmier. Lorsqu'il fut arrivé à Athènes, le peuple, par reconnaissance, ordonna que le vaisseau sur lequel il était revenu, et qui avait trente rames, serait conservé à perpétuité. Depuis cette époque, il le fut en effet de la manière que Plutarque expose ici, jusqu'au temps de Démétrius de Phalère, ainsi qu'il le dit dans la meme Vie de Thésée; et tous les ans, au mois attique thargélion, ce vaisseau portait à Délos les députés d'Athènes pour y aller célébrer l'anniversaire de ce premier sacrifice. Pendant tout le temps du voyage, il n'était permis, à Athènes, de faire mourir personne, ce qui prolongea la vie de Socrate de trente jours, sa sentence ayant été prononcée la veille du départ du vaisseau Déliaque. Cette fète s'appelait Délienne; mais elle était, comme on vient de le dire, annuelle, et doit être distinguée de la fête Délienne instituée par les Athéniens après la purification de Délos, la troisième année de la quatre-vingt-huitième olympiade, pour être célébrée de cinq en cinq ans, c'est-à-dire après quatre ans révolus, comme les jeux olympiques

De même il est difficile, dans un commencement d'administration, d'acquérir de la réputation et de l'autorité. Une fois acquises, elles se soutiennent et s'augmentent même par les actions les plus communes. Quand on s'est fait un ami, il ne faut pas, pour le conserver, lui rendre souvent de grands services; les plus légères marques d'amitié données persévéramment suffisent pour entretenir sa bienveillance. L'amitié et la confiance d'un peuple pour ceux qui le gouvernent n'exigent pas non plus qu'ils fassent continuellement des dépenses pour des jeux, qu'ils prennent en toute occasion la défense des citoyens, qu'ils administrent sans relâche les affaires communes. Il suffit qu'on voie en eux une disposition constante à veiller avec un zèle soutenu aux intérêts du public. Les guerres ne sont pas une suite continuelle d'escarmouches, de siéges et de batailles. Il y a des temps de sacrifice, de trêve, de divertissements et de jeux. Pourquoi donc redouter l'administration des affaires publiques, comme si elle n'avait que des fonctions laborieuses, tristes et déplaisantes; tandis que les spectacles, les cérémonies publiques, les distributions communes, les chœurs de danse et de musique, les réjouissances, les fêtes presque continuelles à l'honneur des dieux, qui dérident le front des magistrats jusque sur les tribunaux et dans les conseils, sont des soins qui donnent plus de plaisir que de peine?

L'envie, l'un des plus grands maux qui soient attachés à l'administration des affaires publiques, attaque moins la vieillesse qu'aucun autre âge. Les chiens, dit Héraclite, aboient sourdement après ceux qu'ils ne connaissent pas. De même l'envie s'arme contre l'homme d'État qui se présente pour la première fois à la tribune, et elle veut lui en refuser l'entrée. Mais une fois familiarisée avec sa réputation, loin de s'en irriter, elle la souffre tranquillement et la voit même avec plaisir. Aussi compare-t-on l'envie à la fumée, qui sort très épaisse quand le feu com

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