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et qu'elle perd toute son autorité. Mais ceux qui la corrompent par ces libéralités doivent savoir aussi qu'en achetant ses suffrages à si haut prix, ils lui inspirent plus de confiance en ses forces, et lui font croire qu'il est en son pouvoir d'ôter et de donner ce qu'ils estiment le plus. Ce n'est pas qu'un administrateur doive user d'une sordide économie dans les libéralités autorisées par la loi, quand ses facultés le permettent. Le peuple conçoit bien plus de haine contre un riche qui ne donne rien, que contre un pauvre qui prend sur les revenus publics, parcequ'il excuse l'un sur la nécessité, et qu'il taxe l'au— tre d'une fierté dédaigneuse. Je voudrais donc premièrement que ces largesses fussent gratuites, elles exciteraient bien plus l'admiration et l'attachement de la multitude: en second lieu, qu'elles eussent toujours un prétexte honnête, comme de rendre honneur à quelque divinité; motif qui inspire au peuple des sentiments de religion. Il conçoit une grande idée de la puissance et de la majesté des dieux quand il voit les personnes qu'il estime et qu'il honore le plus, faire éclater avec tant d'empressement leur générosité en l'honneur de ces êtres suprêmes. Platon' défend aux jeunes gens qui apprennent la musique de s'exercer sur les modes lydien et phrygien, parceque le premier inspire la tristesse et nous fait verser des larmes, et que l'autre nous excite à la volupté1. Vous de même, bannissez de la ville ces largesses qui provoquent et entretiennent, soit les affections brutales de l'ame, soit ses inclinations molles et corrompues; ou si vous ne le pouvez entièrement, faites du moins en sorte d'échapper aux desirs du peuple qui vous les demande, et combattez-les de tout votre pouvoir; que les motifs de vos dépenses

1 Le mode lydien était animé, mais triste. C'est, dit-on, sur ce mode qu'Orphée jouait de la lyre quand il apprivoisait les animaux sauvages. Le mode phrygien était ardent, emporté, et par là propre à exciter un goût vif pour les plaisirs.

soient toujours honnêtes; qu'elles aient pour but, ou lạ nécessité, ou une utilité louable, ou du moins un plaisir raisonnable qui n'ait rien que de modeste et d'in

nocent.

Si vos facultés sont médiocres et vous obligent de mesurer, pour ainsi dire, vos dépenses à la règle et au compas, il n'y a point de bassesse à avouer sa pauvreté, à laisser ces dépenses fastueuses à ceux qui peuvent les faire. Gardez-vous d'emprunter pour y fournir et de vous exposer, en les faisant mesquinement, à la pitié et à la risée du public, qui n'ignorera pas que, faute de moyens, Vous aurez eu recours ou à des amis que vous importunez, ou à des banquiers qu'il vous faut cajoler. Ainsi ces libéralités, loin de vous attirer de la gloire et du crédit, ne feraient que vous couvrir de honte et de mépris. Il est utile dans ces occasions de se rappeler les exemples de Lamachus et de Phocion. Les Athéniens demandaient à ce dernier de contribuer aux frais d'un sacrifice; et comme ils le pressaient vivement: J'aurais honte, leur dit-il, de vous donner et de ne pas payer Dalliclès. C'était un de ses créanciers. Lamachus, dans les comptes de son administration militaire, portait toujours en dépense pour lui une paire de pantoufles et un habit. Hermon le Thessalien refusait les magistratures à cause de sa pauvreté. Le peuple ordonna qu'on lui fournît par mois une mesure de vin, et un muid de blé tous les quatre jours. Il n'est pas honteux d'avouer sa pauvreté; et un administrateur pauvre n'a pas moins de moyens que ceux qui dépensent beaucoup en banquets et en jeux publics, d'obtenir du crédit et de l'autorité, quand sa vertu lui a mérité la con

1 L'expression grecque signifie un vase, qui, suivant Henri Étienne, contenait douze cotyles; la cotyle pesait dix onces, et faisait la moitié du setier. Il me semble que c'était une provision bien petite pour un mois, en comparaison du blé qu'on lui donnait, qui était un medimne, pesant cent huit livres. Je croirais que la mesure du vin était plus considérable que ne le dit Henri Étienne.

fiance du peuple et le droit de parler avec franchise. Il doit dans ces occasions se conduire avec beaucoup de réserve, ne pas descendre dans l'arène pour combattre à pied, comme on dit, contre des gens bien montés, et ne pas disputer avec des gens riches, pour acquérir de la gloire et de la puissance en donnant des jeux publics, des banquets et des fêtes; mais s'appliquer plutôt à gagner les esprits par sa sagesse, sa grandeur d'ame et son éloquence, qui non-seulement concilient la dignité et le respect, mais encore la grace et la faveur,

Préférables cent fois aux trésors de Crésus.

Un homme de bien n'est ni fier, ni présomptueux. On ne le voit pas, orgueilleux de sa sagesse, et n'approuvant que ce qu'il fait lui-même,

A ses concitoyens montrer un œil sévère.

Il est d'un accès facile et se laisse voir librement à tout le monde. Sa maison est toujours ouverte, comme un port et un asile assuré, pour tous ceux qui ont besoin de lui. Il fait paraître son humanité vigilante, non-seulement en s'employant pour leurs affaires, mais encore en partageant leur chagrin dans les malheurs qu'ils éprouvent, et leur joie du bien qui leur arrive. Il n'est ni incommode ni importun à personne, en se faisant suivre au bain d'un trop grand nombre d'esclaves. Il ne fait pas retenir des places au théâtre, et n'étale pas un luxe fastueux fait pour exciter l'envie. Il ne se distingue des autres citoyens ni par son habillement, ni par sa manière de vivre, ni par l'éducation de ses enfants ou la parure de sa femme; en un mot, il aime à conserver en tout l'égalité populaire. D'ailleurs il donne aux particuliers des conseils salutaires, défend leurs causes sans intérêt, travaille avec douceur à réconcilier les époux et les amis. Il n'emploie pas la moindre partie du jour au barreau et au conseil, occupé

du gouvernement, pour attirer ensuite à lui, le reste du temps, les affaires et les négociations utiles, comme le vent Cécias attire les nuées ; mais il a toujours l'esprit tendu aux affaires publiques et regarde l'administration, non comme un prétexte d'oisiveté, opinion qu'en a le vulgaire, mais comme un ministère et un travail continuels.

C'est par une telle conduite qu'il se conciliera l'affection du peuple, et qu'il lui fera connaître que les flatteries et les amorces des autres sont fausses et trompeuses au prix de sa prudence et de son attention. Les adulateurs de Démétrius ne daignaient pas qualifier les autres princes du nom de rois. Ils appelaient Séleucus le conducteur des éléphants; Lysimaque, le garde du trésor; Ptolémée, le général de la flotte; Agathocle, le gouverneur des îles. De même, quand le peuple aurait d'abord rejeté un administrateur sage et prudent, il ne tarde pas à reconnaître sa bonté et son amour pour la vérité, et alors il le croit seul digne de gouverner et d'exercer les premières magistratures. Pour les autres, ils disent d'eux que l'un est fait pour donner des jeux, l'autre pour ordonner des festins, un troisième pour présider aux exercices du gymnase. D'ailleurs comme dans les festins dont un Callias ou un Alcibiade font les frais, c'est Socrate qu'on écoute, c'est sur lui seul que tous les convives ont les yeux fixés 2; de même, dans les

1 Ce vent, disait-on, attirait les nuées au lieu de les pousser. Il est inutile de chercher à développer les principes d'une opinion si ridicule; mais puisque l'occasion s'en présente, je vais donner le tableau des vents avec leurs noms grecs et latins.

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2 Le banquet de Callias est celui dont Xénophon nous a laissé une des

Ouest.

.......

Nord-Ouest...

villes bien gouvernées, c'est un Isménias qui fait des distributions d'argent au peuple, c'est un Lichas qui donne les banquets, et un Nicératus qui fournit à la dépense des jeux 1; mais c'est un Epaminondas, un Aristide, un Lysandre qui sont élevés aux magistratures, qui administrent les affaires et qui commandent les armées. D'après cela, il ne faut pas perdre courage, ni s'étonner de voir ceux qui donnent des spectacles et des festins, et qui ouvrent leur maison à tout le monde, se faire une grande réputation parmi le peuple. Leur gloire est de peu de durée; elle s'évanouit avec les combats des gladiateurs et les jeux de théâtre, sans leur laisser aucune estime ni aucune considération.

Ceux qui s'entendent au gouvernement des abeilles disent que la ruche où le bourdonnement est le plus fort donne le meilleur essaim. Mais un homme d'État, à qui Dieu a confié le soin d'essaims politiques, regardera comme le plus heureux celui qui sera le plus doux et le plus paisible. Il approuvera assez généralement les lois de Solon, et il s'efforcera de les suivre autant qu'il sera possible. Mais il aura de la peine à comprendre par quel motif ce législateur a ordonné que tout citoyen qui n'aurait pas pris part dans une sédition serait noté d'infamie 2. Dans un corps malade le rétablissement ne commence point par cription si agréable, et dans lequel Socrate fait le plus souvent les frais de la conversation.

1 Isménias était un des plus riches citoyens de Thèbes, et c'était sa plus grande recommandation, comme on peut le conclure de ce que Plutarque en a dit. Il s'était rendu célèbre à Sparte en exerçant l'hospitalité envers les étrangers qui y venaient voir les fêtes publiques, et qu'il défrayait pendant tout leur séjour. Il mourut la vingt-unième année de la guerre du Péloponnèse. Nicératus, fils de Nicias, s'était fait généralement aimer à Athènes par sa douceur, par son humanité et par l'usage généreux qu'il faisait de ses richesses. Il fut une des victimes que les trente tyrans immolèrent à leur cruauté, et sa mort excita des regrets universels.

2 Plutarque veut que le motif de cette loi ait été qu'aucun citoyen n fût indifferent aux malheurs publics, et que, content de mettre sa personne et ses biens en sûreté, il ne pût se vanter de n'avoir pas ressenti les maux de sa patrie; mais que, se joignant tout de suite au meilleur parti, il en

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