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il se livra volontairement à une mort glorieuse. Sylla s'élant rendu maître de Preneste, condamna à mort tous les habitants, à l'exception de son hôte, qu'il épargna par respect pour les liens de l'hospitalité. Mais cet homme lui dit qu'il ne voulait pas devoir la vie au meurtrier de sa patrie; et, s'étant jeté au milieu de ses concitoyens, il se fit massacrer avec eux

Prions les dieux qu'ils nous préservent de ces temps malheureux, et espérons-en de meilleurs. Au reste, regardons comme une chose sacrée et respectable toute magistrature et celui qui l'exerce. Or, la concorde et l'amitié des magistrats les uns pour les autres honorent et relèvent bien plus la magistrature que les couronnes et la pourpre. Mais il est des magistrats qui, s'étant liés d'amitié avec les compagnons de leur jeunesse ou de leurs premières armes, les regardent comme leurs ennemis. dès qu'ils leur sont associés au gouvernement; et par là ils donnent nécessairement dans l'un de ces trois écueils: ou ils les traitent comme des égaux, et alors ils sont en rivalité avec eux; ou ils les croient au-dessus d'eux, et ils leur portent envie; ou ils les regardent comme leurs inférieurs, et ils les méprisent. Ils devraient, au contraire, ménager ceux qui sont au-dessus d'eux, relever leurs inférieurs, honorer leurs égaux, et s'attacher à tous comme à des amis qu'ils ont acquis, non à table et le verre à la main, mais dans la société de l'administration et par une suite de cette affection filiale que nous avons tous pour la patrie. Scipion fut blâmé par les Romains, pour n'avoir pas invité son collègue Mummius au festin qu'il donna pour la dédicace du temple d'Hercule; car, encore qu'ils ne fussent pas amis, il devait, dans une pareille occasion, honorer la magistrature dans la personne de son collègue. Puis donc que Scipion, homme si admirable d'ailleurs, fut soupçonné de hauteur pour une omission en soi peu importante, un magistrat qui cherchera à rabaisser la di

gnité de son collègue et à ternir l'éclat de ses belles actions, ou qui, par arrogance et par fierté, voudra tout s'attribuer à son préjudice, pourra-t-il passer pour un homme juste et modéré? Je me souviens que dans ma jeunesse je fus envoyé, moi second, en ambassade vers le proconsul, et mon collègue'étant, je ne sais par quel motif, resté en chemin, je continuai seul ma route et je remplis ma commission. A mon retour, comme je me disposais à rendre compte de mon ambassade, mon père m'avertit de prendre garde de tout attribuer à moi seul, et de dire : Je suis allé, j'ai parlé; mais nous sommes allés, nous avons parlé; et dans tout le reste d'associer toujours mon collègue au récit que je ferais. Cette conduite, outre qu'elle est honnête et agréable, met à l'abri de l'envie une gloire qui blesse toujours. Aussi les grands généraux ont-ils soin de faire honneur de leurs succès à la Fortune et à leur bon génie. Timoléon, après avoir détruit la tyrannie en Sicile, éleva un temple à la Fortune. Python, dont les Athéniens admiraient et vantaient la bravoure, lorsqu'il eut tué le roi Cotys, leur dit : C'est un dieu qui l'a fait périr, j'ai seulement prêté ma main 1. Quelqu'un disait à Théopompe, roi des Lacédémoniens, que Sparte se soutenait par le talent que ses rois avaient pour commander. Non, répondit-il, c'est plutôt parce que les citoyens y savent obéir.

Ces deux choses, le commandement et l'obéissance, se soutiennent l'une par l'autre. Mais la plupart des gens croient que le but de la science politique est de faire que les citoyens soient bien commandés. Dans chaque ville le nombre de ceux qui obéissent est beaucoup plus grand que celui des magistrats qui gouvernent; dans un gouvernement populaire surtout on ne commande à son tour

i Python était Énéen, et il fit cette réponse parcequ'il s'aperçut, dit Plutarque, que les éloges que les orateurs d'Athènes lui prodiguaient excitaient l'envie du peuple. Cotys était roi de Thrace,

que passagèrement, et tout le reste du temps on est commandé. C'est donc un apprentissage aussi honorable qu'utile pour le gouvernement que d'obéir à ceux qui ont l'autorité en main, quoiqu'ils nous soient inférieurs en puissance et en gloire. Les premiers acteurs tragiques, tels qu'un Théodore, un Polus, marchent bien souvent après un mercenaire qui n'a que trois mots à dire, et lui parlent avec le plus grand respect, parcequ'il porte le sceptre et le diadème. Après cela, ne serait-il pas absurde que dans des affaires sérieuses, et surtout dans l'administration publique, un homme riche et puissant méprisât un simple particulier pauvre qui a l'autorité en main? Ne serait-ce pas rabaisser la dignité de la république pour faire paraître la sienne, tandis qu'il doit, au - contraire, relever l'éclat de la magistrature en l'appuyant de son crédit et de son pouvoir? A Sparte, les rois se levaient devant les éphores; et lorsqu'un citoyen était mandé par les magistrats, au lieu de se rendre lentement à leurs ordres, il courait précipitamment à travers la place publique, pour montrer au peuple sa prompte obéissance et le plaisir qu'il avait à honorer les magistrats. Bien différent de ces hommes sottement orgueilleux qui, tout enflés d'un pouvoir dont ils font parade, insultent les juges des prix dans les jeux publics, et les choréges dans les fêtes de Bacchus, ou se moquent des magistrats et des gymnasiarques. Ils ignorent sans doute qu'il y a souvent plus de gloire à honorer les autres qu'à l'être soi-même. Un homme qui jouit d'un grand crédit dans une ville et qui, par honneur, accompagne un magistrat et lui fait cortége, s'attire beaucoup plus de considération que s'il en était lui-même accompagné. Ou plutôt par l'un il dé plaît et excite l'envie; par l'autre, au contraire, il acquiert une véritable gloire fondée sur la bienveillance publique. Quand on le voit à la porte d'un magistrat, qu'il est le premier à le saluer, qu'en se promenant avec lui il lui

cède la place d'honneur; alors, sans rien perdre de sa dignité, il augmente celle de la république. C'est encore une conduite agréable au peuple que de supporter patiemment la colère et les injures de celui qui commande, ou d'y répondre comme fait Diomède :

C'est à lui que bientôt en reviendra la gloire',

ou comme Démosthènes, que dans ce moment il n'est pas simplement Démosthènes, mais un thesmothète, un chorége, et qu'il porte une couronne. Il faut en remettre la vengeance à un autre temps. Lorsqu'il sera sorti de charge, nous lui demanderons une réparation convenable, ou nous aurons gagné, en différant, que notre colère sera passée.

Un homme qui a du crédit et des lumières doit le disputer à quelque magistrat que ce soit en zèle et en prévoyance pour le bien public, et, si le magistrat est un homme de bon sens, s'ouvrir à lui des projets utiles qu'il a conçus, lui donner les moyens de les exécuter et d'acquérir de la gloire en faisant le bien de la république. Mais si, par paresse, par lenteur ou par malignité, le ma¬ gistrat reste dans l'inaction, alors il faut que l'administrateur s'adresse directement au peuple, et lui fasse part de ses desseins, au lieu de dissimuler et de trahir l'intérêt public, sous prétexte qu'il n'appartient pas à d'autre qu'à celui qui gouverne de s'ingérer dans l'administration ; car la loi donne toujours la première place dans le gouvernement à celui qui se conduit avec justice et qui connaît les vrais intérêts de l'État. C'est ainsi que Xénophon dit de lui-même : « Il y avait dans l'armée un Athénien, nommé Xénophon, qui n'était point général et n'avait

1 Diomède avait reçu sans se plaindre les reproches que lui avait faits Agamemnon. Sthénélus, moins patient, lui avait répondu avec vivacité. Diomède le blâme et excuse Agamemnon, en disant que ce prince a plus d'intérêt que personne au succès de la guerre ; que c'est à lui que la gloire en reviendra si les Grecs se rendent maîtres de Troie, et que, s'ils ont du dessous, il en sera aussi le plus affligé.

même aucun grade.» Mais comme il reconnut ce que les circonstances exigeaient, et qu'il était capable de l'exécuter, il prit le commandement de l'armée, et sauva les Grecs. Un des plus illustres exploits de Philopémen fut que sur la nouvelle qu'Agis s'était emparé de Messène, et que le général des Achéens, retenu par la crainte, refusait d'aller au secours de la ville, lui, sans attendre l'ordre du conseil, il se mit à la tête des plus déterminés et reprit Messène. Il est vrai que ce n'est pas pour des affaires communes et peu importantes qu'il faut introduire des nouveautés, mais pour des objets de nécessité, comme fit alors Philopémen, ou pour des actions très avantageuses, comme Epaminondas, qui se prorogea dans la dignité de béotarque quatre mois au delà du terme prescrit par la loi, et profita de cette prolongation pour entrer à main armée dans la Laconie et rétablir Messène, Alors, si l'on est blâmé ou accusé, on aura à alléguer pour sa justification la nécessité des circonstances, ou, pour dédommagement du péril qu'on aura couru, la grandeur et la beauté de l'entreprise.

Jason, le tyran de Thessalie, avait coutume de dire, lorsqu'il faisait violence à quelqu'un, qu'il fallait bien faire de petites injustices pour rendre justice dans les grandes choses. On voit sans peine au premier coup d'œil que c'est la maxime d'un tyran. Une règle plus conforme à la saine politique, c'est que, pour faire plaisir à la multitude, il faut ne pas voir des fautes légères, afin de pouvoir lui résister lorsqu'elle veut donner dans des écarts plus considérables. Un administrateur exact et sévère, qui ne veut jamais céder ni se relâcher sur rien, et qui se montre toujours dur et inflexible, accoutume le peuple à résister à son tour, et à disputer avec lui d'opiniâtreté.

Il doit donc à propos lâcher le gouvernail
Pour pouvoir éviter l'effort de la tempête,

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