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ne sauroit remonter au delà. Ce n'est pas le mot de liberté qui ne signifie rien, c'est celui de nécessité. Supposer quelque acte, quelque effet qui ne dérive pas d'un principe actif, c'est vraiment supposer des effets sans cause, c'est tomber dans le cercle vicieux. Ou il n'y a point de première impulsion, ou toute première impulsion n'a nulle cause antérieure, et il n'y a point de véritable volonté sans liberté. L'homme est donc libre dans ses actions, et, comme tel, animé d'une substance immatérielle, c'est mon troisième article de foi. De ces trois premiers vous déduirez aisément tous les autres, sans que je continue à les compter.

et

Si l'homme est actif et libre, il agit de lui-même; tout ce qu'il fait librement n'entre point dans le système ordonné de la Providence, ne peut lui être imputé. Elle ne veut point le mal que fait l'homme, en abusant de la liberté qu'elle lui donne; mais elle ne l'empêche pas de le faire, soit que de la part d'un être si foible ce mal soit nul à ses yeux, soit qu'elle ne pût l'empêcher sans gêner sa liberté et faire un mal plus grand en dégradant sa nature. Elle l'a fait libre afin qu'il fît, non le mal, mais le bien par choix. Elle l'a mis en état de faire ce choix en usant bien des facultés dont elle l'a doué; mais elle a tellement borné sès forces, que l'abus de la liberté qu'elle lui laisse ne peut troubler l'ordre général. Le mal que l'homme fait retombe sur lui sans rien changer au système du monde, sans empêcher que l'espèce humaine elle-même ne se conserve malgré qu'elle en ait. Murmurer de ce que Dieu ne l'empêche pas de faire le mal, c'est murmurer de ce qu'il l'a fit d'une nature excellente, de ce qu'il mit à ses actions la moralité a suprême qui les ennoblit, de ce qu'il lui donna droit à la vertu. La jouissance est dans le contentement de soi-même; c'est pour mériter. ce contentement que nous sommes placés sur la terre et doués de la liberté, que nous sommes tentés par les passions et retenus par la conscience. Que pouvoit de plus en notre faveur la puissance divine elle-même ? Pouvoit-elle mettre de la contradiction dans notre nature et donner le prix d'avoir bien fait à qui n'eut pas le pouvoir de mal faire? Quoi! pour empêcher l'homme d'être méchant, falloit-il le borner à l'instinct et le faire bête? Non, Dieu de mon âme, je ne te reprocherai jamais de l'avoir faite à ton image, afin que je pusse être libre, bon et heureux comme toi.

C'est l'abus de nos facultés qui nous rend malheureux et méchans. Nos chagrins, nos soucis, nos peines, nous viennent de nous. Le mal moral est incontestablement notre ouvrage, et le mal physique ne seroit rien sans nos vices, qui nous l'ont rendu sensible. N'est-ce pas pour nous conserver que la nature nous fait sentir nos besoins? La douleur du corps n'est-elle pas un signe que la machine se dérange, et un avertissement d'y pourvoir? La mort.... Les méchans n'empoisonnent-ils pas leur vie et la nôtre ? Qui est-ce qui voudroit toujours vivre? La mort est le remède aux maux que vous vous faites; la nature a voulu que vous ne souffrissiez pas toujours. Combien l'homme vivant dans la simplicité primitive est sujet à peu de maux ! il vit presque sans maladies ainsi que sans passions, et ne prévoit ni ne sent la mort; quand

il la sent, ses misères la lui rendent désirable : dès lors elle n'est plus un mal pour lui. Si nous nous contentions d'être ce que nous sommes, nous n'aurions point à déplorer notre sort; mais pour chercher un bien-être imaginaire, nous nous donnons beaucoup de maux réels. Qui ne sait pas supporter un peu de souffrance doit s'attendre à beaucoup souffrir. Quand on a gâté sa constitution par une vie déréglée, on veut la rétablir par des remèdes; au mal qu'on sent on ajoute celui qu'on craint; la prévoyance de la mort la rend horrible et l'accélère; plus on la veut fuir, plus on la sent; et l'on meurt de frayeur durant toute sa vie, en murmurant contre la nature, des maux qu'on s'est faits en l'offensant.

Homme, ne cherche plus l'auteur du mal; cet auteur, c'est toimême. Il n'existe point d'autre mal que celui que tu fais ou que tu souffres, et l'un et l'autre vient de toi. Le mal général ne peut être que dans le désordre, et je vois dans le système du monde un ordre qui ne se dément point. Le mal particulier n'est que dans le sentiment de l'être qui souffre; et ce sentiment l'homme ne l'a pas reçu de la nature, il se l'est donné. La douleur a peu de prise sur quiconque, ayant peu réfléchi, n'a ni souvenir ni prévoyance. Otez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l'ouvrage de l'homme et tout est bien.

Où tout est bien rien n'est injuste. La justice est inséparable de la bonté; or la bonté est l'effet nécessaire d'une puissance sans borne, et de l'amour de soi, essentiel à tout être qui se sent. Celui qui peut tout étend, pour ainsi dire, son existence avec celle des êtres. Produire et conserver sont l'acte perpétuel de la puissance; elle n'agit point sur ce qui n'est pas; Dieu n'est pas le dieu des morts, il ne pourroit être destructeur et méchant sans se nuire. Celui qui peut tout ne peut vouloir que ce qui est bien'. Donc l'Etre souverainement bon, parce qu'il est souverainement puissant, doit être aussi souverainement juste, autrement il se contrediroit lui-même, car l'amour de l'ordre qui le produit s'appelle bonté, et l'amour de l'ordre qui le conserve s'appelle justice.

Dieu, dit-on, ne doit rien à ses créatures. Je crois qu'il leur doit tout ce qu'il leur promit en leur donnant l'être. Or c'est leur promettre un bien que de leur en donner l'idée et de leur en faire sentir le besoin. Plus je rentre en moi, plus je me consulte, et plus je lis ces mots écrits dans mon âme : Sois juste et tu seras heureux. Il n'en est rien pourtant, à considérer l'état présent des choses; le méchant prospère, et le juste reste opprimé. Voyez aussi quelle indignation s'allume en nous quand cette attente est frustrée ! la conscience s'élève et murmure contre son auteur; elle lui crie en gémissant : « Tu m'as trompé ! »

Je t'ai trompé, téméraire! et qui te l'a dit? Ton âme est-elle anéan

1. Quand les anciens appeloient optimus maximus le Dieu suprême, ils disoient très-vrai mais en disant maximus optimus, ils auroient parlé plus exactement, puisque sa bonté vient de sa puissance; il est bon parce qu'il est grand.

ROUSSEAU II

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tie? As-tu cessé d'exister? O Brutus! ô mon fils! ne souille point ta noble vie en la finissant; ne laisse point ton espoir et ta gloire avec ton corps aux champs de Philippes. Pourquoi dis-tu : La vertu n'est rien, quand tu vas jouir du prix de la tienne! Tu vas mourir, penses-tu : non, tu vas vivre, et c'est alors que je tiendrai tout ce que je t'ai promis.

On diroit, aux murmures des impatiens mortels, que Dieu leur doit la récompense avant le mérite, et qu'il est obligé de payer leur vertu d'avance. Oh! soyons bons premièrement, et puis nous serons heureux. N'exigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail. Ce n'est point dans la lice, disoit Plutarque', que les vainqueurs de nos jeux sacrés sont couronnés, c'est après qu'ils l'ont parcourue.

Si l'âme est immatérielle, elle peut survivre au corps; et si elle lui survit, la Providence est justifiée. Quand je n'aurois d'autre preuve de l'immatérialité de l'âme que le triomphe du méchant et l'oppression du juste en ce monde, cela seul m'empêcheroit d'en douter. Une si choquante dissonance dans l'harmonie universelle me feroit chercher à la résoudre. Je me dirois : « Tout ne finit pas pour nous avec la vie, tout rentre dans l'ordre à la mort. » J'aurois, à la vérité, l'embarras de me demander où est l'homme, quand tout ce qu'il avoit de sensible est détruit. Cette question n'est plus une difficulté pour moi, sitôt que j'ai reconnu deux substances. Il est très-simple que, durant ma vie corporelle, n'apercevant rien que par mes sens, ce qui ne leur est point soumis m'échappe. Quand l'union du corps et de l'âme est rompue, je conçois que l'un peut se dissoudre et l'autre se conserver. Pourquoi la destruction de l'un entraîneroit-elle la destruction de l'autre ? Au contraire, étant de natures si différentes, ils étoient, par leur union, dans un état violent; et quand cette union cesse, ils rentrent tous deux dans leur état naturel la substance active et vivante regagne toute la force qu'elle employoit à mouvoir la substance passive et morte. Hélas! je le sens trop par mes vices, l'homme ne vit qu'à moitié durant sa vie, et la vie de l'âme ne commence qu'à la mort du corps.

Mais quelle est cette vie? et l'âme est-elle immortelle par sa nature? Je l'ignore. Mon entendement borné ne conçoit rien sans bornes; tout ce qu'on appelle infini m'échappe. Que puis-je nier, affirmer? queis raisonnemens puis-je faire sur ce que je ne puis concevoir? Je crois que l'âme survit au corps assez pour le maintien de l'ordre; qui sait si c'est assez pour durer toujours? Toutefois je conçois comment le corps s'use et se détruit par la division des parties mais je ne puis concevoir une destruction pareille de l'être pensant; et n'imaginant point comment il peut mourir, je présume qu'il ne meurt pas. Puisque cette présomption me console et n'a rien de déraisonnable, pourquoi craindrois-je de m'y livrer?

Je sens mon âme, je la connois par le sentiment et par la pensée; je sais qu'elle est, sans savoir quelle est son essence; je ne puis raisonner sur des idées que je n'ai pas. Ce que je sais bien, c'est que l'identité du moi ne se prolonge que par la mémoire, et que, pour être le même en

1. Traité, On ne peut vivre heureux selon Épicure, § 50.

effet, il faut que je me souvienne d'avoir été. Or je ne saurois me rappeler, après ma mort, ce que j'ai été durant ma vie, que je ne me rappelle aussi ce que j'ai senti, par conséquent ce que j'ai fait, et je ne doute point que ce souvenir ne fasse un jour la félicité des bons et le tourment des méchans. lci-bas, mille passions ardentes absorbent le sentiment interne et donnent le change aux remords. Les humiliations, les disgrâces qu'attire l'exercice des vertus, empêchent d'en sentir tous les charmes. Mais quand, délivrés des illusions que nous font le corps et les sens, nous jouirons de la contemplation de l'Etre suprême et des vérités éternelles dont il est la source, quand la beauté de l'ordre frappera toutes les puissances de notre âme, et que nous serons uniquement occupés à comparer ce que nous avons fait avec ce que nous avons dû faire, c'est alors que la voix de la conscience reprendra sa force et son empire; c'est alors que la volupté pure qui naît du contentement de soi-même, et le regret amer de s'être avili, distingueront par des sentimens inépuisables le sort que chacun se sera préparé. Ne me demandez point, ô mon bon ami, s'il y aura d'autres sources de bonheur et de peines; je l'ignore; et c'est assez de celle que j'imagine pour me consoler de cette vie, et m'en faire espérer une autre. Je ne dis point que les bons seront récompensés; car quel autre bien peut attendre un être excellent que d'exister selon sa nature? mais je dis qu'ils seront heureux, parce que leur auteur, l'auteur de toute justice, les ayant faits sensibles, ne les a pas faits pour souffrir; et que, n'ayant point abusé de leur liberté sur la terre, ils n'ont pas trompé leur destination par leur faute : ils ont souffert pourtant dans cette vie, ils seront donc dédommagés dans une autre. Ce sentiment est moins fondé sur le mérite de l'homme que sur la notion de bonté qui me semble inséparable de l'essence divine. Je ne fais que supposer les lois de l'ordre observées, et Dieu constant à lui-même1.

Ne me demandez pas non plus si les tourmens des méchans seront éternels, et s'il est de la bonté de l'auteur de leur être de les condamner à souffrir toujours; je l'ignore encore, et n'ai point la vaine curiosité d'éclaicir des questions inutiles. Que m'importe ce que deviendront les méchans? Je prends peu d'intérêt à leur sort. Toutefois j'ai peine à croire qu'ils soient condamnés à des tourmens sans fin. Si la suprême Justice se venge, elle se venge dès cette vie. Vous et vos erreurs, Ô nations! êtes ses ministres. Elle emploie les maux que vous vous faites à punir les crimes qui les ont attirés. C'est dans vos cœurs insatiables, rongés d'envie, d'avarice et d'ambition, qu'au sein de vos fausses prospérités les passions vengeresses punissent vos forfaits. Qu'est-il besoin d'aller chercher l'enfer dans l'autre vie? il est dès celle-ci dans le cœur des méchans.

Où finissent nos besoins périssables, où cessent nos désirs insensés,

4.

<< Non pas pour nous, non pas pour nous, Seigneur;
Mais pour ton nom, mais pour ton propre honneur,

O Dieu! fais-nous revivre! »

(Ps. cxv.)

7

doivent cesser aussi nos passions et nos crimes. De quelle perversité de purs esprits seroient-ils susceptibles? N'ayant besoin de rien, pourquoi seroient-ils méchans? Si, destitués de nos sens grossiers, tout leur bonheur est dans la contemplation des êtres, ils ne sauroient vouloir que le bien; et quiconque cesse d'être méchant peut-il être à jamais misérable? Voilà ce que j'ai du penchant à croire, sans prendre peine à me décider là-dessus. O Etre clément et bon! quels que soient tes décrets, je les adore si tu punis éternellement les méchans, j'anéantis ma foible raison devant ta justice; mais si les remords de ces infortunés doivent s'éteindre avec le temps, si leurs maux doivent finir, et si la même paix nous attend tous également un jour, je t'en loue. Le méchant n'est-il pas mon frère ? Combien de fois j'ai été tenté de lui ressembler! Que, délivré de sa misère, il perde aussi la malignité qui l'accompagne; qu'il soit heureux ainsi que moi : loin d'exciter ma jalousie, son bonheur ne fera qu'ajouter au mien.

C'est ainsi que, contemplant Dieu dans ses œuvres, et l'étudiant par ceux de ses attributs qu'il m'importoit de connoître, je suis parvenu à étendre et augmenter par degré l'idée, d'abord imparfaite et bornée, que je me faisois de cet être immense. Mais si cette idée est devenue plus noble et plus grande, elle est aussi moins proportionnée à la raison humaine. A mesure que j'approche en esprit de l'éternelle lumière, son éclat m'éblouit, me trouble, et je suis forcé d'abandonner toutes les notions terrestres qui m'aidoient à l'imaginer. Dieu n'est plus corporel et sensible; la suprême Intelligence qui régit le monde n'est plus le monde même : j'élève et fatigue en vain mon esprit à concevoir son essence inconcevable. Quand je pense que c'est elle qui donne la vie et l'activité à la substance vivante et active qui régit les corps animés; quand j'entends dire que mon âme est spirituelle et que Dieu est un esprit, je m'indigne contre cet avilissement de l'essence divine; comme si Dieu et mon âme étoient de même nature! comme si Dieu n'étoit pas le seul être absolu, le seul vraiment actif, sentant, pensant, voulant par lui-même, et duquel nous tenons la pensée, le sentiment, l'activité, la volonté, la liberté, l'être! Nous ne sommes libres que parce qu'il veut que nous le soyons, et sa substance inexplicable est à nos âmes ce que nos âmes sont à nos corps. S'il a créé la matière, les corps, les esprits, le monde, je n'en sais rien. L'idée de création me confond et passe ma portée : je la crois autant que je la puis concevoir : mais je sais qu'il a formé l'uuivers et tout ce qui existe, qu'il a tout fait, tout ordonné. Dieu est éternel, sans doute; mais mon esprit peut-il embrasser l'idée de l'éternité? Pourquoi me payer de mots sans idée? Ce que je conçois, c'est qu'il est avant les choses, qu'il sera tant qu'elles subsisteront, et qu'il seroit même au delà, si tout devoit finir un jour. Qu'un être que je ne conçois pas donne l'existence à d'autres êtres, cela n'est qu'obscur et incompréhensible; mais que l'être et le néant se convertissent d'eux-mêmes l'un dans l'autre, c'est une contradiction palpable, c'est une claire absurdité.

Dieu est intelligent; mais comment l'est-il? L'homme est intelligent quand il raisonne, et la suprême Intelligence n'a pas besoin de raison

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