Page images
PDF
EPUB

se battre; jamais il ne fit poursuivre un chat par un chien. Cet esprit de paix est un effet de son éducation, qui, n'ayant point fomenté l'amour-propre et la haute opinion de lui-même, l'a détourné de chercher ses plaisirs dans la domination et dans le malheur d'autrui. Il souffre quand il voit souffrir; c'est un sentiment naturel. Ce qui fait qu'un jeune homme s'endurcit et se complaît à voir tourmenter un être sensible, c'est quand un retour de vanité le fait se regarder comme exempt des mêmes peines par sa sagesse ou par sa supériorité. Celui qu'on a garanti de ce tour d'esprit ne sauroit tomber dans le vice qui en est l'ouvrage. Emile aime donc la paix. L'image du bonheur le flatte, et quand il peut contribuer à le produire, c'est un moyen de plus de le partager. Je n'ai pas supposé qu'en voyant des malheureux il n'auroit pour eux que cette pitié stérile et cruelle qui se contente de plaindre les maux qu'elle peut guérir. Sa bienfaisance active lui donne bientôt des lumières qu'avec un cœur plus dur il n'eût point acquises, ou qu'il eût acquises beaucoup plus tard. S'il voit régner la discorde entre ses camarades, il cherche à les réconcilier; s'il voit des affligés, il il s'informe du sujet de leurs peines; s'il voit deux hommes se haïr, veut connoître la cause de leur inimitié; s'il voit un opprimé gémir des vexations du puissant et du riche, il cherche de quelles manœuvres se couvrent ces vexations; et, dans l'intérêt qu'il prend à tous les misérables, les moyens de finir leurs maux ne sont jamais indifférens pour lui. Qu'avons-nous donc à faire pour tirer parti des ces dispositions d'une manière convenable à son âge? De régler ses soins et ses connoissances, et d'employer son zèle à les augmenter.

Je ne me lasse point de le redire: mettez toutes les leçons des jeunes gens en actions plutôt qu'en discours; qu'ils n'apprennent rien dans les livres de ce que l'expérience peut leur enseigner. Quel extravagant projet de les exercer à parler, sans sujet de rien dire; de croire leur faire sentir, sur les bancs d'un collége, l'énergie du langage des passions et toute la force de l'art de persuader, sans intérèt de rien persuader à personne! Tous les préceptes de la rhétorique ne semblent qu'un pur verbiage à quiconque n'en sent pas l'usage pour son profit. Qu'importe à un écolier de savoir comment s'y prit Annibal pour déterminer ses soldats à passer les Alpes? Si, au lieu de ces magnifiques harangues, vous lui disiez comment il doit s'y prendre pour porter son préfet à lui donner congé, soyez sûr qu'il seroit plus attentif à vos règles.

de la loi naturelle; il se doit justice et peut seul se la rendre, et il n'y a sur la terre nul gouvernement assez insensé pour le punir de se l'être faite en pareil cas. Je ne dis pas qu'il doive s'aller battre, c'est une extravagance; je dis qu'il se doit justice, et qu'il en est le seul dispensateur. Sans tant de vains édits contre les duels, si j'étois souverain, je réponds qu'il n'y auroit jamais ni soufflet ni démenti donné dans mes États, et cela par un moyen fort simple dont les tribunaux ne se mêleroient point. Quoi qu'il en soit, Emile sait en pareil cas la justice qu'il se doit à lui-même, et l'exemple qu'il doit à la sûreté des gens d'honneur. Il ne dépend pas de l'homme le plus ferme d'empêcher qu'on ne l'insulte, mais il dépend de lui d'empêcher qu'on ne se vante longtemps de l'avoir insulté.

Si je voulois enseigner la rhétorique à un jeune homme dont toutes les passions fussent déjà développées, je lui présenterois sans cesse des objets propres à flatter ses passions, et j'examinerois avec lui quel langage il doit tenir aux autres hommes pour les engager à favoriser ses désirs. Mais mon Emile n'est pas dans une situation si avantageuse à l'art oratoire; borné presque au seul nécessaire physique, il a moins besoin des autres que les autres n'ont besoin de lui, et n'ayant rien à leur demander pour lui-même, ce qu'il veut leur persuader ne le touche pas d'assez près pour l'émouvoir excessivement. Il suit de là qu'en général il doit avoir un langage simple et peu figuré. Il parle ordinairement au propre et seulement pour être entendu. Il est peu sentencieux, parce qu'il n'a pas appris à généraliser ses idées : il a peu d'images parce qu'il est rarement passionné.

Ce n'est pas pourtant qu'il soit tout à fait flegmatique et froid; ni son âge, ni ses mœurs, ni ses goûts, ne le permettent dans le feu de l'adolescence, les esprits vivifians, retenus et cohobés dans son sang, portent à son jeune cœur une chaleur qui brille dans ses regards, qu'on sent dans ses discours, qu'on voit dans ses actions. Son langage a pris de l'accent, et quelquefois de la véhémence. Le noble sentiment qui l'inspire lui donne de la force et de l'élévation : pénétré du tendre amour de l'humanité, il transmet en parlant les mouvemens de son âme; sa généreuse franchise a je ne sais quoi de plus enchanteur que l'artificieuse éloquence des autres; ou plutôt lui seul est véritablement éloquent, puisqu'il n'a qu'à montrer ce qu'il sent pour le communiquer à ceux qui l'écoutent.

Plus j'y pense, plus je trouve qu'en mettant ainsi la bienfaisance en action et tirant de nos bons ou mauvais succès des réflexions sur leurs causes, il y a peu de connoissances utiles qu'on ne puisse cultiver dans l'esprit d'un jeune homme, et qu'avec tout le vrai savoir qu'on peut acquérir dans les colléges, il acquerra de plus une science plus importante encore, qui est l'application de cet acquis aux usages de la vie. Il n'est pas possible que, prenant tant d'intérêt à ses semblables, il n'apprenne de bonne heure à peser et apprécier leurs actions, leurs goûts, leurs plaisirs, et à donner en général une plus juste valeur à ce qui peut contribuer ou nuire au bonheur des hommes, que ceux qui, ne s'intéressant à personne, ne font jamais rien pour autrui. Ceux qui ne traitent jamais que leurs propres affaires se passionnent trop pour juger sainement des choses. Rapportant tout à eux seuls, et réglant sur leur seul intérêt les idées du bien et du mal, ils se remplissent l'esprit de mille préjugés ridicules, et, dans tout ce qui porte atteinte à leur moindre avantage, ils voient aussitôt le bouleversement de tout l'uni

vers.

Etendons l'amour-propre sur les autres êtres, nous le transformerons en vertu; et il n'y a point de cœur d'homme dans lequel cette vertu n'ait sa racine. Moins l'objet de nos soins tient immédiatement à nous-mêmes, moins l'illusion de l'intérêt particulier est à craindre; plus on généralise cet intérêt, plus il devient équitable, et l'amour du genre humain n'est autre chose en nous que l'amour de la justice. Vou

1

lons-nous donc qu'Emile aime la vérité, voulons-nous qu'il la connoisse; dans les affaires tenons-le toujours loin de lui. Plus ses soins seront consacrés au bonheur d'autrui, plus ils seront éclairés et sages, et moins il se trompera sur ce qui est bien ou mal: mais ne souffrons jamais en lui de préférence aveugle, fondée uniquement sur des acceptions de personnes ou sur d'injustes préventions. Et pourquoi nuiroitil à l'un pour servir l'autre? Peu lui importe à qui tombe un plus grand bonheur en partage, pourvu qu'il concoure au plus grand bonheur de tous c'est là le premier intérêt du sage après l'intérêt privé; car chacun est partie de son espèce et non d'un autre individu.

Pour empêcher la pitié de dégénérer en foiblesse, il faut donc la généraliser et l'étendre sur tout le genre humain. Alors on ne s'y livre qu'autant qu'elle est d'accord avec la justice, parce que, de toutes les vertus, la justice est celle qui concourt le plus au bien commun des hommes. Il faut par raison, par amour pour nous, avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre prochain; et c'est une très-grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les méchans.

Au reste, il faut se souvenir que tous ces moyens, par lesquels je jette ainsi mon élève hors de lui-même, ont cependant toujours un rapport direct à lui, puisque non-seulement il en résulte une jouissance intérieure, mais qu'en le rendant bienfaisant au profit des autres je travaille à sa propre instruction.

J'ai d'abord donné les moyens, et maintenant j'en montre l'effet. Quelles grandes vues je vois s'arranger peu à peu dans sa tête! Quels sentimens sublimes étouffent dans son cœur le germe des petites passions! Quelle netteté de judiciaire, quelle justesse de raison je vois se former en lui de ses penchans cultivés, de l'expérience qui concentre les vœux d'une âme grande dans l'étroite borne des possibles, et fait qu'un homme supérieur aux autres, ne pouvant les élever à sa mesure, sait s'abaisser à la leur ! Les vrais principes du juste, les vrais modèles du beau, tous les rapports moraux des êtres, toutes les idées de l'ordre, se gravent dans son entendement; il voit la place de chaque chose et la cause qui l'en écarte; il voit ce qui peut faire le bien et ce qui l'empêche. Sans avoir éprouvé les passions humaines, il connoît leurs illusions et leur jeu.

J'avance, attiré par la force des choses, mais sans m'en imposer sur les jugemens des lecteurs. Depuis longtemps ils me voient dans le pays des chimères; moi je les vois toujours dans le pays des préjugés. En m'écartant si fort des opinions vulgaires, je ne cesse de les avoir présentes à mon esprit : je les examine je les médite, non pour les suivre ni pour les fuir, mais pour les peser à la balance du raisonnement. Toutes les fois qu'il me force à m'écarter d'elles, instruit par l'expérience, je me tiens déjà pour dit qu'ils ne m'imiteront pas je sais que, s'obstinant à n'imaginer possible que ce qu'ils voient, ils prendront le jeune homme que je figure pour un être imaginaire et fantastique, parce qu'il diffère de ceux auxquels ils le comparent, sans songer qu'il faut bien qu'il en diffère, puisque élevé tout différemment, affecté de sentimens tout contraires, instruit tout autrement qu'eux, il seroit beaucoup

plus surprenant qu'il leur ressemblât que d'être tel que je le suppose. Ce n'est pas l'homme de l'homme, c'est l'homme de la nature. Assurément il doit être fort étranger à leurs yeux.

En commençant cet ouvrage, je ne supposois rien que tout le monde ne pût observer ainsi que moi, parce qu'il est un point, savoir la naissance de l'homme, duquel nous partons tous également mais plus nous avançons, moi pour cultiver la nature, et vous pour la dépraver, plus nous nous éloignons les uns des autres. Mon élève, à six ans, différoit peu des vôtres que vous n'aviez pas eu encore le temps de défigurer; maintenant ils n'ont plus rien de semblable; et l'âge de l'homme fait dont il approche, doit le montrer sous une forme absolument différente, si je n'ai pas perdu tous mes soins. La quantité d'acquis est peut-être assez égale de part et d'autre; mais les choses acquises ne se ressemblent point. Vous êtes étonnés de trouver à l'un des sentimens sublimes dont les autres n'ont pas le moindre germe; mais considérez aussi que ceux-ci sont déjà tous philosophes et théologiens, avant qu'Emile sache seulement ce que c'est que philosophie et qu'il ait même entendu parler de Dieu.

Si donc on venoit me dire : « Rien de ce que vous supposez n'existe; les jeunes gens ne sont point faits ainsi, ils ont telle ou telle passion; ils font ceci out cela: »> c'est comme si l'on nioit que jamais poirier fût un grand arbre, parce qu'on n'en voit que de nains dans nos jardins.

Je prie ces juges, si prompts à la censure, de considérer que ce qu'ils disent là je le sais tout aussi bien qu'eux, que j'y ai probablement réfléchi plus longtemps, et que, n'ayant nul intérêt à leur en imposer, j'ai droit d'exiger qu'ils se donnent au moins le temps de chercher en quoi je me trompe. Qu'ils examinent bien la constitution de l'homme, qu'ils suivent les premiers développemens du cœur dans telle circonstance, afin de voir combien un individu peut différer d'un autre par la force de l'éducation; qu'ensuite ils comparent la mienne aux effets que je lui donne; et qu'ils disent en quoi j'ai mal raisonné: je n'aurai rien à répondre.

Ce qui me rend plus affirmatif, et, je crois, plus excusable de l'être, c'est qu'au lieu de me livrer à l'esprit de système, je donne le moins qu'il est possible au raisonnement et ne me fie qu'à l'observation. Je ne me fonde point sur ce que j'ai imaginé, mais sur ce que j'ai vu. Il est vrai que je n'ai pas renfermé mes expériences dans l'enceinte des murs d'une ville ni dans un seul ordre de gens; mais après avoir comparé tout autant de rangs et de peuples que j'en ai pu voir dans une vie passée à les observer, j'ai retranché comme artificiel ce qui étoit d'un peuple et non pas d'un autre, d'un état et non pas d'un autre, et n'ai regardé comme appartenant incontestablement à l'homme, que ce qui étoit commun à tous, à quelque âge, dans quelque rang, et dans quelque nation que ce fût.

Or, si, selon cette méthode, vous suivez des l'enfance un jeune homme qui n'aura point reçu de forme particulière, et qui tiendra le moins qu'il est possible à l'autorité et à l'opinion d'autrui, à qui de

[ocr errors]

mon élève ou des vôtres pensez-vous qu'il ressemblera le plus? Voilà, ce me semble, la question qu'il faut résoudre pour savoir si je me suis égaré.

L'homme ne commence pas aisément à penser, mais sitôt qu'il commence il ne cesse plus. Quiconque a pensé pensera toujours, et l'entendement une fois exercé à la réflexion ne peut plus rester en repos. On pourroit donc croire que j'en fais trop ou trop peu, que l'esprit humain n'est point naturellement si prompt à s'ouvrir, et qu'après lui avoir donné des facilités qu'il n'a pas, je le tiens trop longtemps inscrit dans un cercle d'idées qu'il doit avoir franchi.

Mais considérez premièrement que, voulant former l'homme de la nature, il ne s'agit pas pour cela d'en faire un sauvage et de le réléguer au fond des bois; mais qu'enfermé dans le tourbillon social, il suffit qu'il ne s'y laisse entraîner ni par les passions ni par les opinions des hommes; qu'il voie par ses yeux, qu'il sente par son cœur; qu'aucune autorité ne le gouverne hors celle de sa propre raison. Dans cette position il est clair que la multitude d'objets qui le frappent, les fréquens sentimens dont il est affecté, les divers moyens de pourvoir à ses besoins réels, doivent lui donner beaucoup d'idées qu'il n'auroit jamais eues, ou qu'il eût acquises plus lentement. Le progrès naturel à l'esprit est accéléré, mais non renversé. Le même homme qui doit rester stupide dans les forêts doit devenir raisonnable et sensé dans les villes, quand il y sera simple spectateur. Rien n'est plus propre a rendre sage que les folies qu'on voit sans les partager; et celui même qui les partage s'instruit encore, pourvu qu'il n'en soit pas la dupe et qu'il n'y porte pas l'erreur de ceux qui les font.

Considérez aussi que, bornés par nos facultés aux choses sensibles, nous n'offrons presque aucune prise aux notions abstraites de la philosophie et aux idées purement intellectuelles. Pour y atteindre il faut, ou nous dégager du corps auquel nous sommes si fortement attachés, ou faire d'objet en objet un progrès graduel et lent, ou enfin franchir rapidement et presque d'un saut l'intervalle par un pas de géant dont l'enfance n'est pas capable, et pour lequel il faut même aux hommes bien des échelons faits exprès pour eux. La première idée abstraite est le premier de ces échelons; mais j'ai bien de la peine à voir comment on s'avise de le construire.

L'Etre incompréhensible qui embrasse tout, qui donne le mouvement au monde et forme tout le système des êtres, n'est ni visible à nos yeux, ni palpable à nos mains, il échappe à tous nos sens : l'ouvrage se montre, mais l'ouvrier se cache. Ce n'est pas une petite affaire de connoître enfin qu'il existe, et quand nous sommes parvenus là, quand nous nous demandons quel est-il? où est-il? notre esprit se confond, s'égare, et nous ne savons plus que penser.

Locke veut qu'on commence par l'étude des esprits, et qu'on passe ensuite à celle des corps. Cette méthode est celle de la superstition, des préjugés, de l'erreur ce n'est point celle de la raison, ni même de la nature bien ordonnée; c'est se boucher les yeux pour apprendre à voir. Il faut avoir longtemps étudié les corps pour se faire une véri

« PreviousContinue »