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par les armes que j'ai besoin de les défendre. On doit dire la même chose des injures, des torts, des réparations, et de tous les différends imprévus qui peuvent s'élever entre deux souverains; et le même pouvoir qui doit défendre leurs droits doit aussi redresser leurs griefs.

Quant au dernier article, la solution saute aux yeux. On voit d'abord que, n'ayant plus d'agresseur à craindre, on n'a plus besoin de traité défensif, et que, comme on ne saurait en faire de plus solide et de plus sûr que celui de la grande confé dération, tout autre serait inutile, illégitime, et par conséquent nul.

Il n'est donc pas possible que la confédération, une fois établic, puisse laisser aucune semence de guerre entre les confédérés, et que l'objet de la paix perpétuelle ne soit exactement rempli par l'exécution du système proposé.

Il nous reste maintenant à examiner l'autre question, qui regarde l'avantage des parties contractantes; car on sent bien que vainement ferait-on parler l'intérêt public au préjudice de l'in térêt particulier. Prouver que la paix est en géné ral préférable à la guerre, c'est ne rien dire à celui qui croit avoir des raisons de préférer la guerre à la paix; et lui montrer les moyens d'établir une paix durable, ce n'est que l'exciter à s'y opposer.

En effet, dira-t-on, vous ôtez aux souverains le droit de se faire justice à eux-mêmes, c'est-à-dire le précieux droit d'être injustes quand il leur

plait; vous leur ôtez le pouvoir de s'agrandir aux dépens de leurs voisins; vous les faites renoncer à ces antiques prétentions qui tirent leur prix de leur obscurité, parce qu'on les étend avec sa fortune, à cet appareil de puissance et de terreur dont ils aiment à effrayer le monde, à cette gloire des conquêtes dont ils tirent leur honneur; et, pour tout dire enfin, vo: s les forcez d'être équitables et pacifiques. Quels seront les dédommagemens de tant de cruelles privations?

à

Je n'oserais répondre, avec l'abbé de Saint-. Pierre, que la véritable gloire des princes consiste procurer l'utilité publique et le bonheur de leurs sujets; que tous leurs intérêts sont subordonnés à leur réputation, et que la réputation qu'on acquiert auprès des sages se mesure sur le bien que l'on fait aux hommes; que l'entreprise d'une paix perpétuelle, étant la plus grande qui ait jamais été faite, est la plus capable de couvrir son auteur d'une gloire immortelle; que cette même entreprise, étant aussi la plus utile aux peuples, est encore la plus honorable aux souverains, la seule surtout qui ne soit pas souillée de sang, de rapines, de pleurs, de malédictions; et qu'enfin le plus sur moyen de se distinguer dans fa foule des rois est de travailler au bonheur public. Laissons aux harangueurs ces discours qui, dans les cabinets des ministres, ont couvert de ridicule l'auteur et ses projets, mais ne méprisons

pas comme eux ses raisons; et, quoi qu'il en soit des vertus des princes, parlons de leurs intérêts.

Toutes les puissances de l'Europe ont des droits ou des prétentions les unes contre les autres; ces droits ne sont pas de nature à pouvoir jamais étre parfaitement éclaircis, parce qu'il n'y a point, pour en juger, de règle commune et constante, et qu'ils sont souvent fondés sur des faits équivoques ou incertains. Les différends qu'ils causent ne sauraient non plus être jamais terminés sans retour, tant faute d'arbitre compétent, que parce que chaque prince revient dans l'occasion, sans scrupule, sur les cessions qui lui ont été arrachées Far force dans des traités par les plus puissans, ou après des guerres malheureuses. C'est donc une erreur de ne songer qu'à ses prétentions sur les autres, et d'oublier celles des autres sur nous, lorsqu'il n'y a d'aucun côté ni plus de justice ni plus d'avantage dans les moyens de faire valoir ces prétentions réciproques. Sitôt que tout dépend de la fortune, la possession actuelle est d'un prix que la sagesse ne permet pas de risquer contre le profit à venir, même à chance égale; et tout le monde blame un homme à son aise qui, dans l'espoir de doubler son bien, l'ose risquer en un coup de dé. Mais nous avons fait voir que, dans les projets d'agrandissement, chacun, même dans le système actuel, doit trouver une résistance supérieure à son effort; d'où il suit que les plus puissans n'ayant aucune raison de jouer, ni les plus

pour

faibles aucun espoir de profit, c'est un bien tous de renoncer à ce qu'ils désirent, pour s'assu

rer ce qu'ils possèdent.

Considérons la consommation d'hommes, d'argent, de forces de toute espèce, l'épuisement où la plus heureuse guerre jette un état quelconque, et comparons ce préjudice aux avantages qu'il en retire, nous trouverons qu'il perd souvent quand il croit gagner, et que le vainqueur, toujours plus faible qu'avant la guerre, n'a de consolation que de voir le vaincu plus affaibli que lui; encore cet avantage est-il moins récl qu'apparent, parce que la supériorité qu'on peut avoir acquise sur son adversaire, on l'a perdue en même temps contre les puissances neutres, qui, sans changer d'état, se fortifient, par rapport à nous, de tout notre affaiblissement.

Si tous les rois ne sont pas revenus encore de la folie des conquêtes, il semble au moins que les plus sages commencent à entrevoir qu'elles coùtent quelquefois plus qu'elles ne valent. Sans entrer à cet égard dans mille distinctions qui nous mèneraient trop loin, on peut dire en général qu'un prince qui, pour reculer ses frontières, perd autant de ses anciens sujets qu'il en acquiert de nouveaux, s'affaiblit en s'agrandissant, parce qu'avec un plus grand espace à défendre il n'a pas plus de défenseurs. Or, on ne peut ignorer que, par la manière dont la guerre se fait aujourd'hui, la moindre dépopulation qu'elle produit est celle

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qui se fait dans les armées ; c'est bien là la perte apparente et sensible; mais il s'en fait en même temps dans tout l'état une plus grave et plus irré parable que celles des hommes qui meurent, par ceux qui ne naissent pas, par l'augmentation des impôts, par l'interruption du commerce, par a désertion des campagnes, par l'abandon de l'agriculture: ce mal, qu'on n'aperçoit point d'abord, se fait sentir cruellement dans la suite; et c'est alors qu'on est étonné d'être si faible, pour s'être rendu si puissant.

Ce qui rend encore les conquêtes moins intéressantes, c'est qu'on sait maintenant par quels moyens on peut doubler et tripler sa puissance, non-seulement sans étendre son territoire, mais quelquefois en le resserraut, comme fit très-sagement l'empereur Adrien (*). On sait que ce sont les hommes seuls qui font la force des rois, et c'est une proposition qui découle de ce que je viens de dire, que de deux états qui nourrissent le même nombre d'habitans, celui qui occupe une moindre étendue de terre est réellement le plus puissant. C'est donc par de bonnes lois, par une sage police, par de grandes vues économiques, qu'un souverain judicieux est sûr d'augmenter ses forces sans rien donner au hasard. Les véritables conquêtes qu'il fait sur ses voisins sont les établisse

(*) Adrien abandonna volontairement tous les pays que Tra jan, son prédécesseur, avait conquis et réunis à l'empire romain,

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