Page images
PDF
EPUB

De nos jours, l'affaire, tournée en plaidoyers, en discussions, peut-être en plaisanteries, eût trainé en longueur, et le plus horrible des crimes fût demeuré impuni. Le roi Saül, revenant du labou Lage, dépeça de même les boeufs de sa charrue, et usa d'un signe semblable pour faire marcher Israël au secours de la ville de Jabès. Les prophètes des Juifs, les législateurs des Grecs, offrant souvent au peuple des objets sensibles, lui parlaient mieux par ces objets qu'ils n'eussent fait par de longs discours; et la manière dont Athénée rapporte que l'orateur Hypéride fit absoudre la courtisane Phryné, sans alléguer un seul mot pour sa défense, est encore une éloquence muette, dont l'effet n'est pas rare dans tous les temps.

Ainsi l'on parle aux yeux bien mieux qu'aux oreilles. Il n'y a personne qui ne sente la vérité du jugement d'Horace à cet égard. On voit même que les discours les plus éloquens sont ceux où l'on enchâsse le plus d'images; et les sons n'ont jamais plus d'énergie que quand ils font l'effet des couleurs.

Mais lorsqu'il est question d'émouvoir le cœur et d'enflammer les passions, c'est tout autre chose. L'impression successive du discours, qui frappe à coups redoublés, vous donne bien une autre émotion que la présence de l'objet même, où d'un coup d'œil vous avez tout vu. Supposez une situation de douleur parfaitement connue; un voyant la personne affligée vous serez diffici

tement ému jusqu'à pleurer; mais laissez-lui le temps de vous dire tout ce qu'elle sent, et bientôt vous allez fondre en larmes. Ce n'est qu'ainsi que les scènes de tragédie font leur effet (1). La seule pantomime sans discours vous laissera presque tranquille; le discours sans geste vous arrachen des pleurs. Les passions ont leurs gestes, maiselles ont aussi leurs accens; et ces accens qui nous font tressaillir, ces accens auxquels on ne peut dere ber son organe, pénètrent par lui jusqu'au fad du cœur, y portent malgré nous les mouvemens qui les arrachent, et nous font sentir ce que entendons. Concluons que les signes visibles

[ocr errors]
[ocr errors]

mais Finteet que

nous aurions

dent l'imitation plus exacte, s'excite mieux par les sons. Ceci me fait penser que si nous n'avions mais eu que des besoins physiques, fort bien pu ne parler jamais, et nous entende parfaitement par la seule langue du geste. Nous a rions pu établir des sociétés peu différentes dece qu'elles sont aujourd'hui, ou qui même auraiest marché mieux à leur but. Nous aurions pu inst tuer des lois, choisir des chefs, inventer des arts, établir le commerce, et faire, en un mot, presque autant de choses que nous en faisons par l

[ocr errors]

(1) J'ai dit ailleurs pourquoi les malheurs feints nous to qui n'eut de ses jours pitié d'aucun malheureux. L'invention chent bien plus que les véritables. Tel sanglote à la tragé teatre est admirable pour enorgueillir notre amour propre Youtes les vertus que nous n'avons point.

cours de la parole. La langue épistolaire des salams (1) transmet, sans crainte des jaloux, les secrets de la galanterie orientale à travers les harems les mieux gardés. Les muets du grand-seigneur s'entendent entre eux, et entendent tout ce qu'on leur dit par signes, tout aussi bien qu'on peut le dire par le discours. Le sieur Pereyre (*), et ceux qui, comme lui, apprennent aux muets nonseulement à parler, mais à savoir ce qu'ils disent, sont bien forcés de leur apprendre auparavant une autre langue non moins compliquée, à l'aide de laquelle ils puissent leur faire entendre celle-là.

Chardin dit qu'aux Indes les facteurs se pre nant la main l'un à l'autre, et modifiant leurs attouchemens d'une manière que personne ne peut apercevoir, traitent ainsi publiquement, mais en secret, toutes leurs affaires sans s s'être dit un seul mot. Supposez ces facteurs aveugles, sourds et muets, ils nc s'entendront pas moins entre eux; ce qui montre que des deux sens par lesquels

(1) Les salams sont des multitudes de choses les plus communes, comme une orange, un ruban, du charbon, etc. dont l'envoi forme un sens connu de tous les amans dans les pays où cette langue est en usage.

(*) Son véritable nom était Pereyra (Jacob Rodriguez), espagnol de naissance. Il f appelé à Paris en 1760, reçut une pension du roi, et ouvrit la carrière au célèbre abbé de l'Épée. Buffon fut témoin de ses succès, et en donne une haute idée dans son Histoire naturelle de l'Homme. Voyez l'article consacré au sens de l'ouie,

66 ESSAI SUR L'ORIGINE DES LANGUES,
ous sommes actifs, un seul suffirait pour nous
rmer un langage.

pou

la même; ils n'en changent point,
le moindre progrès. La langue de co
partient qu'à l'homme. Voilà
fait des progrès, soit en bien, soit e
quoi les animaux n'en font point.
tinction parait mener loin: on l'ex
par la difference des organes. Je se
voir cette explication.

Il paraît encore par les mêmes observations e l'invention de l'art de communiquer nos ées dépend moins des organes qui nous servent cette communication, que d'une faculté propre homme, qui lui fait employer ses organes à cet age, et qui, si ceux-là lui manquaient, lui en aient employer d'autres à la même fin. Donnez homme une organisation tout aussi grossière il vous plaira sans doute il acquerra moins Hées; mais pourvu seulement qu'il y ait entre et ses semblables quelque moyen de commuation par lequel l'un puisse agir et l'autre senils parviendront à se communiquer enfin tout ant d'idées qu'ils en auront.

CHAPITRE II.

Que la premiere invention de la parole r besoins, mais des passions

Il est donc à croire que les beso les premiers gestes, et que les passion les premières voix. En suivant ave tions la trace des faits, peut-être f Sonner sur l'origine des langues to qu'on a fait jusqu'ici. Le génie des tales, les plus anciennes qui nous so dément absolument la marche did imagine dans leur composition. Ces rien de méthodique et de raison vives et figurées. On nous fait d premiers hommes des langues de Nous voyons que ce furent des lang Cela dut être. On ne commen

Les animaux ont pour cette communication
- organisation plus que suffisante, et jamais
un d'eux n'en a fait cet usage. Voilà, ce me
ble, une différence bien caractéristique. Ceux
tre eux qui travaillent et vivent en commun,
astors, les fourmis, les abeilles, ont quelque
ue naturelle pour s'entre-communiquer, je
fais aucun doute. Il y a même lieu de croire
a langue des castors et celle des fourmis sont
le geste et parlent seulement aux yeux. Quoi
en soit, par cela même que les
unes et les

s de ces langues sont naturelles, elles ne
pas acquises; les animaux qui les parlent les
n naissant ils les ont tous, et partout la

:

sonner,

mais

hommes inventèrent la parole pour
par sentir. On pr

la même ; ils n'en changent point, ils n'y font pas le moindre progrès. La langue de convention n'appartient qu'à l'homme. Voilà pourquoi l'homme fait des progrès, soit en bien, soit en mal, et pourquoi les animaux n'en font point. Cette seule distinction parait mener loin on l'explique, dit-on, par la différence des organes. Je serais curieux de voir cette explication.

CHAPITRE II.

Que la première invention de la parole ne vient pas des besoins, mais des passions.

Il est donc à croire que les besoins dictèrent les premiers gestes, et que les passions arrachérent les premières voix. En suivant avec ces distinctions la trace des faits, peut-être faudrait-il raisonner sur l'origine des langues tout autrement. qu'en a fait jusqu'ici. Le génie des langues orientales, les plus anciennes qui nous soient connues, dément absolument la marche didactique qu'on imagine dans leur composition. Ces langues n'ont rien de méthodique et de raisonné; elles sont vives et figurées. On nous fait du langage des premiers hommes des langues de géomètres, et nous voyons que ce furent des langues de poëtes.

Cela dut être. On ne commença pa's par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs

« PreviousContinue »