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regards plus vifs ont encore une sainte innocence, mais ils n'ont plus leur première imbécillité il sent déjà qu'ils peuvent trop dire; il commence à savoir les baisser et rougir; il devient sensible avant de savoir ce qu'il sent; il est inquiet sans raison de l'être. Tout cela peut venir lentement et vous laisser du temps encore: mais si sa vivacité se rend trop impatiente, si son emportement se change en fureur, s'il s'irrite et s'attendrit d'un instant à l'autre, s'il verse des pleurs sans sujet, si, près des objets qui commencent à devenir dangereux pour lui, son pouls s'élève et son œil s'enflamme, si la main d'une femme se posant sur la sienne le fait frissonner, s'il se trouble ou s'intimide auprès d'elle; Ulysse, ô sage Ulysse! prends garde à toi; les outres que tu fermois avec tant de soin sont ouvertes; les vents sont déjà déchaînés; ne quitte plus un moment le gouvernail, ou tout est perdu.

C'est ici la seconde naissance dont j'ai parlé; c'est ici que l'homme naît véritablement à la vie, et que rien d'humain n'est étranger à lui. Jusqu'ici nos soins n'ont été que des jeux d'enfant ; ils ne prennent qu'à présent une véritable importance. Cette époque où finissent les éducations ordinaires est proprement celle où la nôtre doit commencer; mais, pour bien exposer ce nouveau plan, reprenons de pius haut l'état des choses qui s'y rapportent.

Nos passions sont les principaux instrumens de notre conservation : c'est donc une entreprise aussi vaine que ridicule de vouloir les détruire; c'est contrôler la nature, c'est réformer l'ouvrage de Dieu. Si Dieu disoit à l'homme d'anéantir les passions qu'il lui donne, Dieu voudroit et ne voudroit pas; il se contrediroit lui-même. Jamais il n'a donné cet ordre insensé, rien de pareil n'est écrit dans le cœur humain; et ce que Dieu veut qu'un homme fasse, il ne le lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit lui-même, il l'écrit au fond de son cœur. Or je trouverois celui qui voudroit empêcher les passions de naître presque aussi fou que celui qui voudroit les anéantir; et ceux qui croiroient que tel a été mon projet jusqu'ici m'auroient sûrement fort mal entendu.

Mais raisonneroit-on bien si, de ce qu'il est dans la nature de l'homme d'avoir des passions, on alloit conclure que toutes les passions que nous sentons en nous et que nous voyons dans les autres sont naturelles? Leur source est naturelle, il est vrai; mais mille ruisseaux étrangers l'ont grossie; c'est un grand fleuve qui s'accroît sans cesse, et dans lequel on retrouveroit à peine quelques gouttes de ses premières eaux. Nos passions naturelles sont très-bornées; elles sont les instrumens de notre liberté, elles tendent à nous conserver. Toutes celles qui nous subjuguent et nous détruisent nous viennent d'ailleurs; la nature ne nous les donne pas, nous nous les approprions à son préjudice.

La source de nos passions, l'origine et le principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l'homme et ne le quitte jamais tant qu'il vit, est l'amour de soi: passion primitive, innée, antérieure à toute autre, et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications. En ce toutes, si l'on veut, sont naturelles. Mais la plupart de ces modifications ont des causes étrangères sans lesquelles elles n'auroient jamais

sens,

lieu; et ces mêmes modifications, loin de nous être avantageuses, nous sont nuisibles; elles changent le premier objet et vont contre leur principe: c'est alors que l'homme se trouve hors de la nature, et se met en contradiction avec soi.

L'amour de soi-même est toujours bon, et toujours conforme à l'ordre. Chacun étant chargé spécialement de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d'y veiller sans cesse : et comment y veilleroit-il ainsi, s'il n'y prenoit le plus grand intérêt? Il faut donc que nous nous aimions pour nous conserver; il faut que nous nous aimions plus que toute chose; et, par une suite immédiate du même sentiment, nous aimons ce qui nous conserve. Tout enfant s'attache à sa nourrice: Romulus devoit s'attacher à la louve qui l'avoit allaité. D'abord cet attachement est purement machinal. Ce qui favorise le bien-être d'un individu l'attire; ce qui lui nuit le repousse : ce n'est là qu'un instinct aveugle. Ce qui transforme cet instinct en sentiment, l'attachement en amour, l'aversion en haine, c'est l'intention manifestée de nous nuire ou de nous être utile. On ne se passionne pas pour les êtres insensibles qui ne suivent que l'impulsion qu'on leur donne : mais ceux dont on attend du bien ou du mal par leur disposition intérieure, par leur volonté, ceux que nous voyons agir librement pour ou contre, nous inspirent des sentimens semblables à ceux qu'ils nous montrent. Ce qui nous sert, on le cherche; mais ce qui nous veut servir, on l'aime ce qui nous nuit, on le fuit; mais ce qui nous veut nuire, on le hait.

Le premier sentiment d'un enfant est de s'aimer lui-même; et le second, qui dérive du premier, est d'aimer ceux qui l'approchent; car, dans l'état de foiblesse où il est, il ne connoît personne que par l'assistance et les soins qu'il reçoit. D'abord l'attachement qu'il a pour sa nourrice et sa gouvernante n'est qu'habitude. Il les cherche, parce qu'il a besoin d'elles et qu'il se trouve bien de les avoir; c'est plutôt connoissance que bienveillance. Il lui faut beaucoup de temps pour comprendre que nonseulement elles lui sont utiles, mais qu'elles veulent l'être; et c'est alors qu'il commence à les aimer.

Un enfant est donc naturellement enclin à la bienveillance, parce qu'il voit que tout ce qui l'approche est porté à l'assister, et qu'il prend de cette observation l'habitude d'un sentiment favorable à son espèce mais, à mesure qu'il étend ses relations, ses besoins, ses dépendances actives ou passives, le sentiment de ses rapports à autrui s'éveille, et produit celui des devoirs et des préférences. Alors l'enfant devient impérieux, jaloux, trompeur, vindicatif. Si on le plie à l'obéissance, ne voyant point l'utilité de ce qu'on lui commande, il l'attribue au caprice, à l'intention de le tourmenter, et il se mutine. Si on lui obéit à lui-même, aussitôt que quelque chose lui résiste, il y voit une rébellion, une intention de lui résister; il bat la chaise ou la table pour avoir désobéi. L'amour de soi, qui ne regarde qu'à nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits; mais l'amour-propre, qui se compare, n'est jamais content et ne sauroit l'être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous

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préfèrent à eux; ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses nàissent de l'amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de l'amour-propre. Ainsi, ce qui rend l'homme essentiellement bon est d'avoir peu de besoins, et de peu se comparer aux autres; ce qui le rend essentiellement méchant est d'avoir beaucoup de besoins, et de tenir beaucoup à l'opinion. Sur ce principe il est aisé de voir comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les passions des enfans et des hommes. Il est vrai que, ne pouvant vivre toujours seuls, ils vivront difficilement toujours bons. cette difficulté même augmentera nécessairement avec leurs relations, et c'est en ceci surtout que les dangers de la société nous rendent l'art et les soins plus indispensables pour prévenir dans le cœur humain la dépravation qui naît de ses nouveaux besoins.

L'étude convenable à l'homme est celle de ses rapports. Tant qu'il ne se connoît que par son être physique, il doit s'étudier par ses rapports avec les choses; c'est l'emploi de son enfance : quand il commence à sentir son être mora!, il doit s'étudier par ses rapports avec les hommes; c'est l'emploi de sa vie entière, à commencer au point où nous voilà parvenus.

Sitôt que l'homme a besoin d'une compagne, il n'est plus un être isolé, son cœur n'est plus seul. Toutes ses relations avec son espèce, toutes les affections de son âme naissent avec celle-là. Sa première passion fait bientôt fermenter les autres.

Le penchant de l'instinct est indéterminé. Un sexe est attiré vers l'autre; voilà le mouvement de la nature. Le choix, les préférences, l'attachement personnel, sont l'ouvrage des lumières, des préjugés, de l'habitude il faut du temps et des connoissances pour nous rendre capables d'amour on n'aime qu'après avoir jugé, on ne préfère qu'après avoir comparé. Ces jugemens se font sans qu'on s'en aperçoive, mais ils n'en sont pas moins réels. Le véritable amour, quoi qu'on en dise, sera toujours honoré des hommes: car, bien que ses emportemens nous égarent, bien qu'il n'exclue pas du cœur qui le sent des qualités odieuses, et même qu'il en produise, il en suppose pourtant toujours d'estimables, sans lesquelles on seroit hors d'état de le sentir. Ce choix qu'on met en opposition avec la raison nous vient d'elle. On a fait l'Amour aveugle, parce qu'il a de meilleurs yeux que nous, et qu'il voit des rapports que nous ne pouvons apercevoir. Pour qui n'auroit nulle idée de mérite ni de beauté, toute femme seroit également bonne, et la première venue seroit toujours la plus aimable. Loin que l'amour vienne de la nature, il est la règle et le frein de ses penchans : c'est par lui qu'excepté l'objet aimé un sexe n'est plus rien pour l'autre.

La préférence qu'on accorde, on veut l'obtenir; l'amour doit être réciproque. Pour être aimé, il faut se rendre aimable; pour être préféré, il faut se rendre plus aimable qu'un autre, plus aimable que tout autre, au moins aux yeux de l'objet aimé. De là les premiers regards sur ses semblables; de là les premières comparaisons avec eux; de là l'émulation, les rivalités, la jalousie. Un cœur plein d'un sentiment

qui déborde aime à s'épancher du besoin d'une maîtresse naît bientôt celui d'un ami. Celui qui sent combien il est doux d'être aimé voudroit l'être de tout le monde, et tous ne sauroient vouloir de préférence qu'il n'y ait beaucoup de mécontens. Avec l'amour et l'amitié naissent les dissensions, l'inimitié, la haine. Du sein de tant de passions diverses je vois l'opinion s'élever un trône inébranlable, et les stupides mortels, asservis à son empire, ne fonder leur propre existence que sur les jugemens d'autrui.

Etendez ces idées, et vous verrez d'où vient à notre amour-propre la forme que nous lui croyons naturelle; et comment l'amour de soi, cessant d'être un sentiment absolu, devient orgueil dans les grandes âmes, vanité dans les petites, et dans toutes se nourrit sans cesse aux depens du prochain. L'espèce de ces passions, n'ayant point son germe dans le cœur des enfans, n'y peut naître d'elle-même; c'est nous seuls qui l'y portons, et jamais elles n'y prennent racine que par notre faute : mais il n'en est plus ainsi du cœur du jeune homme; quoi que nous puissions faire, elles y naîtront malgré nous. Il est donc temps de changer de méthode.

Commençons par quelques réflexions importantes sur l'état critique dont il s'agit ici. Le passage de l'enfance à la puberté n'est pas tellement déterminé par la nature qu'il ne varie dans les individus selon les tempéramens, et dans les peuples seion les climats. Tout le monde sait les distinctions observées sur ce point entre les pays chauds et les pays froids, et chacun voit que les tempéramens ardens sont formés plus tôt. que les autres mais on peut se tromper sur les causes, et souvent attribuer au physique ce qu'il faut imputer au moral; c'est un des abus les plus fréquens de la philosophie de notre siècle. Les instructions de la nature sont tardives et lentes; celles des hommes sont presque toujours prématurées. Dans le premier cas, les sens éveillent l'imagination; dans le second, l'imagination éveille les sens; elle leur donne une activité précoce qui ne peut manquer d'énerver, d'affoiblir d'abord les individus, puis l'espèce même à la longue. Une observation plus générale et plus sûre que celle de l'effet des climats, est que la puberté et la puissance du sexe est toujours plus hâtive chez les peuples instruits et policés que chez les peuples ignorans et barbares'. Les enfans ont

1. << Dans les villes, dit M. de Buffon, et chez les gens aisés, les enfans, accoutumés à des nourritures abondantes et succulentes, arrivent plus tôt à cet état; à la campagne et dans le pauvre peuple, les enfans sont plus tardifs, parce qu'ils sont mal et trop peu nourris; il leur faut deux ou trois années de plus.» (Hist. nat., t. IV, p. 238, in-12.) J'admets l'observation, mais non l'explication, puisque, dans les pays où le villageois se nourrit trèsbien et mange beaucoup, comme dans le Valais, et même en certains cantons montueux de l'Italie, comme le Frioul, l'âge de puberté dans les deux sexes est également plus tardif qu'au sein des villes, où, pour satisfaire la vanité, l'on met souvent dans le manger une extrême parcimonie, et où la plupart font, comme dit le proverbe, habits de velours et ventre de son. On est étonné, dans ces montagnes, de voir de grands garçons forts comme des hommes avoir encore la voix aiguë et le menton sans barbe, et de grandes filles,

une sagacité singulière pour démêler à travers toutes les singeries de la décence les mauvaises mœurs qu'elle couvre. Le langage épuré qu'on leur dicte, les leçons d'honnêteté qu'on leur donne, le voile du mystère qu'on affecte de tendre devant leurs yeux, sont autant d'aiguillons à leur curiosité. A la manière dont on s'y prend, il est clair que ce qu'on feint de leur cacher n'est que pour le leur apprendre; et c'est de toutes les instructions qu'on leur donne celle qui leur profite le mieux.

Consultez l'expérience, vous comprendrez à quel point cette méthode insensée accélère l'ouvrage de la nature et ruine le tempérament. C'est ici l'une des principales causes qui font dégénérer les races dans les villes. Les jeunes gens, épuisés de bonne heure, restent petits, foibles, mal faits, vieillissent au lieu de grandir, comme la vigne à qui l'on fait porter du fruit au printemps languit et meurt avant l'automne.

Il faut avoir vécu chez des peuples grossiers et simples pour connoître jusqu'à quel âge une heureuse ignorance y peut prolonger l'innocence des enfans. C'est un spectacle à la fois touchant et risible d'y voir les deux sexes livrés à la sécurité de leurs cœurs, prolonger dans la fleur de l'âge et de la beauté les jeux naïfs de l'enfance, et montrer par leur familiarité même la pureté de leurs plaisirs. Quand enfin cette aimable jeunesse vient à se marier, les deux époux se donnant mutuellement les prémices de leur personne, en sont plus chers l'un à l'autre; des multitudes d'enfans, sains et robustes, deviennent le gage d'une union que rien n'altère, et le fruit de la sagesse de leurs premiers ans.

Si l'âge où l'homme acquiert la conscience de son sexe diffère autant par l'effet de l'éducation que par l'action de la nature, il suit de là qu'on peut accélérer et retarder cet âge selon la manière dont on élèvera les enfans; et si le corps gagne ou perd de la consistance à mesure qu'on retarde ou qu'on accélère ce progrès, il suit aussi que, plus on s'applique à le retarder, plus un jeune homme acquiert de vigueur et de force. Je ne parle encore que des effets purement physiques on verra bientôt qu'ils ne se bornent pas là.

De ces réflexions je tire la solution de cette question si souvent agitée, s'il convient d'éclairer les enfans de bonne heure sur les objets de leur curiosité, ou s'il vaut mieux leur donner le change par de modestes erreurs. Je pense qu'il ne faut faire ni l'un ni l'autre. Premièrement, cette curiosité ne leur vient point sans qu'on y ait donné lieu. Il faut donc faire en sorte qu'ils ne l'aient pas. En second lieu, des questions qu'on n'est pas forcé de résoudre n'exigent point qu'on trompe celui qui les fait il vaut mieux lui imposer silence que de lui répondre en mentant. Il sera peu surpris de cette loi, s'y l'on a pris soin de l'y asservir dans les choses indifférentes. Enfin, si l'on prend le parti de répondre, que ce soit avec la plus grande simplicité, sans mystère, sans embarras,

d'ailleurs très-formées, n'avoir aucun signe périodique de leur sexe. Différence qui me paroit venir uniquement de ce que, dans la simplicité de leurs mœurs, leur imagination, plus longtemps paisible et calme, fait plus tard fermenter leur sang, et rend leur tempérament moins précoce.

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