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Ces messieurs voient si souvent M. de Voltaire; comment ne leur a-t-il point inspiré cet esprit de tolérance qu'il prêche sans cesse, et dont il a quelquefois besoin? S'ils l'eussent un peu consulté dans cette affaire, il me paroît qu'il eût pu leur parler à peu près ainsi :

'Messieurs, ce ne sont point les raisonneurs qui font du mal, ce sont les cafards. La philosophie peut aller son train sans risque, le peuple ne l'entend pas ou la laisse dire, et lui rend tout le dédain qu'elle a pour lui. Raisonner est, de toutes les folies des hommes, celle qui nuit le moins au genre humain; et l'on voit même des gens sages entichés parfois de cette folie-là. Je ne raisonne pas, moi, cela est vrai; mais d'autres raisonnent quel mal en arrive-t-il? Voyez tel, tel et tel ouvrage : n'y a-t-il que des plaisanteries dans ces livres-là? Moi-même enfin, si je ne raisonne pas, je fais mieux, je fais raisonner mes lecteurs. Voyez mon chapitre des Juifs; voyez le même chapitre plus développé dans le Sermon des Cinquante : il y a là du raisonnement, ou l'équivalent, je pense. Vous conviendrez aussi qu'il y a peu de détour, et quelque chose de plus que des traits épars et indiscrets.

«Nous avons arrangé que mon grand crédit à la cour et ma toutepuissance prétendue vous serviroient de prétexte pour laisser courir en paix les jeux badins de mes vieux ans : cela est bon; mais ne brûlez pas pour cela des écrits plus graves, car alors cela seroit trop choquant.

« J'ai tant prêché la tolérance! il ne faut pas toujours l'exiger des autres, et n'en jamais user avec eux. Ce pauvre homme croit en Dieu, passonslui cela, il ne fera pas secte: il est ennuyeux; tous les raisonneurs le sont nous ne mettrons pas celui-ci de nos soupers; du reste, que nous importe? Si l'on brûloit tous les livres ennuyeux, que deviendroient les bibliothèques? et si l'on brûloit tous les gens ennuyeux, il faudroit faire un bûcher du pays. Croyez-moi, laissons raisonner ceux qui nous laissent plaisanter; ne brûlons ni gens ni livres, et restons en paix; c'est mon avis. » Voilà, selon moi, ce qu'eût pu dire d'un meilleur ton M. de Voltaire; et ce n'eût pas été là, ce me semble, le plus mauvais conseil qu'il auroit donné'.

<< Faisons impartialement la comparaison de ces ouvrages; jugeons-en par l'impression qu'ils ont faite dans le monde. » J'y consens de tout mon cœur. « Les uns s'impriment et se débitent partout; on sait comment y ont été reçus les autres. >>

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Ces mots, les uns et les autres, sont équivoques. Je ne dirai pas sous lesquels l'auteur entend mes écrits mais ce que je puis dire, c'est qu'on les imprime dans tous les pays, qu'on les traduit dans toutes les langues, qu'on a même fait à la fois deux traductions de l'Émile, Londres, honneur que n'eut jamais aucun autre livre, excepté l'Héloïse, au moins que je sache. Je dirai, de plus, qu'en France, en Angleterre, en Allemagne, même en Italie, on me plaint, on m'aime, on voudroit

1. Voltaire répondit à cette plaisanterie par le pamphlet intitulé: Senti.. mens des citoyens, dans lequel il représente Rousseau ayant une maladie honteuse, et traînant de village en village une femme de mauvaise vie. (ED.)

m'accueillir, et qu'il n'y a partout qu'un cri d'indignation contre le Conseil de Genève. Voilà ce que je sais du sort de mes écrits; j'ignore celui des autres.

Il est temps de finir. Vous voyez, monsieur, que dans cette lettre et dans la précédente, je me suis supposé coupable : mais dans les trois premières j'ai montré que je ne l'étois pas. Or jugez de ce qu'une procédure injuste contre un coupable doit être contre un innocent!

Cependant ces messieurs, bien déterminés à laisser subsister cette procédure, ont hautement déclaré que le bien de la religion ne leur permettoit pas de reconnoître leur tort, ni l'honneur du gouvernement de réparer leur injustice. Il faudroit un ouvrage entier pour montrer les conséquences de cette maxime, qui consacre et change en arrêt du destin toutes les iniquités des ministres des lois. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit encore, et je ne me suis proposé jusqu'ici que d'examiner si l'injustice avoit été commise, et non si elle devoit être réparée. Dans le cas de l'affirmative, nous verrons ci-après quelle ressource vos lois se sont ménagée pour remédier à leur violation. En attendant, que faut-il penser de ces juges inflexibles qui procèdent dans leurs jugemens aussi légèrement que s'ils ne tiroient point à conséquence, et qui les maintiennent avec autant d'obstination que s'ils y avoient apporté le plus mûr examen?

Quelque longues qu'aient été ces discussions, j'ai cru que leur objet vous donneroit la patience de les suivre ; j'ose même dire que vous le deviez, puisqu'elles sont autant l'apologie de vos lois que la mienne. Dans un pays libre et dans une religion raisonnable, la loi qui rendroit criminel un livre pareil au mien seroit une loi funeste, qu'il faudroit se hâter d'abroger pour l'honneur et le bien de l'Etat. Mais, grâces au ciel, il n'existe rien de tel parmi vous, comme je viens de le prouver, et il vaut mieux que l'injustice dont je suis la victime soit l'ouvrage du magistrat que des lois; car les erreurs des hommes sont passagères, mais celles des lois durent autant qu'elles. Loin que l'ostracisme qui m'exile à jamais de mon pays soit l'ouvrage de mes fautes, je n'ai jamais mieux rempli mon devoir de citoyen qu'au moment que je cesse de l'être, et j'en aurois mérité le titre par l'acte qui m'y fait renoncer. Rappelez-vous ce qui venoit de se passer, il y avoit peu d'années, au sujet de l'article Genève de M. d'Alembert. Loin de calmer les murmures excités par cet article, l'écrit publié par les pasteurs les avoit augmentés; et il n'y a personne qui ne sache que mon ouvrage leur fit plus de bien que le leur. Le parti protestant, mécontent d'eux, n'éclatoit pas, mais il pouvoit éclater d'un moment à l'autre; et malheureusement les gouvernemens s'alarment de si peu de chose en ces matières, que les querelles des théologiens, faites pour tomber dans l'oubli d'elles-mêmes, prennent toujours de l'importance par celle qu'on leur veut donner.

Pour moi, je regardois comme la gloire et le bonheur de la patrie d'avoir un clergé animé d'un esprit si rare dans son ordre, et qui, sans s'attacher à la doctrine purement spéculative, rapportoit tout à la morale et aux devoirs de l'homme et du citoyen. Je pensois que, sans

faire directement son apologie, justifier les maximes que je lui supposois et prévenir les censures qu'on en pourroit faire, c'étoit un service à rendre à l'État. En montrant que ce qu'il négligeoit n'étoit ni certain ni utile, j'espérois contenir ceux qui voudroient lui en faire un crime: sans le nommer, sans le désigner, sans compromettre son orthodoxie, c'étoit le donner en exemple aux autres théologiens.

L'entreprise étoit hardie, mais elle n'étoit pas téméraire; et, sans des circonstances qu'il étoit difficile de prévoir, elle devoit naturellement réussir. Je n'étois pas seul de ce sentiment; des gens très-éclairés, d'illustres magistrats même, pensoient comme moi. Considérez l'état religieux de l'Europe au moment où je publiai mon livre, et vous verrez qu'il étoit plus que probable qu'il seroit partout accueilli. La religion, décréditée en tout lieu par la philosophie, avoit perdu son ascendant jusque sur le peuple. Les gens d'Église, obstinés à l'étayer par son côté foible, avoient laissé miner tout le reste; et l'édifice entier, portant à faux, étoit prêt à s'écrouler. Les controverses avoient cessé parce qu'elles n'intéressoient plus personne; et la paix régnoit entre les différens partis, parce que nul ne se soucioit plus du sien. Pour ôter les mauvaises branches, on avoit abattu l'arbre; pour le replanter, il falloit n'y laisser que le fronc.

Quel moment plus heureux pour établir solidement la paix universelle, que celui où l'animosité des partis suspendue laissoit tout le monde en état d'écouter la raison? A qui pouvoit déplaire un ouvrage où, sans blâmer, du moins sans exclure personne, on faisoit voir qu'au fond tous étoient d'accord; que tant de dissensions ne s'étoient élevées, que tant de sang n'avoit été versé que pour des malentendus; que chacun devoit rester en repos dans son culte, sans troubler celui des autres; que partout on devoit servir Dieu, aimer son prochain, obéir aux lois, et qu'en cela seul consistoit l'essence de toute bonne religion? C'étoit établir à la fois la liberté philosophique et la piété religieuse; c'étoit concilier l'amour de l'ordre et les égards pour les préjugés d'autrui: c'étoit, sans détruire les divers partis, les ramener tous au terme commun de l'humanité et de la raison : loin d'exciter des querelles, c'étoit couper la racine à celles qui germent encore, et qui renaîtront infailliblement d'un jour à l'autre, lorsque le zèle du fanatisme, qui n'est qu'assoupi, se réveillera : c'étoit, en un mot, dans ce siècle pacifique par indifférence, donner à chacun des raisons très-fortes d'être toujours ce qu'il est maintenant sans savoir pourquoi.

Que de maux tout prêts à renaître n'étoient point prévenus si l'on m'eût écouté! Quels inconvéniens étoient attachés à cet avantage? Pas un, non, pas un. Je défie qu'on m'en montre un seul probable et même possible, si ce n'est l'impunité des erreurs innocentes, et l'impuissance des persécuteurs. Eh! comment se peut-il qu'après tant de tristes expériences, et dans un siècle si éclairé, les gouvernemens n'aient pas encore appris à jeter et briser cette arme terrible, qu'on ne peut manier avec tant d'adresse qu'elle ne coupe la main qui s'en veut servir. L'abbé de Saint-Pierre vouloit qu'on ôtât les écoles de théologie, et qu'on soutint la religion. Quel parti prendre pour parvenir sans bru it

à ce double objet qui, bien vu, se confond en un? Le parti que j'avois pris.

Une circonstance malheureuse, en arrêtant l'effet de mes bons desseins, a rassemblé sur ma tête tous les maux dont je voulois délivrer le genre humain. Renaîtra-t-il jamais un autre ami de la vérité que mon sort n'effraye pas? Je l'ignore. Qu'il soit plus sage, s'il a le même zèle, en sera-t-il plus heureux? J'en doute. Le moment que j'avois saisi, puisqu'il est manqué, ne reviendra plus. Je souhaite de tout mon cœur que le Parlement de Paris ne se repente pas un jour lui-même d'avoir remis dans la main de la superstition le poignard que j'en faiscis tomber.

Mais laissons les lieux et les temps éloignés, et retournons à Genève.^ C'est là que je veux vous ramener par une dernière observation, que vous êtes bien à portée de faire, et qui doit certainement vous frapper. Jetez les yeux sur ce qui se passe autour de vous. Quels sont ceux qui me poursuivent? quels sont ceux qui me défendent? Voyez parmi les représentans l'élite de vos citoyens : Genève en a-t-elle de plus estimables? Je ne veux point parler de mes persécuteurs; à Dieu ne plaise que je souille jamais ma plume et ma cause des traits de la satire! je laisse sans regret cette arme à mes ennemis. Mais comparez et jugez vous même. De quel côté sont les mœurs, les vertus, la solide piété, le plus vrai patriotisme? Quoi! j'offense les lois, et leurs plus zélés défenseurs sont les miens! j'attaque le gouvernement, et les meilleurs citoyens m'approuvent! j'attaque la religion, et j'ai pour moi ceux qui ont le plus de religion! Cette seule observation dit tout; elle seule montre mon vrai crime et le vrai sujet de mes disgrâces. Ceux qui me haïssent et m'outragent font mon éloge en dépit d'eux. Leur haine s'ex-plique d'elle-même. Un Genevois peut-il s'y tromper?

LETTRE VI. S'il est vrai que l'auteur attaque les gouvernemens. Courte analyse de son livre. La procédure faite à Genève est sans exemple, et n'a été suivie en aucun pays.

Encore une lettre, monsieur, et vous êtes délivré de moi. Mais je me trouve, en la commençant, dans une situation bien bizarre, obligé de l'écrire, et ne sachant de quoi la remplir. Concevez-vous qu'on ait à se justifier d'un crime qu'on ignore, et qu'il faille se défendre sans savoir de quoi l'on est accusé ? C'est pourtant ce que j'ai à faire au sujet des gouvernemens. Je suis, non pas accusé, mais jugé, mais flétri, pour avoir publié deux ouvrages & téméraires, scandaleux, impies, tendans à détruire la religion chrétienne et tous les gouvernemens. » Quant à la religion, nous avons eu du moins quelque prise pour trouver ce qu'on a voulu dire, et nous l'avons examiné. Mais, quant aux gouvernemens, rien ne peut nous fournir le moindre indice. On a toujours évité toute espèce d'explication sur ce point: on n'a jamais voulu dire en quel lieu j'entreprenois ainsi de les détruire, ni comment, ni pourquoi, ni rien de ce qui peut constater que le délit n'est pas imaginaire. C'est comme si l'on jugeoit quelqu'un pour avoir tué un homme, sans dire ni où, ni

qui, ni quand, pour un meurtre abstrait. A l'inquisition, l'on force bien l'accusé de deviner de quoi on l'accuse; mais on ne le juge pas sans dire sur quoi.

L'auteur des Lettres écrites de la campagne évite avec le même soin de s'expliquer sur ce prétendu délit; il joint également la religion et les gouvernemens dans la même accusation générale; puis, entrant en matière sur la religion, il déclare vouloir s'y borner, et il tient parole. Comment parviendrons-nous à vérifier l'accusation qui regarde les gouvernemens, si ceux qui l'intentent refusent de dire sur quoi elle porte?

Remarquez de même comment, d'un trait de plume, cet auteur change l'état de la question. Le Conseil prononce que mes livres tendent à détruire tous les gouvernemens; l'auteur des Lettres dit seulement que les gouvernemens y sont livrés à la plus audacieuse critique. Cela est fort différent. Une critique, quelque audacieuse qu'elle puisse être, n'est point une conspiration. Critiquer ou blâmer quelques lois, n'est pas renverser toutes les lois. Autant vaudroit accuser quelqu'un d'assassiner les malades, lorsqu'il montre les fautes des médecins.

Encore une fois, que répondre à des raisons qu'on ne veut pas dire? Comment se justifier contre un jugement porté sans motif? Que, sans preuve de part ni d'autre, ces messieurs disent que je veux renverser tous les gouvernemens; et que je dise, moi, que je ne veux pas renverser tous les gouvernemens, il y a dans ces assertions parité exacte; excepté que le préjugé est pour moi : car il est à présumer que je sais mieux que personne ce que je veux faire.

Mais où la parité manque, c'est dans l'effet de l'assertion. Sur la leur, mon livre est brûlé, ma personne est décrétée; et ce que j'affirme ne rétablit rien. Seulement, si je prouve que l'accusation est fausse et le jugement inique, l'affront qu'ils m'ont fait retourne à euxmêmes le décret, le bourreau, tout y devroit retourner, puisque nul ne détruit si radicalement le gouvernement que celui qui en tire un usage directement contraire à la fin pour laquelle il est institué.

Il ne suffit pas que j'affirme, il faut que je prouve; et c'est ici qu'on voit combien est déplorable le sort d'un particulier soumis à d'injustes magistrats, quand ils n'ont rien à craindre du souverain, et qu'ils se mettent au-dessus des lois. D'une affirmation sans preuve ils font une démonstration; voilà l'innocent puni. Bien plus, de sa défense même ils lui font un nouveau crime, et il ne tiendroit pas à eux de le punir encore d'avoir prouvé qu'il étoit innocent.

Comment m'y prendre pour montrer qu'ils n'ont pas dit vrai, pour prouver que je ne détruis point les gouvernemens? Quelque endroit de mes écrits que je défende, ils diront que ce n'est pas celui-là qu'ils ont condamné, quoiqu'ils aient condamné tout, le bon comme le mauvais, sans nulle distinction. Pour ne leur laisser aucune défaite, il faudroit donc tout reprendre, tout suivre d'un bout l'autre, livre à livre, page à page, ligne à ligne, et presque enfin mot à mot. Il faudroit de plus examiner tous les gouvernemens du monde, puisqu'ils disent que je les détruis tous. Quelle entreprise! Que d'années y fau

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