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DE L'OLIGARCHIE 1.

Je voulais soumettre à votre jugement notre entretien d'hier, quand la politique s'est présentée à moi, non dans un songe, mais dans une vision véritable, pour me dire :

Les Muses ont déja des bons gouvernements
Offert à la raison les sages fondements.

Après avoir exhorté dans un discours précédent à s'occuper des affaires publiques, ajoutons à ce conseil l'instruction nécessaire. Lorsqu'un citoyen s'est rendu à cette invitation et qu'il veut se livrer à l'administration publique, on lui doit des préceptes de politique d'après lesquels il puisse, autant que l'homme en est capable, se rendre utile au public et travailler en même temps d'une manière sûre et honorable à son propre avancement. Examinons donc aujourd'hui un point qui doit précéder ce que nous avons à dire, et qui est une suite naturelle de ce que nous avons dit; cherchons quelle est la meilleure forme de gouvernement. Comme il y a pour les particuliers différents genres de vie, il est de même pour le gouvernement, qui est comme la vie du peuple, des formes différentes, et il faut connaître la meilleure, afin

1 Cet opuscule paraît n'être qu'un fragment d'un ouvrage plus étendu. Il n'est pas vraisemblable que Plutarque eût traité en aussi peu de` mots un sujet si vaste et si intéressant. Il annonce au commencement qu'il avait fait la veillé sur cette matière une première conférence qui ne nous est pas parvenue, ce qui prouve qu'il avait donné à ses idées un plus grand développement. Ce qui nous en reste ne contient que la définition du mot gouvernement avec les divers sens dont il est susceptible, et sa division en trois espèces : la monarchie, l'oligarchie, ou aristocratie d'un petit nombre de riches, et la démocratie. Il admet la bonté des deux dernières, et dit qu'un sage administrateur peut, dans l'une et dans l'autre, faire le bien des peuples dont la conduite lui est confiée. Mais il donne, d'après le sentiment de Platon, une préférence marquée au gouvernement monarchique, comme à celui qui peut seul porter la vertu à sa plus grande perfection, sans jamais sacrifier l'intérêt public à la force ou à la faveur.

que l'homme d'État lui donne la préférence; ou, s'il ne le peut pas, qu'il choisisse entre les autres celle qui en approchera le plus.

On entend quelquefois par gouvernement la participation aux droits de citoyen dans une ville. Ainsi les Mégariens donnèrent à Alexandre le droit de bourgeoisie; et ce prince s'étant mis à rire d'un pareil don, ils lui dirent qu'ils n'avaient jamais décerné cet honneur qu'à Hercule avant lui. Alors Alexandre estimant cette distinction à proportion de sa rareté, la reçut avec plaisir. On appelle aussi gouvernement la vie d'un homme d'État qui admi— nistre les affaires publiques; et c'est dans ce sens que nous louons le gouvernement de Périclès et de Bias, et que nous désapprouvons celui d'Hyperbolus ' et de Cléon. D'autres donnent ce nom à une seule action grande et mémorable dans l'administration; par exemple, à une distribution d'argent, à l'extinction d'une guerre, à la promulgation d'un décret. Ainsi nous disons qu'un tel a gouverné aujourd'hui, quand il a fait quelque action utile à la chose publique.

Outre ces différentes acceptions on donne encore le nom de gouvernement à l'ordre et à la constitution d'après lesquels une ville est administrée; et c'est dans ce sens qu'on distingue trois sortes de gouvernement : le monarchique, l'oligarchique et le démocratique. Hérodote les a comparés ensemble dans le troisième livre de son histoire 2. Ce sont les trois espèces plus générales; les

1 Thucydide et, d'après lui, Plutarque, dans la Vie d'Alcibiade, peignent sous les traits les plus odieux cet Athénien, qui, né d'une si basse extraction que, suivant Élien, Var. hist, liv. XII, chap. XLIII, on pouvait à peine nommer ses parents, avait par ses intrigues acquis un grand crédit dans Athènes. Il fut le dernier citoyen condamné à l'exil par l'ostracisme, parcequ'on crut ce genre de punition déshonoré dès qu'on l'avait infligé à un homme de ce caractère. Il fut tué à Samos, où in s'était retiré après cet exil. Nous avons déja fait connaître Cleon. Bias gouverna longtemps avec beaucoup de sagesse et d'équité à Prièné, sa patrie.

2 Les sept grands seigneurs persans qui conjurèrent contre le faux

autres sont des altérations de ces trois premières formes trop relâchées ou trop tendues, comme dans la musique le relâchement et la tension des cordes changent les accords. Ces trois sortes de gouvernement sont partagées entre les nations les plus puissantes. Les Perses ont adopté la monarchie absolue et indépendante; les Spartiates, l'oligarchie aristocratique libre, et les Athéniens, la démocratie pure et sans mélange. Quand ces formes d'administration s'altèrent, elles dégénèrent ou en tyrannie, ou en despotisme des grands, ou en licence populaire. La première a lieu lorsque la monarchie devient une autorité arbitraire qu'aucun frein ne modère; la seconde, quand le petit nombre de ceux qui gouvernent traitent les autres avec mépris et avec fierté; et la troisième enfin, quand la démocratie se change en anarchie, et que l'égalité introduit la licence. Toutes ces espèces de gouvernement sont absurdes.

Un bon musicien se sert de tous les instruments, et il en joue de la manière la plus analogue à leur nature et la plus propre à rendre des sons agréables. Mais s'il veut en croire Platon, il laissera les épinettes, les sambuces, les psaltérions et les autres instruments de ce genre, pour s'en tenir à la lyre et à la harpe. De même un sage administrateur maniera habilement l'oligarchie lacédémonienne établie par Lycurgue; et par la douceur de son

Smerdis, après avoir tué cet usurpateur avec ceux de son parti, délibérèrent sur la forme de gouvernement qu'ils établirajent. Otanès opina le premier pour la démocratie, en faisant voir tous les inconvénients du gouvernement monarchique, et tous les excès qui en sont la suite presque inévitable. Mégabyze fut d'avis qu'on choisit l'oligarchie, et qu'on nommât un petit nombre d'hommes vertueux, entre les mains desquels on remettrait l'autorité souveraine. Darius, fils d'Hystaspe, opina pour le gouvernement monarchique, et son avis l'emporta. On eût dit qu'il présageait que la Fortune, qui devait décider cutre les sept conjurés, prononcerait en sa faveur. Polybe a aussi comparé les trois formes de gouvernement dans le sixième livre de son histoire, et il s'est décidé pour le gouvernement de Rome.

administration, il vivra dans un parfait accord avec les citoyens qui lui sont égaux en pouvoir et en dignité. Il s'accommodera aussi au gouvernement démocratique, malgré la variété des ressorts qui le font mouvoir; il saura les relâcher et les tendre à propos, et employer, quand il le faudra, une résistance ferme et soutenue. Mais si on lui donnait le choix entre les différentes formes de gouvernement, comme à un musicien entre les divers instruments, il ne balancerait pas, sur l'autorité de Platon, à donner la préférence à la monarchie, parcequ'elle est la seule qui puisse véritablement soutenir l'accord juste et parfait de la vertu, sans jamais sacrifier l'intérêt public à la contrainte ou à la faveur. Dans les autres formes de gouvernement, l'autorité qui commande est elle-même commandée, et l'homme d'État y est conduit autant qu'il conduit lui-même. Il n'a pas un pouvoir assez dominant sur ceux dont il tient son autorité 1, et il est souvent dans le cas de s'appliquer ces vers d'Eschyle, que Dé– métrius Poliorcète adressa à la Fortune lorsqu'il eut perdu son royaume 2:

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Je te dus ma grandeur, et tu fais ma ruine.

1 N'est-ce pas aussi une raison pour qu'il en abuse moins, ayant à rendre compte de l'usage de son pouvoir à ceux dont il le tient?

2 Démétrius, roi de Macédoine, fut forcé, par la désertion de ses troupes, de se rendre à Séleucus, roi de Syrie. Dépouillé de ses États, il mourut dans la Chersonnèse, où il s'était retiré. (Voyez sa Vie dans Plutarque.)

QU'IL NE FAUT PAS EMPRUNTER A USURE1.

· Platon ne permet pas, dans son Traité des Lois2, d'aller puiser de l'eau chez ses voisins; il veut qu'auparavant on fouille dans son terrain jusqu'à ce qu'on ait trouvé l'argile, qui est cette terre grasse et compacte qui retient l'eau et la conserve, et qu'on se soit assuré qu'il n'y a pas de source. Mais il autorise à en prendre chez ses voisins quand on n'en a pas trouvé chez soi. Le besoin des hommes rend cette loi juste. Il en faudrait une semblable pour l'argent : elle ne permettrait d'emprunter et de recourir à une source étrangère qu'après avoir examiné toutes ses ressources, et ramassé comme autant de filets d'eau pour pouvoir satisfaire à ses besoins. Aujourd'hui, la mollesse et un luxe fastueux font que les gens riches, au lieu d'employer leur bien à des choses utiles, empruntent sans nécessité pour des choses frivoles. Il est vrai que la pauvreté est sans crédit, et qu'on ne prête qu'à ceux qui ne sont pas dans le besoin et qui ne veulent se procurer par ces emprunts que des choses superflues; encore exige-t-on d'eux de bonnes cautions.

Mais pourquoi faire votre cour à un banquier ou à un marchand? empruntez de votre propre buffet. Vous avez des bassins, des plats et des coupes d'argent, vendez-les si vous êtes dans un besoin pressant. Et du reste, l'agréa

1 Ce traité ne me paraît guère qu'une légère ébauche que Plutarque s'était sans doute proposé de remplir; du moins l'importance de la matière me fait présumer qu'il ne l'aurait pas renfermée dans des bornes si étroites. Du reste, il est écrit avec beaucoup de chaleur. Le philosophe y fait éclater sa juste indignation, et peint avec des couleurs vives et pleines d'énergie la téméraire imprudence de ceux qui, pour satisfaire à de folles passions, se précipitent dans des emprunts ruineux, et la dureté de ces usuriers cruels, à qui rien ne coûte pour s'enrichir, et qui ne craignent pas d'élever, sur les débris de cent familles désolées, une fortune aussi honteuse que criminelle.

2 Livre huitième des Lois de Platon.

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