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contient toutes; elle aboutit au chaos. Il n'y a donc pas de livre dont on ne puisse extraire une proposition isolée, incomplète, fausse, et qui ne renferme par conséquent tout un monde d'erreurs et de désordres. En conscience, je crois que la définition que les économistes ont donnée du mot Valeur est de ce nombre. On vient de voir que cette définition les a conduits eux-mêmes à jeter sur la légitimité de la Propriété foncière, et, par voie de déduction, sur le capital, un doute dangereux ; et ils ne se sont arrêtés dans cette voie funeste que par une inconséquence. Cette inconséquence les a sauvés. Ils ont repris leur marche dans la voie du Vrai, et leur erreur, si c'en est une, est dans leurs livres une tache isolée. Le socialisme est venu qui s'est emparé de la fausse définition, non pour la réfuter, mais pour l'adopter, la corroborer, en faire le point de départ de sa propagande, et en exprimer toutes les conséquences. Il y avait là, de nos jours, un danger social imminent, et c'est pourquoi j'ai cru qu'il était de mon devoir de dire toute ma pensée, de remonter jusqu'aux sources de la fausse théorie. Que si l'on en voulait induire que je me sépare de mes maîtres Smith et Say, de mes amis Blanqui et Garnier, uniquement parce que, dans une ligne perdue au milieu de leurs savants et excellents écrits, ils auraient fait une fausse application, selon moi, du mot Valeur; si l'on en concluait que je n'ai plus foi dans l'économie politique et les économistes, je ne pourrais que protester, et, au reste, il y a la plus énergique des protestations dans le titre même de ce livre.

X

CONCURRENCE

L'économie politique n'a pas, dans tout son vocabulaire, un mot qui ait autant excité la fureur des réformateurs modernes que le mot Concurrence, auquel, pour le rendre plus odieux, ils ne manquent jamais d'accoler l'épithète : anarchique.

Que signifie Concurrence anarchique? Je l'ignore. Que peut-on mettre à sa place? Je ne le sais pas davantage.

J'entends bien qu'on me crie: Organisation! Association ! Mais qu'est-ce à dire ? Il faut nous entendre une fois pour toutes. Il faut enfin que je sache quel genre d'autorité ces écrivains entendent exercer sur moi et sur tous les hommes vivant à la surface du globe; car, en vérité, je ne leur en reconnais qu'une, celle de la raison s'ils peuvent la mettre de leur côté. Eh bien ! veulent-ils me priver du droit de me servir de mon jugement quand il s'agit de mon existence? Aspirent-ils à m'ôter la faculté de comparer les services que je rends à ceux que je reçois ? Entendent-ils que j'agisse sous l'influence de la contrainte par eux exercée et non sous celle de mon intelligence? S'ils me laissent ma liberté, la Concurrence reste. S'ils me la ravissent, je ne suis que leur esclave. L'association sera libre et volontaire, disent-ils. A la bonne heure! Mais alors chaque groupe d'associés sera à l'égard des autres groupes ce que

sont aujourd'hui les individus entre eux, et nous aurons encore la Concurrence. L'association sera intégrale. Oh! ceci passe la plaisanterie. Quoi ! la concurrence anarchique désole actuellement la société; et il nous faut attendre, pour guérir de cette maladie, que, sur la foi de votre livre, tous les hommes de la terre, Français, Anglais, Chinois, Japonais, Cafres, Hottentots, Lapons, Cosaques, Patagons, se soient mis d'accord pour s'enchaîner à tout jamais à une des formes d'association que vous avez imaginées ? Mais prenez garde, c'est avouer que la Concurrence est indestructible; et oserez-vous dire qu'un phénomène indestructible. par conséquent providentiel, puisse être malfaisant?

Et après tout, qu'est-ce que la Concurrence? Est-ce une chose existant et agissant par elle-même comme le choléra? Non, Concurrence, ce n'est qu'absence d'oppression. En ce qui m'intéresse, je veux choisir pour moi-même et ne veux pas qu'un autre choisisse pour moi, malgré moi; voilà tout. Et si quelqu'un prétend substituer son jugement au mien dans les affaires qui me regardent, je demanderai de substituer le mien au sien dans les transactions qui le concernent. Où est la garantie que les choses en iront mieux? Il est évident que la Concurrence, c'est la liberté. Détruire la liberté d'agir c'est détruire la possibilité et par suite la faculté de choisir, de juger, de comparer; c'est tuer l'intelligence, c'est tuer la pensée, c'est tuer l'homme. De quelque côté qu'ils partent, voilà où aboutissent toujours les réformateurs modernes; pour améliorer la société, ils commencent par anéantir l'individu, sous prétexte que tous les maux en viennent, comme si tous les biens n'en venaient pas aussi. Nous avons vu que les services s'échangent contre les services. Au fond, chacun de nous porte en ce monde la responsabilité de pourvoir à ses satisfactions par ses efforts. Donc un homme nous épargne une peine; nous devons lui en épargner une à notre tour. Il nous confère une satisfac

tion résultant de son effort; nous devons faire de même pour lui.

Mais qui fera la comparaison? car, entre ces efforts, ces peines, ces services échangés, il y a, de toute nécessité, une comparaison à faire pour arriver à l'équivalence, à la justice, à moins qu'on ne nous donne pour règle l'injustice, l'inégalité, le hasard, ce qui est une autre manière de mettre l'intelligence humaine hors de cause. Il faut donc un juge ou des juges. Qui le sera? N'est-il pas bien naturel que, dans chaque circonstance, les besoins soient jugés par ceux qui les éprouvent, les satisfactions par ceux qui les recherchent, les efforts par ceux qui les échangent? Et est-ce sérieusement qu'on nous propose de substituer à cette universelle vigilance des intéressés une autorité sociale (fût-ce celle du réformateur lui-même), chargée de décider sur tous les points du globe les délicates conditions de ces échanges innombrables? Ne voit-on pas que ce serait créer le plus faillible, le plus universel, le plus immédiat, le plus inquisitorial, le plus insupportable, le plus actuel, le plus intime, et disons, fort heureusement, le plus impossible de tous les despotismes que jamais cervelle de pacha ou de mufti ait pu concevoir ?

Il suffit de savoir que la Concurrence n'est autre chose que l'absence d'une autorité arbitraire comme juge des échanges, pour en conclure qu'elle est indestructible. La force abusive peut certainement restreindre, contrarier, gêner la liberté de troquer, comme la liberté de marcher; mais elle ne peut pas plus anéantir l'une que l'autre sans anéantir l'homme. Cela étant ainsi, reste à savoir si la Concurrence agit pour le bonheur ou le malheur de l'humanité ; question qui revient à celle-ci : L'humanité est-elle naturellement progressive ou fatalement rétrograde?

Je ne crains pas de le dire: la Concurrence, que nous pourrions bien nommer la Liberté, malgré les répulsions

qu'elle soulève, en dépit des déclamations dont on la poursuit, est la loi démocratique par essence. C'est la plus progressive, la plus égalitaire, la plus communautaire de toutes celles à qui la Providence a confié le progrès des sociétés humaines. C'est elle qui fait successivement tomber dans le domaine commun la jouissance des biens que la nature ne semblait avoir accordés gratuitement qu'à certaines contrées. C'est elle qui fait encore tomber dans le domaine commun toutes les conquêtes dont le génie de chaque siècle accroît le trésor des générations qui le suivent, ne laissant ainsi en présence que des travaux complémentaires s'échangeant entre eux, sans réussir, comme ils le voudraient, à se faire rétribuer pour le concours des agents naturels; et si ces travaux, comme il arrive toujours à l'origine, ont une valeur qui ne soit pas proportionnelle à leur intensité, c'est encore la Concurrence qui, par son action inaperçue, mais incessante, ramène un équilibre sanctionné par la justice et plus exact que celui que tenterait vainement d'établir la sagacité faillible d'une magistrature humaine. Loin que la Concurrence, comme on l'en accuse, agisse dans le sens de l'inégalité, on peut affirmer que toute inégalité factice est imputable à son absence; et si l'abîme est plus profond entre le grand lama et un paria qu'entre le président et un artisan des États-Unis, cela tient à ce que la Concurrence (ou la liberté), comprimée en Asie, ne l'est pas en Amérique. Et c'est pourquoi, pendant que les Socialistes voient dans la Concurrence la cause de tout mal, c'est dans les atteintes qu'elle reçoit qu'il faut chercher la cause perturbatrice de tout bien. Encore que cette grande loi ait été méconnue des Socialistes et de leurs adeptes, encore qu'elle soit souvent brutale dans ses procédés, il n'en est pas de plus féconde en harmonies sociales, de plus bienfaisante dans ses résultats généraux, il n'en est pas qui atteste d'une manière plus éclatante l'incommensurable supériorité des desseins de

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