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duite si peu chrétienne; mais je sais que défendre sa religion par de telles armes, c'est la rendre fort suspecte aux gens de bien.

Cependant c'est moi que vous appelez téméraire. Eh! comment ai-je mérité ce nom, en ne proposant que des doutes, et même avec tant de réserve; en n'avançant que des raisons, et même avec tant de respect; en n'attaquant personne, en ne nommant personne? Et vous, monseigneur, comment osez-vous traiter ainsi celui dont vous parlez avec si peu de justice et de bienséance, avec si peu d'égard, avec tant de légèreté ?

Vous me traitez d'impie! et de quelle impiété pouvez-vous m'accuser, moi qui jamais n'ai parlé de l'Etre suprême que pour lui rendre la gloire qui lui est due, ni du prochain que pour porter tout le monde à l'aimer? Les impies sont ceux qui profanent indignement la cause de Dieu en la faisant servir aux passions des hommes. Les impies sont ceux qui, s'osant porter pour interprètes de la Divinité, pour arbitres entre elle et les hommes, exigent pour eux-mêmes les honneurs qui lui sont dus. Les impies sont ceux qui s'arrogent le droit d'exercer le pouvoir de Dieu sur la terre, et veulent ouvrir et fermer le ciel à leur gré. Les impies sont ceux qui font lire des libelles dans les églises. A cette idée horrible tout mon sang s'allume, et des larmes d'indignation coulent de mes yeux. Prêtres du Dieu de paix, vous lui rendrez compte un jour, n'en doutez pas, de l'usage que vous osez faire de sa maison.

Vous me traitez d'imposteur! et pourquoi? Dans votre manière de penser, j'erre; mais où est mon imposture? Raisonner et se tromper, est-ce en imposer? Un sophiste même qui trompe sans se tromper n'est pas un imposteur encore, tant qu'il se borne à l'autorité de la raison, quoiqu'il en abuse. Un imposteur veut être cru sur sa parole, il veut lui-même faire autorité. Un imposteur est un fourbe qui veut en imposer aux autres pour son profit; et où est, je vous prie, mon profit dans cette affaire? Les imposteurs sont, selon Ulpien, ceux qui font des prestiges, des imprécations, des exorcismes or assurément je n'ai jamais rien fait de tout cela,

Que vous discourez à votre aise, vous autres hommes constitués en dignité! Ne reconnoissant de droit que les vôtres, ni de lois que celles que vous imposez, loin de vous faire un devoir d'être justes, vous ne vous croyez pas même obligés d'être humains. Vous accablez fièrement le foible sans répondre de vos iniquités à personne les outrages ne vous coûtent pas plus que les violences; sur les moindres convenances d'intérêt ou d'état, vous nous balayez devant vous comme la poussière. Les uns décrètent et brûlent, les autres diffament et déshonorent, sans droit, sans raison, sans mépris, même sans colère, uniquement parce que cela les arrange et que l'infortuné se trouve sur leur chemin. Quand vous nous insultez impunément, il ne nous est pas même permis de nous plaindre; et si nous montrons notre innocence et vos torts, on nous accuse encore de vous manquer de respect.

Monseigneur, vous m'avez insulté publiquement; je viens de vous prouver que vous m'avez calomnié. Si vous étiez un particulier comme

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moi, que je pusse vous citer devant un tribunal équitable, et que nous y comparussions tous deux, moi avec mon livre, et vous avec votre mandement, vous y seriez certainement déclaré coupable et condamné à me faire une réparation aussi publique que l'offense l'a été. Mais vous tenez un rang où l'on est dispensé d'être juste; et je ne suis rien. Cependant, vous qui professez l'Evangile, vous prélat fait pour apprendre aux autres leur devoir, vous savez le vôtre en pareil cas. Pour moi, j'ai fait le mien, je n'ai plus rien à vous dire, et je me tais. Daignez, monseigneur, agréer mon profond respect.

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LETTRES

ÉCRITES DE LA MONTAGNE.

« Vitam impendere vero. »

I AVERTISSEMENT'.

C'est revenir tard, je le sens, sur un sujet trop rebattu et déjà presque oublié. Mon état, qui ne me permet plus aucun travail suivi, mon aversion pour le genre polémique, ont causé ma lenteur à écrire et ma répugnance à publier. J'aurois même tout à fait supprimé ces Lettres, ou plutôt je ne les aurois point écrites, s'il n'eût été question que de moi; mais ma patrie ne m'est pas tellement devenue étrangère, que je puisse voir tranquillement opprimer ses citoyens, surtout lorsqu'ils n'ont compromis leurs droits qu'en défendant ma cause. Je serois le dernier des hommes, si, dans une telle occasion, j'écoutois un sentiment qui n'est plus ni douceur ni patience, mais foiblesse et lâcheté, dans celui qu'il empêche de remplir son devoir.

Rien de moins important pour le public, j'en conviens, que la matière de ces Lettres. La constitution d'une petite république, le sort d'un petit particulier, l'exposé de quelques injustices, la réfutation de quelques sophismes, tout cela n'a rien en soi d'assez considérable pour mériter beaucoup de lecteurs; mais si mes sujets sont petits, mes objets sont grands et dignes de l'attention de tout honnête homme. Laissons Genève à sa place, et Rousseau dans sa dépression; mais la religion, mais la liberté, la justice! voilà, qui que vous soyez, ce qui n'est pas au-dessous de vous.

Qu'on ne cherche pas même ici dans le style le dédommagement de l'aridité de la matière. Ceux que quelques traits heureux de ma plume ont si fort irrités trouveront de quoi s'apaiser dans ces Lettres. L'honneur de défendre un opprimé eût enflammé mon cœur si j'avois parlé pour un autre réduit au triste emploi de me défendre moi-même, j'ai dû me borner à raisonner; m'échauffer eût été m'avilir. J'aurai donc trouvé grâce en ce point devant ceux qui s'imaginent qu'il est essentiel à la vérité d'être dite froidement, opinion que pourtant j'ai peine à comprendre. Lorsqu'une vive persuasion nous anime, le moyen d'employer un langage glacé ? Quand Archimède, tout transporté, couroit nu dans les rues de Syracuse, en avoit-il moins trouvé la vérité parce qu'il se passionnoit pour elle? Tout au contraire, celui qui la sent ne peut s'abstenir de l'adorer: celui qui demeure froid ne l'a pas vue. Quoi qu'il en soit, je prie les lecteurs de vouloir bien mettre à part

1. Voyez ci-après, pour l'intelligence des Lettres écrites de la Montagne, la Note sur la constitution de Genève, insérée à la suite de ces Lettres. (ED.)

mon beau style, et d'examiner seulement si je raisonne bien ou mal: car enfin, de cela seul qu'un auteur s'exprime en bons termes, je ne vois pas comment il peut s'ensuivre que cet auteur ne sait ce qu'il dit.

PREMIERE PARTIE.

LETTRE I. — État de la question par rapport à l'auteur. Si elle est de la compétence des tribunaux civils. Manière injuste de la résoudre.

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Non, monsieur, je ne vous blâme point de ne vous être pas joint aux représentans pour soutenir ma cause. Loin d'avoir approuvé moimême cette démarche, je m'y suis opposé de tout mon pouvoir, et mes parens s'en sont retirés à ma sollicitation. L'on s'est tu quand il falloit parler; on a parlé quand il ne restoit qu'à se taire. Je prévis l'inutilité des représentations, j'en pressentis les conséquences je jugeai que leurs suites inévitables troubleroient le repos public, ou changeroient la constitution de l'Etat. L'événement a trop justifié mes craintes. Vous voilà réduits à l'alternative qui m'effrayoit. La crise où vous êtes exige une autre délibération dont je ne suis plus l'objet. Sur ce qui a été fait vous demandez ce que vous devez faire : vous considérez que l'effet de ces démarches, étant relatif au corps de la bourgeoisie, ne retombera pas moins sur ceux qui s'en sont abstenus que sur ceux qui les ont faites. Ainsi, quels qu'aient été d'abord les divers avis, l'intérêt commun doit ici tout réunir. Vos droits réclamés et attaqués ne peuvent plus demeurer en doute; il faut qu'ils soient reconnus ou anéantis, et c'est leur évidence qui les met en péril. Il ne falloit pas approcher le flambeau durant l'orage; mais aujourd'hui le feu est à la maison.

Quoiqu'il ne s'agisse plus de mes intérêts, mon honneur me rend toujours partie dans cette affaire; vous le savez, et vous me consultez toutefois comme un homme neutre; vous supposez que le préjugé ne m'aveuglera point, et que la passion ne me rendra point injuste: je l'espère aussi; mais, dans des circonstances si délicates, qui peut répondre de soi? Je sens qu'il m'est impossible de m'oublier dans une querelle dont je suis le sujet, et qui a mes malheurs pour première cause. Que ferai-je donc, monsieur, pour répondre à votre confiance et justifier votre estime autant qu'il est en moi? Le voici. Dans la juste défiance de moi-même, je vous dirai moins mon avis que mes raisons : vous les pèserez, vous comparerez, et vous choisirez. Faites plus, défiezvous toujours, non de mes intentions, Dieu le sait, elles sont pures, mais de mon jugement. L'homme le plus juste, quand il est ulcéré, voit rarement les choses comme elles sont. Je ne veux sûrement pas vous tromper; mais je puis me tromper je le pourrois en toute autre chose, et cela doit arriver ici plus probablement. Tenez-vous donc sur vos gardes, et quand je n'aurai pas dix fois raison, ne me l'accordez pas une

Voilà, monsieur, la précaution que vous devez prendre, et voici celle que je veux prendre à mon tour. Je commencerai par vous parler de moi, de mes griefs, des durs procédés de vos magistrats : quand cela sera fait, et que j'aurai bien soulagé mon cœur, je m'oublierai moi

même, je vous parlerai de vous, de votre situation, c'est-à-dire de la république; et je ne crois pas trop présumer de moi, si j'espère, au moyen de cet arrangement, traiter avec équité la question que vous me faites.

J'ai été outragé d'une manière d'autant plus cruelle, que je me flattois d'avoir bien mérité de la patrie. Si ma conduite eût eu besoin de grâce, je pouvois raisonnablement espérer de l'obtenir. Cependant, avec un empressement sans exemple, sans avertissemert, sans citation, sans examen, on s'est hâté de flétrir mes livres on a fait plus; sans égard pour mes malheurs, pour mes maux, pour mon état, on a décrété ma personne avec la même précipitation; l'on ne m'a pas même épargné les termes qu'on emploie pour les malfaiteurs. Ces messieurs n'ont pas sété indulgens; ont-ils du moins été justes? c'est ce que je veux recherecher avec vous. Ne vous effrayez pas; je vous prie, de l'étendue que je suis forcé de donner à ces lettres. Dans la multitude de questions qui se présentent, je voudrois être sobre en paroles: mais, monsieur, quoi qu'on puisse faire, il en faut pour raisonner.

Rassemblons d'abord les motifs qu'ils ont donnés de cette procédure, non dans le réquisitoire, non dans l'arrêt, porté dans le secret, et resté dans les ténèbres', mais dans les réponses du Conseil aux représentations des citoyens et bourgeois, ou plutôt dans les Lettres écrites de la campagne, ouvrage qui leur sert de manifeste, et dans lequel seul ils daignent raisonner avec vous.

<<<Mes livres sont, disent-ils, impies, scandaleux, téméraires, pleins de blasphèmes et de calomnies contre la religion. Sous l'apparence des doutes, l'auteur y a rassemblé tout ce qui peut tendre à saper, ébranler 'et détruire les principaux fondemens de la religion chrétienne révélée. « Ils attaquent tous les gouvernemens.

E « Ces livres sont d'autant plus dangereux et répréhensibles, qu'ils sont écrits en françois du style le plus séducteur, qu'ils paroissent sous le nom et la qualification d'un citoyen de Genève, et que, selon l'intention de l'auteur, l'Émile doit servir de guide aux pères, aux mères, saux précepteurs.

«En jugeant ces livres, il n'a pas été possible au Conseil de ne jeter saucun regard sur celui qui en étoit présumé l'auteur. >>

Au reste, le décret porté contre moi n'est, continuent-ils, « ni un jugement, ni une sentence; mais un simple appointement provisoire, qui laissoit dans leur entier mes exceptions et défenses, et qui, dans le

1. Ma famille demanda par requête communication de cet arrêt. Voici la réponse :

Du 25 juin 1762.

En conseil ordinaire, vu la présente requête, arrêté qu'il n'y a lieu d'accorder aux supplians les fins d'icelle.

LULLIN,

L'arrêt du Parlement de Paris fut imprimé aussitôt que rendu. Imaginez ce que c'est qu'un État libre où l'on tient cachés de pareils décrets contre l'hon-neur et la liberté des citoyens.

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