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NOTE SUR LA CONSTITUTION DE GENÈVE.

seil général pour balancer l'abus du droit négatif, sur lequel on ne stipula rien.

Deux ans après, les dissensions recommencèrent, et cette fois ce furent les prétentions des natifs qui les firent naître. Mais comme, dès ce moment, il n'est plus question de Genève dans aucun écrit de Rousseau, ni dans ses lettres, ces dissensions deviennent étrangères à notre objet. On sait trop bien d'ailleurs quel en fut le triste et dernier résultat. Mais un événement qui se rapporte à ces derniers temps, et que ceux qui lisent les œuvres de Rousseau ne peuvent qu'apprendre avec intérêt, c'est l'établissement, à Genève, d'une constitution vraiment républicaine, faite pour prévenir à jamais toute dissension nouvelle, offrant tous les avantages attachés à cet ordre de choses dans un petit Etat, sans les inconvéniens qu'on en pourroit craindre dans un plus grand, telle enfin que Rousseau lui-même n'eût osé la prévoir et peutêtre l'imaginer, mais qui n'en est que plus conforme à ces principes d'éternelle raison, d'ordre public, et de justice rigoureuse, que ses écrits, entendus et interprétés comme ils doivent l'être, ne pouvoient manquer de rendre en quelque sorte populaires. On peut donc, sous plus d'un rapport, la considérer comme son ouvrage. Le 24 août 1814, la nation génevoise accepta, à une immense majorité de suffrages un édit constitutionnel maintenant en pleine vigueur'.

4. Cette note est de 1819.

VISION

DE PIERRE DE LA MONTAGNE, DIT LE VOYANT'

Ici sont les trois chapitres de la VISION DE PIERRE DE LA MONTAGNE, dit LE VOYANT, concernant la désobéissance et damnable rébellion de Pierre Duval, dit Pierrot des Dames.

CHAPITRE I.

1. Et j'étois dans mon pré, fauchant mon regain, et il faisoit chaud, et j'étois las, et un prunier de prunes vertes étoit près de moi. 2. Et, me couchant sous le prunier, je m'endormis.

3. Et durant mon sommeil j'eus une vision, et j'entendis une voix aigre et éclatante comme le son d'un cornet de postillon.

4. Et cette voix étoit tantôt foible et tantôt forte, tantôt grosse et tantôt claire; passant successivement et rapidement des sons les plus graves aux plus aigus, comme le miaulement d'un chat sur une gouttière, ou comme la déclamation du révérend Imers, diacre du Val-de

Travers.

5. Et la voix, s'adressant à moi, me dit ainsi : « Pierre le Voyant, mon fils, écoute mes paroles. » Et je me tus en dormant, et la voix continua.

6. « Écoute la parole que je t'adresse de la part de l'esprit, et la retiens dans ton cœur. Répands-la par toute la terre et par tout le Valde-Travers, afin qu'elle soit en édification à tous les fidèles;

7. << Et afin qu'instruits du châtiment du rebelle Pierre Duval, dit Pierrot des Dames, ils apprennent à ne plus mépriser les nocturnes inspirations de la voix.

8. « Car je l'avois choisi, dans l'abjection de son esprit et dans la stupidité de son cœur, pour être mon interprète.

9. « J'en avois fait l'honorable successeur de ma servante la Batizarde, afin qu'il portât, comme elle, dans toute l'Église la lumière de mes inspirations.

10. « Je l'avois chargé d'être, comme elle, l'organe de ma parole, afin que ma gloire fût manifestée, et qu'on vît que je puis, quand il me plaît, tirer de l'or de la boue, et des perles du fumier.

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11. « Je lui avois dit : « Va, parle à ton frère errant Jean-Jacques, qui se fourvoie, et le ramène au bon chemin.

12. « Car dans le fond ton frère Jean-Jacques est un bon homme, qui << ne fait tort à personne, qui craint Dieu, et qui aime la vérité. 13. «Mais, pour le ramener d'un égarement, ce peuple y tombe

1. Cette plaisanterie est dirigée contre Boy-la-Tour. Voy. les Confessions, liv. XI. (ED.)

2. Vieille commère de la lie du peuple, qui jadis se piquoit d'avoir des visions.

« lui-même; et, pour vouloir le rendre à la foi, ce peuple renonce à << la loi.

14. Car la loi défend de venger les offenses qu'on a reçues, et eux << outragent sans cesse un homme qui ne les a point offensés.

15. « La loi ordonne de rendre le bien pour le mal, et eux lui rendent << le mal pour le bien.

16. « La loi ordonne d'aimer ceux qui nous haïssent, et eux haïssent << celui qui les aime.

17. « La loi ordonne d'user de miséricorde, et eux n'usent pas même « de justice.

18. « La loi défend de mentir, et il n'y a sorte de mensonge qu'ils « n'inventent contre lui.

19. « La loi défend la médisance, et ils le calomnient sans cesse.

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20. « Ils l'accusent d'avoir dit que les femmes n'avoient point d'âme, « et il dit, au contraire, que toutes les femmes aimables en ont au << moins deux.

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21. « Ils l'accusent de ne pas croire en Dieu, et nul n'a si fortement « prouvé l'existence de Dieu.

22. « Ils disent qu'il est l'Antechrist, et nul n'a si dignement honoré a le Christ.

23. «Ils disent qu'il veut troubler leurs consciences, et jamais il ne << leur a parlé de religion.

24. «Que s'ils lisent des livres faits pour sa defense en d'autres pays, << est-ce sa faute? et les a-t-il priés de les lire? mais, au contraire, << c'est pour ne les avoir point lus qu'ils croient qu'il y a dans ses livres << de mauvaises choses qui n'y sont point, et qu'ils ne croient point que << les bonnes choses qui y sont y soient en effet.

25. « Car ceux qui les ont lus en pensent tout autrement, et le disent << lorsqu'ils sont de bonne foi.

«

26. Toutefois ce peuple est bon naturellement; mais on le trompe, << et il ne voit pas qu'on lui fait défendre la cause de Dieu avec les << armes de Satan.

27. «Tirons-les de la mauvaise voie où on les mène, et ôtons cette * pierre d'achoppement de devant leurs pieds.

CHAPITRE II.

1. << Va donc, et parle à ton frère errant Jean-Jacques, et lui adresse << en mon nom ces paroles. : » Ainsi a dit la voix de la part de l'esprit. 2. << Mon fils Jean-Jacques, tu t'égares dans tes idées. Reviens à toi, << sois docile, et reçois mes paroles de correction.

3. « Tu crois en Dieu puissant, intelligent, bon, juste et rémunéra<< teur; et en cela tu fais bien.

4. << Tu crois en Jésus son Fils, son Christ, et en sa parole; et en « cela tu fais bien.

5. « Tu suis de tout ton pouvoir les préceptes du saint Evangile; et << en cela tu fais bien.

6. << Tu aimes les hommes comme ton prochain, et les chrétiens

«< comme tes frères; tu fais le bien quand tu peux, et ne fais jamais de << mal à personne que pour ta défense et celle de la justice.

7. « Fondé sur l'expérience, tu attends peu d'équité de la part des << hommes; mais tu mets ton espoir dans l'autre vie, qui te dédomma<< gera des misères de celle-ci; et en tout cela tu fais bien.

8. « Je connois tes œuvres : j'aime les bonnes; ton cœur et ma clé<< mence effaceront les mauvaises. Mais une chose me déplaît en toi,

9. « Tu t'obstines à rejeter les miracles: et que t'importent les mira«cles? Puisqu'au surplus tu crois à la loi sans eux, n'en parle point, << et ne scandalise plus les foibles. >>

10. « Et lorsque toi, Pierre Duval, dit Pierrot des Dames, auras << dit ces paroles à ton frère errant Jean-Jacques, il sera saisi d'étonne

<< ment.

11. « Et voyant que toi, qui es un brutal et un stupide, tu lui parles << raisonnablement et honnêtement, il sera frappé de ce prodige, et il reconnoîtra le doigt de Dieu.

12. « Et, se prosternant en terre, il dira: « Voilà mon frère Pierrot << des Dames qui prononce des discours sensés et honnêtes; mon incré« dulité se rend à ce signe évident. Je crois aux miracles, car aucun « n'est plus grand que celui-là. »

13. « Et tout le Val-de-Travers, témoin de ce double prodige, enton<< nera des cantiques d'allégresse; et l'on criera de toutes parts dans les << six communautés : « Jean-Jacques croit aux miracles, et des discours << sensés sortent de la bouche de Pierrot des Dames: le Tout-Puissant << se montre à ses œuvres que son saint nom soit béni ! »

14. « Alors, confus d'avoir insulté un homme paisible et doux, ils. << s'empresseront à lui faire oublier leurs outrages: et ils l'aimeront << comme leur proche, et il les aimera comme ses frères; des cris sédi<< tieux ne les ameuteront plus; l'hypocrisie exhalera son fiel en vains « murmures, que les femmes mêmes n'écouteront point; la paix de Christ régnera parmi les chrétiens, et le scandale sera ôté du milieu << d'eux. »

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15. « C'est ainsi que j'avois parlé à Pierre Duval, dit Pierrot des Dames, lorsque je daignai le choisir pour porter ma parole à son frère errant.

16. « Mais, au lieu d'obéir à la mission que je lui avois donnée, et d'aller trouver Jean-Jacques, comme je le lui avois commandé, il s'est défié de ma promesse, et n'a pu croire au miracle dont il devoit être l'instrument féroce comme l'onagre du désert, et têtu comme la mule d'Edom, il n'a pu croire qu'on pût mettre des discours persuasifs dans sa bouche, et s'est obstiné dans sa rébellion.

17. « C'est pourquoi, l'ayant rejeté, je t'ordonne à toi Pierre de la Montagne, dit le Voyant, d'écrire cet anathème, et de le lui adresser, soit directement, soit par le public, à ce qu'il n'en prétende cause d'ignorance, et que chacun apprenne, par l'accomplissement du châtiment que je lui annonce, à ne plus désobéir aux saintes visions. »

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CHAPITRE III.

1. Ici sont les paroles dictées par la voix, sous le prunier des prunes vertes, à moi Pierre de la Montagne, dit le Voyant, pour être la sentence portée en icelles dûment signifiée et prononcée audit Pierre Duval, dit Pierrot des Dames, afin qu'il se prépare à son exécution, et que tout le peuple en étant témoin devienne sage par cet exemple, et apprenne à ne plus désobéir aux saintes visions.

2. « Homme de col roide, craignois-tu que celui qui fit donner par des corbeaux la nourriture charnelle au prophète, ne pût donner par toi la nourriture spirituelle à ton frère? craignois-tu que celui qui fit parler une ânesse ne pût faire parler un cheval?

3. << Au lieu d'aller avec droiture et confiance remplir la mission que je t'avois donnée, tu t'es perdu dans l'égarement de ton mauvais cœur: de peur d'amener ton frère à résipiscence, tu n'as point voulu lui porter ma parole; au lieu de cela, te livrant à l'esprit de cabale et de mensonge, tu as divulgué l'ordre que je t'avois donné en secret; et supprimant malignement le bien que je t'avois chargé de dire, tu lui as faussement substitué le mal dont je ne t'avois pas parlé.

4. « C'est pourquoi j'ai porté contre toi cet arrêt irrévocable, dont rien ne peut éloigner ni changer l'effet. Toi donc, Pierre Duval, dit Pierrot des Dames, écoute et tremble; car voici, ton heure approche; sa rapidité se réglera sur ta soif.

5. « Je connois toutes tes machinations secrètes: tes complots ont été formés en buvant; c'est en buvant qu'ils seront punis. Depuis la nuit mémorable de ta vision jusqu'à ce jour, treizième du mois d'élul', à la neuvième heure 2, il s'est passé cent seize heures.

6. « Pour te donner, dans ma clémence, le temps de te reconnoître et de t'amender, je t'accorde de pouvoir boire encore cent quinze rasades de vin pur, ou leur valeur, mesurées dans la même tasse où tu bus ton dernier coup la veille de ta vision.

7. << Mais sitôt que tes lèvres auront touché la cent seizième rasade, il faut mourir; et avant qu'elle soit vidée tu mourras subitement.

8. « Et ne pense pas m'abuser sur le compte en buvant furtivement ou dans des coupes de diverses mesures; car je te suis partout de l'œil, et ma mesure est aussi sûre que celle du pain de ta servante, et que le trébuchet où tu pèses tes écus.

9. «En quelque temps et en quelque lieu que tu boives la cent seizième rasade, tu mourras subitement.

10. << Si tu la bois au fond de ta cave, caché seul entre des tonneaux de piquette, tu mourras subitement.

11. « Si tu la bois à table dans ta famille, à la fin de ton maigre dîner, tu mourras subitement.

1. Le mois d'élul répond à peu près à notre mois d'août.

2. La neuvième heure en cette saison fait environ les deux heures après midi.

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