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affronts que je lui laisserois recevoir. J'endurerois tout en silence, sans plainte, sans reproche, sans jamais lui dire un seul mot, et soyez sûr qu'avec cette discrétion bien soutenue, tout ce qu'il m'aura vu souffrir pour lui fera plus d'impression sur son cœur que ce qu'il aura souffert lui-même.

Je ne puis m'empêcher de relever ici la fausse dignité des gouverneurs qui, pour jouer sottement les sages, rabaissent leurs élèves, affectent de les traiter toujours en enfans, et de se distinguer toujours d'eux dans tout ce qu'ils leur font faire. Loin de ravaler ainsi leurs jeunes courages, n'épargnez rien pour leur élever l'âme; faites-en vos égaux afin qu'ils le deviennent; et s'ils ne peuvent encore s'élever à vous, descendez à eux sans honte, sans scrupule. Songez que votre honneur n'est plus dans yous, mais dans votre élève : partagez ses fautes pour l'en corriger : chargez-vous de sa honte pour l'effacer : imitez ce brave Romain qui, voyant fuir son armée et ne pouvant la rallier, se mit à fuir à la tête de ses soldats, en criant: Ils ne fuient pas, ils suivent leur capitaine. Fut-il déshonoré pour cela? Tant s'en faut en sacrifiant ainsi sa gloire il l'augmenta. La force du devoir, la beauté de la vertu entraînent malgré nous nos suffrages et renversent nos insensés préjugés. Si je recevois un soufflet en remplissant mes fonctions auprès d'Émile, loin de me venger de ce soufflet, j'irois partout m'en vanter; et je doute qu'il y eût dans le monde un homme assez vil' pour ne pas m'en respecter davantage.

Ce n'est pas que l'élève doive supposer dans le maître des lumières aussi bornées que les siennes et la même facilité à se laisser séduire. Cette opinion est bonne pour un enfant, qui, ne sachant rien voir, rien comparer, met tout le monde à sa portée, et ne donne sa confiance qu'à ceux qui savent s'y mettre en effet. Mais un jeune homme de l'âge d'Émile, et aussi sensé que lui, n'est plus assez sot pour prendre ainsi le change, et il ne seroit pas bon qu'il le prît. La confiance qu'il doit avoir en son gouverneur est d'une autre espèce : elle doit porter sur l'autorité de la raison, sur la supériorité des lumières, sur les avantages que le jeune homme est en état de connoître, et dont il sent l'utilité pour lui. Une longue expérience l'a convaincu qu'il est aimé de son conducteur; que ce conducteur est un homme sage, éclairé, qui, voulant son bonheur, sait ce qui peut le lui procurer. Il doit savoir que, pour son propre intérêt, il lui convient d'écouter ses avis. Or, si le maître se laissoit tromper comme le disciple, il perdroit le droit d'en exiger de la déférence et de lui donner des leçons. Encore moins l'élève doit-i supposer que le maître le laisse à dessein tomber dans des piéges, et tend des embûches à sa simplicité. Que faut-il donc faire pour éviter à laisser à vingt leur bourse dans un brelan, et leur santé dans un mauvais lieu. Il y a toujours à parier que le plus savant de sa classe deviendra le plus joueur et le plus débauché. Or les moyens dont on n'usa point dans l'enfance n'ont point dans la jeunesse le même abus. Mais on doit se souvenir qu'ici ma constante maxime est de mettre partout la chose au pis. Je cherche d'abord à prévenir le vice; et puis je le suppose, afin d'y remédier.

4. Je me trompois, j'en ai découvert un; c'est M. Formey.

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la fois ces deux inconvéniens? Ce qu'il y de meilleur et de plus naturel; être simple et vrai comme lui; l'avertir des périls auxquels il s'expose; les lui montrer clairement, sensiblement, mais sans exagération, sans humeur, sans pédantesque étalage, surtout sans lui donner vos avis pour des ordres, jusqu'à ce qu'ils le soient devenus et que ce ton impérieux soit absolument nécessaire. S'obstine-t-il après cela, comme il fera très-souvent; alors ne lui dites plus rien; laissez-le en liberté, suivez-le, imitez-le, et cela gaiement, franchement; livrezvous, amusez-vous autant que lui, s'il est possible. Si les conséquences deviennent trop fortes, vous êtes toujours là pour les arrêter; et cependant combien le jeune homme, témoin de votre prévoyance et de votre complaisance, ne doit-il pas être à la fois frappé de l'une et touché de l'autre ! Toutes ses fautes sont autant de liens qu'il vous fournit pour le retenir au besoin. Or, ce qui fait ici le plus grand art du maître, c'est d'amener les occasions et de diriger les exhortations de manière qu'il sache d'avance quand le jeune homme cédera, et quand il s'obstinera, afin de l'environner partout des leçons de l'expérience, sans jamais l'exposer à de trop grands dangers.

Avertissez-le de ses fautes avant qu'il y tombe : quand il y est tombé, ne les lui reprochez point; vous ne feriez qu'enflammer et mutiner son amour-propre. Une leçon qui révolte ne profite pas. Je ne connois rien de plus inepte que ce mot: Je vous l'avois bien dit. Le meilleur moyen de faire qu'il se souvienne de ce qu'on lui a dit est de paroître l'avoir oublié. Tout au contraire, quand vous le verrez honteux de ne vous avoir pas cru, effacez doucement cette humiliation par de bonnes paroles. Il s'affectionnera sûrement à vous en voyant que vous vous oubliez pour lui, et qu'au lieu d'achever de l'écraser, vous le consolez. Mais si à son chagrin vous ajoutez des reproches, il vous prendra en haine, et se fera une loi de ne vous plus écouter, comme pour vous prouver qu'il ne pense pas comme vous sur l'importance de vos avis.

Le tour de vos consolations peut encore être pour lui une instruction d'autant plus utile qu'il ne s'en défiera pas. En lui disant, je suppose, que mille autres font les mêmes fautes, vous le mettez loin de son compte vous le corrigez en ne paroissant que le plaindre: car, pour celui qui croit valoir mieux que les autres hommes, c'est une excuse bien mortifiante que de se consoler par leur exemple; c'est concevoir mieux que que le plus qu'il peut prétendre est qu'ils ne valent lui.

pas

Le temps des fautes est celui des fables. En censurant le coupable sous un masque étranger, on l'instruit sans l'offenser; et il comprend alors que l'apologue n'est pas un mensonge, par la vérité dont il se fait l'application. L'enfant qu'on n'a jamais trompé par des louanges n'entend rien à la fable que j'ai ci-devant examinée, mais l'étourdi qui vient d'être la dupe d'un flatteur conçoit à merveille que le corbeau n'étoit qu'un sot. Ainsi, d'un fait il tire une maxime; et l'expérience, qu'il eût bientôt oubliée, se grave, au moyen de la fable, son jugement. Il n'y a point de connoissance morale qu'on ne puisse acquérir par l'expérience d'autrui ou par la sienne. Dans les cas où

dans

cette expérience est dangereuse, au lieu de la faire soi-même, on tire sa leçon de l'histoire. Quand l'épreuve est sans conséquence, il est bon que le jeune homme y reste exposé; puis, au moyen de l'apologue, on rédige en maximes les cas particuliers qui lui sont connus.

Je n'entends pas pourtant que ces maximes doivent être développées, ni même énoncées. Rien n'est si vain, si mal entendu, que la morale par laquelle on termine la plupart des fables; comme si cette morale n'étoit pas ou ne devoit pas être étendue dans la fable même de manière à la rendre sensible au lecteur ! Pourquoi donc, en ajoutant, cette morale à la fin, lui ôter le plaisir de la trouver de son chef? Le talent d'instruire est de faire que le disciple se plaise à l'instruction. Or, pour qu'il s'y plaise, il ne faut pas que son esprit reste tellement passif à tout ce que vous lui dites, qu'il n'ait absolument rien à faire pour vous entendre. Il faut que l'amour-propre du maître laisse toujours quelque prise au sien; il faut qu'il se puisse dire : « Je conçois, je pénètre, j'agis, je m'instruis. » Une des choses qui rendent ennuyeux le Pantalon de la comédie italienne, est le soin qu'il prend d'interpréter au parterre des platises qu'on n'entend déjà que trop. Je ne veux point qu'un gouverneur soit Pantalon, encore moins un auteur. Il faut toujours se faire entendre, mais il ne faut pas toujours tout dire celui qui dit tout dit peu de choses, car à la fin on ne l'écoute plus. Que signifient ces quatre vers que La Fontaine ajoute à la fable de la Grenouille qui s'enfle? A-t-il peur qu'on ne l'ait pas compris? A-t-il besoin, ce grand peintre, d'écrire les noms au-dessous des objets qu'il peint? Loin de généraliser par là sa morale, il la particularise, il la restreint en quelque sorte aux exemples cités, et empêche qu'on ne l'applique à d'autres. Je voudrois qu'avant de mettre les fables de cet auteur inimitable entre les mains d'un jeune homme, on en retranchât toutes ces conclusions par lesquelles il prend la peine d'expliquer ce qu'il vient de dire aussi clairement qu'agréablement. Si votre élève n'entend la fable qu'à l'aide de l'explication, soyez sûr qu'il ne l'entendra pas même ainsi.

Il importeroit encore de donner à ces fables un ordre plus didactique et plus conforme aux progrès des sentimens et des lumières du jeune adolescent. Conçoit-on rien de moins raisonnable que d'aller suivre exactement l'ordre numérique du livre, sans égard au besoin ni à l'occasion? D'abord le corbeau, puis la cigale', puis la grenouille, puis les deux mulets, etc. J'ai sur le cœur ces deux mulets, parce que je me souviens d'avoir vu un enfant élevé pour la finance, et qu'on étourdissoit de l'emploi qu'il alloit remplir, lire cette fable, l'apprendre, la dire, la redire cent et cent fois, sans en tirer jamais la moindre objection contre le métier auquel il étoit destiné. Non-seulement je n'ai jamais vu d'enfans faire aucune application solide des fables qu'ils apprenoient, mais je n'ai jamais vu que personne se souciât de leur faire faire cette application. Le prétexte de cette étude est l'in

4. Il faut encore appliquer ici la correction de M. Formey. C'est la cigale, puis le corbeau. (ÉD.)

struction morale; mais le véritable objet de la mère et de l'enfant n'est que d'occuper de lui toute une compagnie, tandis qu'il récite ses fables; aussi les oublie-t-il toutes en grandissant, lorsqu'il n'est plus question de les réciter, mais d'en profiter. Encore une fois, il n'appartient qu'aux hommes de s'instruire dans les fables; et voici pour Émile le temps de commencer.

Je montre de loin, car je ne veux pas non plus tout dire, les routes qui détournent de la bonne, afin qu'on apprenne à les éviter. Je crois qu'en suivant celle que j'ai marquée, votre élève achètera la connoissance des hommes et de soi-même au meilleur marché qu'il est possible; que vous le mettrez au point de contempler les jeux de la fortune sans envier le sort de ses favoris, et d'être content de lui sans se croire plus sage que les autres. Vous avez aussi commencé à le rendre acteur pour le rendre spectateur; il faut achever; car du parterre on voit les objets tels qu'ils paroissent, mais de la scène on les voit tels qu'ils sont. Pour embrasser le tout, il faut se mettre dans le point de vue; il faut approcher pour voir les détails. Mais à quel titre un jeune homme entrera-t-il dans les affaires du monde ? Quel droit a-t-il d'être initié dans ces mystères ténébreux? Des intrigues de plaisir bornent les intérêts de son âge; il ne dispose encore que de lui-même; c'est comme s'il ne disposoit de rien. L'homme est la plus vile des marchandises, et, parmi nos importans droits de propriété, celui de la personne est toujours le moindre de tous.

Quand je vois que, dans l'âge de la plus grande activité, l'on borne les jeunes gens à des études purement spéculatives, et qu'après, sans la moindre expérience, ils sont tout d'un coup jetés dans le monde et dans les affaires, je trouve qu'on ne choque pas moins la raison que la nature, et je ne suis plus surpris que si peu de gens sachent se conduire. Par quel bizarre tour d'esprit nous apprend-on tant de choses inutiles, tandis que l'art d'agir est compté pour rien? On prétend nous former pour la société, et l'on nous instruit comme si chacun de nous devoit passer sa vie à penser seul dans sa cellule, ou à traiter des sujets en l'air avec des indifférens. Vous croyez apprendre à vivre à vos enfans, en leur enseignant certaines contorsions du corps et certaines formules de paroles qui ne signifient rien. Moi aussi, j'ai appris à vivre à mon Émile, car je lui ai appris à vivre avec lui-même, et de plus à savoir gagner son pain. Mais ce n'est pas assez. Pour vivre dans le monde, il faut savoir traiter avec les hommes, il faut connoître les instrumens qui donnent prise sur eux; il faut calculer l'action et la réaction de l'intérêt particulier dans la société civile, et prévoir si juste les événemens, qu'on soit rarement trompé dans ses entreprises, ou qu'on ait du moins toujours pris les meilleurs moyens pour réussir. Les lois ne permettent pas aux jeunes gens de faire leurs propres affaires, et de disposer de leur propre bien mais que leur serviroient ces précautions, si, jusqu'à l'âge prescrit, ils ne pouvoient acquérir aucune expérience ? Ils n'auroient rien gagné d'attendre, et seroient tout aussi neufs à vingt-cinq ans qu'à quinze. Sans doute il faut empêcher qu'un jeune homme, aveuglé par son ignorance, ou trompé par ses

passions, ne se fasse du mal à lui-même; mais à tout age il est permis d'être bienfaisant, à tout âge on peut protéger, sous la direction d'un homme sage, les malheureux qui n'ont besoin que d'appui.

Les nourrices, les mères s'attachent aux enfans par les soins qu'elles leur rendent; l'exercice des vertus sociales porte au fond des cœurs l'amour de l'humanité; c'est en faisant le bien qu'on devient bon; je ne connois point de pratique plus sûre. Occupez votre élève à toutes les bonnes actions qui sont à sa portée; que l'intérêt des indigens soit toujours le sien; qu'il ne les assiste pas seulement de sa bourse, mais de ses soins; qu'il les serve, qu'il les protége, qu'il leur consacre sa personne et son temps; qu'il se fasse leur homme d'affaires : il ne remplira de sa vie un si noble emploi. Combien d'opprimés, qu'on n'eût jamais écoutés, obtiendront justice, quand il la demandera pour eux avec cette intrépide fermeté que donne l'exercice de la vertu; quand il forcera les portes des grands et des riches; quand il ira, s'il le faut, jusqu'au pied du trône faire entendre la voix des infortunés, à qui tous les abords sont fermés par leur misère, et que la crainte d'être punis des maux qu'on leur fait empêche même d'oser s'en plaindre!

Mais ferons-nous d'Émile un chevalier errant, un redresseur de torts, un paladin? Ira-t-il s'ingérer dans les affaires publiques, faire le sage et le défenseur des lois chez les grands, chez les magistrats, chez le prince, faire le solliciteur chez les juges et l'avocat dans les tribunaux? Je ne sais rien de tout cela. Les noms badins et ridicules ne changent rien à la nature des choses. Il fera tout ce qu'il sait être utile et bon. Il ne fera rien de plus, et il sait que rien n'est utile et bon pour lui de ce qui ne convient pas à son âge. Il sait que son premier devoir est envers lui-même; que les jeunes gens doivent se défier d'eux, être circonspects dans leur conduite, respectueux devant les gens plus âgés, retenus et discrets à parler sans sujet, modestes dans les choses indifférentes, mais hardis à bien faire, et courageux à dire la vérité. Tels étoient ces illustres Romains qui, avant d'être admis dans les charges, passoient leur jeunesse à poursuivre le crime et à défendre l'innocence, sans autre intérêt que celui de s'instruire en servant la justice et protégeant les bonnes mœurs.

Emile n'aime ni le bruit ni les querelles, non-seulement entre les hommes', pas même entre les animaux. Il n'excita jamais deux chiens à

1. Mais si on lui cherche querelle à lui-même, comment se conduira-t-il ? Je réponds qu'il n'aura jamais de querelle, qu'il ne s'y prêtera jamais assez pour en avoir. Mais enfin, poursuivra-t-on, qui est-ce qui est à l'abri d'un soufflet ou d'un démenti de la part d'un brutal, d'un ivrogne ou d'un brave coquin, qui, pour avoir le plaisir de tuer son homme, commence par le déshonorer? C'est autre chose; il ne faut point que l'honneur des citoyens ni leur vie soit à la merci d'un brutal, d'un ivrogne ou d'un brave coquin, et l'on ne peut pas plus se préserver d'un pareil accident que de la chute d'une tuile. Un soufflet et un démenti reçus et endurés ont des effets civils que nulle sagesse ne peut prévenir, et dont nul tribunal ne peut venger l'offensé. L'insuffisance des lois lui rend donc en cela son indépendance; il est alors seul magistrat, seul juge entre l'offenseur et lui: il est seul interprète et ministre

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