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réellement arrivés à l'auteur du papier que je vais transcrire : c'est à vous de voir si l'on peut en tirer des réflexions utiles sur le sujet dont il s'agit. Je ne vous propose point le sentiment d'un autre ou le mien pour règle; je vous l'offre à examiner.

<< Il y a trente ans que, dans une ville d'Italie, un jeune homme expatrié se voyoit réduit à la dernière misère. Il étoit né calviniste; mais, par les suites d'une étourderie, se trouvant fugitif, en pays étranger, sans ressource, il changea de religion pour avoir du pain. Il y avoit dans cette ville un hospice pour les prosélytes; il y fut admis. En l'instruisant sur la controverse, on lui donna des doutes qu'il n'avoit pas, et on lui apprit le mal qu'il ignoroit: il entendit des dogmes nouveaux, il vit des mœurs encore plus nouvelles; il les vit, et faillit en être la victime. Il voulut fuir; on l'enferma; il se plaignit, on le punit de ses plaintes à la merci de ses tyrans, il se vit traiter en criminel pour n'avoir pas voulu céder au crime. Que ceux qui savent combien la première épreuve de la violence et de l'injustice irrite un jeune cœur sans expérience se figurent l'état du sien. Des larmes de rage couloient de ses yeux, l'indignation l'étouffoit : il imploroit le ciel et les hommes, il se confioit à tout le monde, et n'étoit écouté de personne. Il ne voyoit que de vils domestiques soumis à l'infâme qui l'outrageoit, ou des complices du même crime, qui se railloient de sa résistance et l'excitoient à les imiter. Il étoit perdu sans un honnête ecclésiastique qui vint à l'hospice pour quelque affaire, et qu'il trouva le moyen de consulter en secret. L'ecclésiastique étoit pauvre et avoit besoin de tout le monde; mais l'opprimé avoit encore plus besoin de lui; il n'hésita pas à favoriser son évasion, au risque de se faire un dangereux ennemi.

<< Échappé au vice pour rentrer dans l'indigence, le jeune homme luttoit sans succès contre sa destinée: un moment il se crut au-dessus d'elle. A la première lueur de fortune ses maux et son protecteur furent oubliés. Il fut bientôt puni de cette ingratitude; toutes ses espérances s'évanouirent; sa jeunesse avoit beau le favoriser, ses idées romanesques gâtoient tout. N'ayant ni assez de talens ni assez d'adresse pour se faire un chemin facile, ne sachant être ni modéré ni méchant, il prétendit à tant de choses qu'il ne sut parvenir à rien. Retombé dans sa première détresse, sans pain, sans asile, prêt à mourir de faim, il se ressouvint de son bienfaiteur.

« Il y retourne, il le trouve, il en est bien reçu sa vue rappelle à l'ecclésiastique une bonne action qu'il avoit faite; un tel souvenir réjouit toujours l'âme. Cet homme étoit naturellement humain, compatissant; il sentoit les peines d'autrui par les siennes, et le bien-être n'avoit point endurci son cœur; enfin les leçons de la sagesse et une vertu éclairée avoient affermi son bon naturel. Il accueille le jeune homme, lui cherche un gîte, l'y recommande; il partage avec lui son nécessaire, à peine suffisant pour deux. Il fait plus, il l'instruit, le console, il lui apprend l'art difficile de supporter patiemment l'adversité. Gens à préjugés, est-ce d'un prêtre, est-ce en Italie, que vous eussiez espéré tout cela?

<< Cet honnête ecclésiastique étoit un pauvre vicaire savoyard, qu'une

aventure de jeunesse avoit mis mal avec son évêque, et qui avoit passé les monts pour chercher les ressources qui lui manquoient dans son pays. Il n'étoit ni sans esprit ni sans lettres; et avec une figure intéressante il avoit trouvé des protecteurs qui le placèrent chez un ministre pour élever son fils. Il préféroit la pauvreté à la dépendance, et il ignoroit comment il faut se conduire chez les grands. Il ne resta pas longtemps chez celui-ci : en le quittant il ne perdit point son estime, et comme il vivoit sagement et se faisoit aimer de tout le monde, il se flattoit de rentrer en grâce auprès de son évêque, et d'en obtenir quelque petite cure dans les montagnes pour y passer le reste de ses jours. Tel étoit le dernier terme de son ambition.

« Un penchant naturel l'intéressoit au jeune fugitif, et le lui fit examiner avec soin. Il vit que la mauvaise fortune avoit déjà flétri son cœur, que l'opprobre et le mépris avoient abattu son courage, et que sa fierté, changée en dépit amer, ne lui montroit dans l'injustice et la dureté des hommes que le vice de leur nature et la chimère de la vertu. Il avoit vu que la religion ne sert que de masque à l'intérêt, et le culte sacré de sauvegarde à l'hypocrisie : il avoit vu, dans la subtilité des vaines disputes, le paradis et l'enfer mis pour prix à des jeux de mots; il avoit vu la sublime et primitive idée de la Divinité défigurée par les fantasques imaginations des hommes; et, trouvant que pour croire en Dieu il falloit renoncer au jugement qu'on avoit reçu de lui, il prit dans le même dédain nos ridicules rêveries et l'objet auquel nous les appliquons. Sans rien savoir de ce qui est, sans rien imaginer sur la génération des choses, il se plongea dans sa stupide ignorance, avec un profond mépris pour tous ceux qui pensoient en savoir plus que lui.

«

<< L'oubli de toute religion conduit à l'oubli des devoirs de l'homme. Ce progrès étoit déjà plus d'à moitié fait dans le cœur du libertin. Ce n'étoit pas pourtant un enfant mal né; mais l'incrédulité, la misère, étouffant peu à peu le naturel, l'entraînoient rapidement à sa perte, et ne lui préparoient que les mœurs d'un gueux et la morale d'un athée.

« Le mal, presque inévitable, n'étoit pas absolument consommé. Le jeune homme avoit des connoissances, et son éducation n'avoit pas été négligée. Il étoit dans cet âge heureux où le sang en fermentation commence d'échauffer l'âme sans l'asservir aux fureurs des sens. La sienne avoit encore tout son ressort. Une honte native, un caractère timide, suppléoient à la gêne et prolongeoient pour lui cette époque dans laquelle vous maintenez votre élève avec tant de soins. L'exemple odieux d'une dépravation brutale et d'un vice sans charme, loin d'animer son imagination, l'avoit amortie. Longtemps le dégoût lui tint lieu de vertu pour conserver son innocence; elle ne devoit succomber qu'à de plus douces séductions.

«

L'ecclésiastique vit le danger et les ressources. Les difficultés ne le rebutèrent point: il se complaisoit dans son ouvrage; il résolut de l'achever, et de rendre à la vertu la victime qu'il avoit arrachée à l'infamie. Il s'y prit de loin pour exécuter son projet la beauté du motif animoit son courage et lui inspiroit des moyens dignes de son zèle.

Quel que fût le succès, il étoit sûr de n'avoir pas perdu son temps. On réussit toujours quand on ne veut que bien faire.

« Il commença par gagner la confiance du prosélyte en ne lui vendant point ses bienfaits, en ne se rendant point importun, en ne lui faisant point de sermons, en se mettant toujours à sa portée, en se faisant petit pour s'égaler à lui. C'étoit, ce me semble, un spectacle assez touchant de voir un homme grave devenir le camarade d'un polisson, et la vertu se prêter au ton de la licence pour en triompher plus sûrement. Quand l'étourdi venoit lui faire ses folles confidences, et s'épancher avec lui, le prêtre l'écoutoit, le mettoit à son aise sans approuver le mal il s'intéressoit à tout jamais une indiscrète censure ne venoit arrêter son babil et resserrer son cœur; le plaisir avec lequel il se croyoit écouté augmentoit celui qu'il prenoit à tout dire. Ainsi se fit sa confession générale sans qu'il songeât à rien confesser.

<< Après avoir bien étudié ses sentimens et son caractère, le prêtre vit clairement que, sans être ignorant pour son âge, il avoit oublié tout ce qu'il lui importoit de savoir, et que l'opprobre où l'avoit réduit la fortune étouffoit en lui tout vrai sentiment du bien et du mal. Il est un degré d'abrutissement qui ôte la vie à l'âme; et la voix intérieure ne sait point se faire entendre à celui qui ne songe qu'à se nourrir. Pour garantir le jeune infortuné de cette mort morale dont il étoit si près, il commença par réveiller en lui l'amour-propre et l'estime de soimême : il lui montroit un avenir plus heureux dans le bon emploi de ses talens; il ranimoit dans son cœur une ardeur généreuse par le récit des belles actions d'autrui; en lui faisant admirer ceux qui les avoient faites, il lui rendoit le désir d'en faire de semblables. Pour le détacher insensiblement de sa vie oisive et vagabonde, il lui faisoit faire des extraits de livres choisis; et feignant d'avoir besoin de ces extraits, il nourrissoit en lui le noble sentiment de la reconnoissance. Il l'instruisoit indirectement par ces livres; il lui faisoit reprendre assez bonne opinion de lui-même pour ne pas se croire un être inutile à tout bien, et pour ne vouloir plus se rendre méprisable à ses propres yeux.

« Une bagatelle fera juger de l'art qu'employoit cet homme bienfaisant pour élever insensiblement le cœur de son disciple au-dessus de la bassesse, sans paroître songer à son instruction. L'ecclésiastique avoit une probité si bien reconnue et un discernement si sûr, que plusieurs personnes aimoient mieux faire passer leurs aumônes par ses mains que par celles des riches curés des villes. Un jour qu'on lui avoit donné quelque argent à distribuer aux pauvres, le jeune homme eut, à ce titre, la lâcheté de lui en demander. « Non, dit-il, nous sommes frères, « vous m'appartenez, et je ne dois pas toucher à ce dépôt pour mon << usage. » Ensuite il lui donna de son propre argent autant qu'il en avoit demandé. Des leçons de cette espèce sont rarement perdues dans le cœur des jeunes gens qui ne sont pas tout à fait corrompus.

« Je me lasse de parler en tierce personne, et c'est un soin fort superflu; car vous sentez bien, cher concitoyen, que ce malheureux fugitif c'est moi-même je me crois assez loin des désordres de ma jeunesse

pour oser les avouer; et la main qui m'en tira mérite bien qu'aux dépens d'un peu de honte je rende au moins quelque honneur à ses bienfaits.

« Ce qui me frappoit le plus étoit de voir, dans la vie privée de mon digne maître, la vertu sans hypocrisie, l'humanité sans foiblesse, des discours toujours droits et simples, et une conduite toujours conforme à ces discours. Je ne le voyois point s'inquiéter si ceux qu'il aidoit alloient à vêpres, s'ils se confessoient souvent, s'ils jeûnoient les jours prescrits, s'ils faisoient maigre, ni leur imposer d'autres conditions semblables, sans lesquelles, dût-on mourir de misère, on n'a nulle assistance à espérer des dévots.

<< Encouragé par ses observations, loin d'étaler moi-même à ses yeux le zèle affecté d'un nouveau converti, je ne lui cachois point trop mes manières de penser, et ne l'en voyois pas plus scandalisé. Quelquefois j'aurois pu me dire : « Il me passe mon indifférence pour le culte que « j'ai embrassé en faveur de celle qu'il me voit aussi pour le culte dans << lequel je suis né; il sait que mon dédain n'est plus une affaire de parti. >> Mais que devois-je penser quand je l'entendois quelquefois approuver des dogmes contraires à ceux de l'Eglise romaine, et paroître estimer médiocrement toutes ses cérémonies? Je l'aurois cru protestant déguisé si je l'avois vu moins fidèle à ces mêmes usages dont il sembloit faire assez peu de cas; mais sachant qu'il s'acquittoit sans témoin de ses devoirs de prêtre aussi ponctuellement que sous les yeux du public, je ne savois plus que juger de ses contradictions. Au défaut près qui jadis avoit attiré sa disgrâce, et dont il n'étoit pas trop bien corrigé, sa vie étoit exemplaire, ses mœurs étoient irréprochables, ses discours honnêtes et judicieux. En vivant avec lui dans la plus étroite intimité, j'apprenois à le respecter chaque jour davantage, et tant de bonté m'ayant tout à fait gagné le cœur, j'attendois avec une curieuse inquiétude le moment d'apprendre sur quel principe il fondoit l'uniformité d'une vie aussi singulière.

« Ce moment ne vint pas sitôt. Avant de s'ouvrir à son disciple, il s'efforça de faire germer les semences de raison et de bonté qu'il jetoit dans son âme. Ce qu'il y avoit en moi de plus difficile à détruire étoit une orgueilleuse misanthropie, une certaine aigreur contre les riches et les heureux du monde, comme s'ils l'eussent été à mes dépens, et que leur prétendu bonheur eût été usurpé sur le mien. La folle vanité de la jeunesse, qui regimbe contre l'humiliation, ne me donnoit que trop de penchant à cette humeur colère, et l'amour-propre, que mon mentor tâchoit de réveiller en moi, me portant à la fierté, rendoit les hommes encore plus vils à mes yeux, et ne faisoit qu'ajouter pour eux le mépris à la haine.

« Sans combattre directement cet orgueil, il l'empêcha de se tourner en dureté d'âme; et sans m'ôter l'estime de moi-même, il la rendit moins dédaigneuse pour mon prochain. En écartant toujours la vaine apparence et me montrant les maux réels qu'elle couvre, il m'apprenoit à déplorer les erreurs de mes semblables, à m'attendrir sur leurs misères, et à les plaindre plus qu'à les envier. Emu de compassion sur les

foiblesses humaines par le profond sentiment des siennes, il voyoit partout les hommes victimes de leurs propres vices et de ceux d'autrui; il voyoit les pauvres gémir sous le joug des riches, et les riches sous le joug des préjugés, « Croyez-moi, disoit-il, nos illusions, << loin de nous cacher nos maux, les augmentent, en donnant un prix «à ce qui n'en a point, et nous rendant sensibles à mille fausses «privations que nous ne sentirions pas sans elles. La paix de l'âme << consiste dans le mépris de tout ce qui peut la troubler: l'homme qui << fait le plus de cas de la vie est celui qui sait le moins en jouir; et celui « qui aspire le plus avidement au bonheur est toujours le plus misérable. «-Ah! quels tristes tableaux! m'écriai-je avec amertume: s'il faut se << refuser à tout, que nous a donc servi de naître? et s'il faut mépriser le << bonheur même, qui est-ce qui sait être heureux? — C'est moi, répon<< dit un jour le prêtre d'un ton dont je fus frappé. — Heureux, vous! << si peu fortuné, si pauvre, exilé, persécuté, vous êtes heureux! Et << qu'avez-vous fait pour l'être? Mon enfant, reprit-il, je vous le

<< dirai volontiers. >>

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<< Là-dessus il me fit entendre qu'après avoir reçu mes confessions il vouloit me faire les siennes. « J'épancherai dans votre sein, me dit-il en << m'embrassant, tous les sentimens de mon cœur. Vous me verrez, sinon tel que je suis, au moins tel que je me vois moi-même. Quand vous << aurez reçu mon entière profession de foi, quand vous connoîtrez bien « l'état de mon âme, vous saurez pourquoi je m'estime heureux, et, si << vous pensez comme moi, ce que vous avez à faire pour l'être. Mais ces << aveux ne sont pas l'affaire d'un moment; il faut du temps pour vous << exposer tout ce que je pense sur le sort de l'homme et sur le vrai prix << de la vie : prenons une heure, un lieu commodes pour nous livrer pai<< siblement à cet entretien. >>

<< Je marquai de l'empressement à l'entendre. Le rendez-vous ne fut pas renvoyé plus tard qu'au lendemain matin. On étoit en été; nous nous levâmes à la pointe du jour. Il me mena hors de lá ville, sur une haute colline, au-dessous de laquelle passoit le Pô, dont on voyoit le cours à travers les fertiles rives qu'il baigne; dans l'éloignement, l'immense chaîne des Alpes couronnoit le paysage; les rayons du soleil levant rasoient déjà les plaines, et, projetant sur les champs par longues ombres les arbres, les coteaux, les maisons, enrichissoient de mille accidens de lumière le plus beau tableau dont l'œil humain puisse être frappé. On eût dit que la nature étaloit à nos yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte à nos entretiens. Ce fut là qu'après avoir quelque temps contemplé ces objets en silence, l'homme de paix me parla ainsi. »

PROFESSION DE FOI DU VICAIRE SAVOYARD.

Mon enfant, n'attendez de moi ni des discours savans ni de profonds raisonnemens. Je ne suis pas un grand philosophe, et je me soucie peu de l'être. Mais j'ai quelquefois du bon sens, et j'aime toujours la vérité. Je ne veux pas argumenter avec vous, ni même tenter de vous convaincre; il me suffit de vous exposer ce que je pense dans la simplicité de

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