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m'élève, elle me met au rang de ceux qui ont souffert pour la liberté. Mes livres, quoi qu'on fasse, porteront toujours témoignage d'euxmêmes, et le traitement qu'ils ont reçu ne fera que sauver de l'opprobre ceux qui auront l'honneur d'être brûlés après eux.

LETTRE VII.

SECONDE PARTIE

État present du gouvernement de Genève, fixé par

l'édit de la médiation.

Vous m'aurez trouvé diffus, monsieur; mais il falloit l'être, et les sujets que j'avois à traiter ne se discutent pas par des épigrammes. D'ailleurs ces sujets m'éloignent moins qu'il ne semble de celui qui vous intéresse. En parlant de moi, je pensois à vous; et votre question tenoit si bien à la inienne, que l'une est déjà résolue avec l'autre ; il ne me reste que la conséquence à tirer. Partout où l'innocence n'est pas en sûreté, rien n'y peut être; partout où les lois sont violées impunément, il n'y a plus de liberté.

Cependant, comme on peut séparer l'intérêt d'un particulier de celui du public, vos idées sur ce point sont encore incertaines; vous persistez à vouloir que je vous aide à les fixer. Vous demandez quel est l'état présent de votre république, et ce que doivent faire ses citoyens. Il est plus aisé de répondre à la première question qu'à l'autre.

Cette première question vous embarrasse sûrement moins par ellemême que par les solutions contradictoires qu'on lui donne autour de vous. Des gens de très-bon sens vous disent : « Nous sommes le plus libre de tous les peuples; » et d'autres gens de très-bon sens vous disent: « Nous vivons sous le plus dur esclavage. » Lesquels ont raison? » me demandez-vous. Tous, monsieur, mais à différens égards: une distinction très-simple les concilie. Rien n'est plus libre que votre état légitime; rien n'est plus servile que votre état actuel.

Vos lois ne tiennent leur autorité que de vous; vous ne reconnoissez que celles que vous faites; vous ne payez que les droits que vous imposez; vous élisez les chefs qui vous gouvernent; ils n'ont droit de vous juger que par des formes prescrites. En Conseil général, vous êtes législateurs, souverains, indépendans de toute puissance humaine; vous ratifiez les traités, vous décidez de la paix et de la guerre; vos magistrats eux-mêmes vous traitent de magnifiques, très-honorés et souverains seigneurs. Voilà votre liberté : voici votre servitude.

Le corps chargé de l'exécution de vos lois en est l'interprète et l'arbitre suprême; il les fait parler comme il lui plaît, il peut, les faire taire; il peut même les violer sans que vous puissiez y mettre ordre; il est au-dessus des lois.

Les chefs que vous élisez ont, indépendamment de votre choix, d'autres pouvoirs qu'ils ne tiennent pas de vous, et qu'ils étendent aux dépens de ceux qu'ils en tiennent. Limités dans vos élections à un petit nombre d'hommes, tous dans les mêmes principes et tous animés

du même intérêt, vous faites avec un grand appareil un choix de peu d'importance. Ce qui importeroit dans cette affaire seroit de pouvoir rejeter tous ceux entre lesquels on vous force de choisir. Dans une élection libre en apparence, vous êtes si gênés de toutes parts, que vous ne pouvez pas même élire un premier syndic ni un syndic de la garde : le chef de la république et le commandant de la place ne sont pas à votre choix.

Si l'on n'a pas le droit de mettre sur vous de nouveaux impôts, vous n'avez pas celui de rejeter les vieux. Les finances de l'État sont sur un tel pied, que, sans votre concours, elles peuvent suffire à tout. On n'a donc jamais besoin de vous ménager dans cette vue, et vos droits à cet égard se réduisent à être exempts en partie, et à n'être jamais nécessaires.

Les procédures qu'on doit suivre en vous jugeant sont prescrites; mais, quand le Conseil veut ne les pas suivre, personne ne peut l'y contraindre, ni l'obliger à réparer les irrégularités qu'il commet. Làdessus je suis qualifié pour faire preuve, et vous savez si je suis le seul.

En Conseil général, votre souveraine puissance est enchaînée : vous ne pouvez agir que quand il plaît à vos magistrats, ni parler que quand ils vous interrogent. S'ils veulent même ne point assembler de Conseil général, votre autorité, votre existence est anéantie, sans que vous puissiez leur opposer que de vains murmures qu'ils sont en possession de mépriser.

Enfin, si vous êtes souverains seigneurs dans l'assemblée, en sortant de là vous n'êtes plus rien. Quatre heures par an souverains subordonnés, vous êtes sujets le reste de la vie, et livrés sans réserve à la discrétion d'autrui.

Il vous est arrivé, messieurs, ce qui arrive à tous les gouvernemens semblables au vôtre. D'abord la puissance législative et la puissance exécutive qui constituent la souveraineté n'en sont pas distinctes. Le peuple souverain veut par lui-même, et par lui-même il fait ce qu'il veut. Bientôt l'incommodité de ce concours de tous à toute chose force le peuple souverain de charger quelques-uns de ses membres d'exécuter ses volontés. Ces officiers, après avoir rempli leur commission, en rendent compte, et rentrent dans la commune égalité. Peu à peu ces commissions deviennent fréquentes, enfin permanentes. Insensiblement il se forme un corps qui agit toujours. Un corps qui agit toujours ne peut pas rendre compte de chaque acte; il ne rend plus compte que des principaux; bientôt il vient à bout de n'en rendre aucun. Plus la puissance qui agit est active, plus elle énerve la puissance qui veut. La volonté d'hier est censée être aussi celle d'aujourd'hui; au lieu que l'acte d'hier ne dispense pas d'agir aujourd'hui. Enfin l'inaction de la puissance qui veut la soumet à la puissance qui exécute celle-ci rend peu à peu ses actions indépendantes, bientôt ses volontés; au lieu d'agir pour la puissance qui veut, elle agit sur elle. Il ne reste alors dans l'Etat qu'une puissance agissante, c'est l'exécutive. La puissance exécutive n'est que la force; et, où règne la

seule force, l'Etat est dissous. Voilà, monsieur, comment périssent à la fin tous les Etats démocratiques.

Parcourez les annales du vôtre, depuis le temps où vos syndics, sim-ples procureurs établis par la communauté pour vaquer à telle ou telle affaire, lui rendoient compte de leur commission le chapeau bas, et rentroient à l'instant dans l'ordre des particuliers, jusqu'à celui où ces mêmes syndics, dédaignant les droits de chefs et de juges qu'ils tiennent de leur élection, leur préfèrent le pouvoir arbitraire d'un corps dont la communauté n'élit point les membres, et qui s'établit au-dessus d'elle contre les lois suivez les progrès qui séparent ces deux termes; vous connoîtrez à quel point vous en êtes, et par quels degrés vous y êtes

parvenus.

Il y a deux siècles qu'un politique auroit pu prévoir ce qui vous arrive. Il auroit dit : « L'institution que vous formez est bonne pour le présent, et mauvaise pour l'avenir : elle est bonne pour établir la liberté publique, mauvaise pour la conserver; et ce qui fait maintenant votre sûreté sera dans peu la matière de vos chaînes. Ces trois corps, qui rentrent tellement l'un dans l'autre, que du moindre dépend l'activité du plus grand. sont en équilibre tant que l'action du plus grand est nécessaire et que la législation ne peut se passer du législateur. Mais quand une fois l'établissement sera fait, le corps qui l'a formé manquant de pouvoir pour le maintenir. il faudra qu'il tombe en ruine; et ce seront vos lois mêmes qui causeront votre destruction. Voilà précisément ce qui vous est arrivé. C'est, sauf la disproportion, la chute du gouvernement polonɔis par l'extrémité contraire. La constitution de la république de Pologne n'est bonne que pour un gouvernement où il n'y a plus rien à faire la vôtre, au contraire, n'est bonne qu'autant que le corps législatif agit toujours.

Vos magistrats ont travaillé de tous les temps et sans relâche à faire passer le pouvoir suprême du Conseil général au petit Conseil par la gradation du Deux-Cents; mais leurs efforts ont eu des effets différens, selon la manière dont ils s'y sont pris. Presque toutes leurs entreprises d'éclat ont échoué, parce qu'alors ils ont trouvé de la résistance, et que, dans un Etat tel que le vôtre, la résistance publique est toujours sûre quand elle est fondée sur les lois.

La raison de ceci est évidente. Dans tout Etat la loi parle où parle lc souverain. Or, dans une démocratie où le peuple est souverain, quand les divisions intestines suspendent toutes les formes et font taire toutes les autorités, la sienne seule demeure; et où se porte alors le plus grand nombre, là résident la loi et l'autorité.

Que si les citoyens et bourgeois réunis ne sont pas le souverain, les Conseils sans les citoyens et bourgeois le sont beaucoup moins encore, puisqu'ils n'en font que la moindre partie en quantité. Sitôt qu'il s'agit de l'autorité suprême, tout rentre à Genève dans l'égalité, selon les termes de l'édit : « Que tous soient contens en degré de citoyens et bourgeois, sans vouloir se préférer et s'attribuer quelque autorité et seigneurie par-dessus les autres. » Hors du Conseil général, il n'y a point d'autre souverain que la loi; mais quand la loi même est attaquée ROUSSEAU II

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par ses ministres, c'est au législateur à la soutenir. Voilà ce qui fait que, partout où règne une véritable liberté, dans les entreprises marquées le peuple a presque toujours l'avantage.

Mais ce n'est pas par des entreprises marquées que vos magistrats ont amené les choses au point où elles sont; c'est par des efforts modérés et continus, par des changemens presque insensibles dont vous ne pouviez prévoir la conséquence, et qu'à peine même pouviez-vous remarquer. Il n'est pas possible au peuple de se tenir sans cesse en garde contre tout ce qui se fait; et cette vigilance lui tourneroit même à reproche. On l'accuseroit d'être inquiet et remuant, toujours prêt à s'alarmer sur des riens. Mais de ces riens-là sur lesquels on se tait, le Conseil sait avec le temps faire quelque chose : ce qui se passe actuellement sous vos yeux en est la preuve.

Toute l'autorité de la république réside dans les syndics qui sont élus dans le Conseil général. Ils y prêtent serment, parce qu'il est leur seul supérieur; et ils ne le prêtent que dans ce Conseil, parce que c'est à lui seul qu'ils doivent compte de leur conduite, de leur fidélité à remplir le serment qu'ils y ont fait. Ils jurent de rendre bonne et droite justice, ils sont les seuls magistrats qui jurent cela dans cette assemblée, parce qu'ils sont les seuls à qui ce droit soit conféré par le souverain', et qui l'exercent sous sa seule autorité. Dans le jugement public des criminels, ils jurent encore seuls devant le peuple, en se levant et haussant leurs bâtons, « d'avoir fait droit jugement, sans haine ni faveur, priant Dieu de les punir s'ils ont fait au contraire. » Et jadis les sentences criminelles se rendoient en leur nom seul, sans qu'il fût fait mention d'autre Conseil que de celui des citoyens, comme on le voit par la sentence de Morelli, ci-devant transcrite, et par celle de Valentin Gentil, rapportée dans les opuscules de Calvin.

ainsi reçue

immė

Or vous sentez bien que cette puissance exclusive, diatement du peuple, gêne beaucoup les prétentions du Conseil. Il est donc naturel que, pour se délivrer de cette dépendance, il tâche d'affoiblir peu à peu l'autorité des syndics, de fondre dans le Conseil la juridiction qu'ils ont reçue, et de transmettre insensiblement à ce corps permanent, dont le peuple n'élit point les membres, le pouvoir grand, mais passager, des magistrats qu'il élit. Les syndics eux-mêmes, loin de s'opposer à ce changement, doivent aussi le favoriser, parce qu'ils

1. Il n'est conféré à leur lieutenant qu'en sous-ordre; et c'est pour cela qu'il ne prête point serment en Conseil général. Mais, dit l'auteur des Lettres, le serment que prêtent les membres du Conseil est-il moins obligatoire? et l'exécution des engagemens contractés avec la Divinité même dépend-elle du lieu dans lequel on les contracte?» Non, sans doute mais s'ensuit-il qu'il soit indifférent dans quels lieux et dans quelles mains le serment soit prêté? et ce choix ne marque-t-il pas ou par qui l'autorité est conférée, ou à qui l'on doit compte de l'usage qu'on en fait? A quels hommes d'État avons-nous à faire, s'il faut leur dire ces choses-là? Les ignorent-ils, ou s'ils feignent de les ignorer?

2. Le Conseil est présent aussi; mais ses membres ne jurent point, et demeurent assis.

sont syndics seulement tous les quatre ans, et qu'ils peuvent même ne pas l'être; au lieu que, quoi qu'il arrive, ils sont conseillers toute leur vie, le grabeau n'étant plus qu'un vain cérémonial'.

Cela gagné, l'élection des syndics deviendra de même une cérémonie toute aussi vaine que l'est déjà la tenue des Conseils généraux; et le petit Conseil verra fort paisiblement les exclusions ou préférences que le peuple peut donner pour le syndicat à ses membres, lorsque tout cela ne décidera plus de rien.

Il y a d'abord, pour parvenir à cette fin, un grand moyen dont le peuple ne peut connoître : c'est la police intérieure du Conseil, dont, quoique réglée par les édits, il peut diriger la forme à son gré2, n'ayant aucun surveillant qui l'en empêche; car, quant au procureur général, on doit en ceci le compter pour rien3. Mais cela ne suffit pas encore : il faut accoutumer le peuple même à ce transport de juridiction. Pour cela on ne commence pas par ériger dans d'importantes affaires des tribunaux composés de seuls conseillers, mais on en érige d'abord de moins remarquables sur des objets peu intéressans. On fait ordinaire

1. Dans la première institution, les quatre syndics nouvellement élus et les quatre anciens syndics rejetoient tous les ans huit membres des seize restans du petit Conseil, et en proposoient huit nouveaux, lesquels passoient ensuite aux suffrages du Deux-Cents pour être admis ou rejetés. Mais insensiblement on ne rejeta des vieux conseillers que ceux dont la conduite avoit donné prise au blâme; et lorsqu'ils avoient commis quelque faute grave, on n'attendoit pas les élections pour les punir, mais on les mettoit d'abord en prison, et on leur faisoit leur procès comme au dernier particulier. Par cette règle d'anticiper le châtiment, et de le rendre sévère, les conseillers restés étant tous irréprochables ne donnoient aucune prise à l'exclusion; ce qui changea cet usage en la formalité cérémonieuse et vaine qui porte aujourd'hui le nom de grabeau. Admirable effet des gouvernemens libres, où les usurpations mêmes ne peuvent s'établir qu'à l'appui de la vertu !

Au reste, le droit réciproque des deux Conseils empêcheroit seul aucun des deux d'oser s'en servir sur l'autre, sinon de concert avec lui, de peur de s'exposer aux représailles. Le grabeau ne sert proprement qu'à les tenir bien unis contre la bourgeoisie, et à faire sauter l'un par l'autre les membres qui n'auroient pas l'esprit du corps.

2. C'est ainsi que, dès l'année 1655, le petit Conseil et le Deux-Cents établirent dans leur corps la ballotte et les billets contre l'édit.

:

3. Le procureur général, établi pour être l'homme de la loi, n'est que l'homme du Conseil. Deux causes font presque toujours exercer cette charge contre l'esprit de son institution : l'une est le vice de l'institution même, qui fait de cette magistrature un degré pour parvenir au Conseil; au lieu qu'un procureur général ne devoit rien voir au-dessus de sa place, et qu'il devoit lui être interdit par la loi d'aspirer à nulle autre la seconde cause est l'imprudence du peuple, qui confie cette charge à des hommes apparentés dans le Conseil, ou qui sont de famille en possession d'y entrer, sans considérer qu'ils ne manqueront pas ainsi d'employer contre lui les armes qu'il leur donne pour sa défense. J'ai ouï des Génevois distinguer l'homme du peuple d'avec l'homme de la loi, comme si ce n'étoit pas la même chose. Les procureurs généraux devroient être, durant leurs six ans, les chefs de la bourgeoisie, et devenir son conseil après cela mais ne la voilà-t-il pas bien protégée et bien conseillée, et n'a-t-elle pas fort à se féliciter de son choix?

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