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de l'Eglise, mais par celle de Jésus-Christ, procédé non moins exact que celui qu'on nous reproche est ridicule et insensé.

XXII. Ce n'est pas d'aujourd'hui, M. T. C. F., que l'esprit d'irréligion est un esprit d'indépendance et de révolte. Et comment en effet ces hommes audacieux, qui refusent de se soumettre à l'autorité de Dieu même, respecteroient-ils celle des rois, qui sont les images de Dieu, ou celle des magistrats, qui sont les images des rois? « Songe, dit l'auteur d'Émile à son élève, qu'elle (l'espèce humaine) est composée essentiellement de la collection des peuples; que, quand tous les rois..... en seroient ôtés, il n'y paroîtroit guère, et que les choses n'en iroient pas plus mal.... Toujours, dit-il plus loin, la multitude sera sacrifiée au petit nombre, et l'intérêt public à l'intérêt particulier : toujours ces noms spécieux de justice et de subordination serviront d'instrument à la violence et d'armes à l'iniquité. D'où il suit, continue-t-il, que les ordres distingués, qui se prétendent utiles aux autres, ne sont en effet utiles qu'à eux-mêmes aux dépens des autres. Par où l'on doit juger de la considération qui leur est due selon la justice et la raison. » Ainsi donc, M. T. C. F., l'impiété ose critiquer les intentions de celui « par qui règnent les rois'; » ainsi elle se plaît à empoisonner les sources de la félicité publique, en soufflant des maximes qui ne tendent qu'à produire l'anarchie et tous les malheurs qui en sont la suite. Mais que vous dit la religion? « Craignez Dieu, respectez le roi.... Que tout homme soit soumis aux puissances supérieures: car il n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu; et c'est lui qui a établi toutes celles qui sont dans le monde. Quiconque résiste donc aux puissances résiste à l'ordre de Dieu, et ceux qui y résistent attirent la condamnation sur euxmêmes 3. »

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XXIII. Oui, M. T. C. F., dans tout ce qui est de l'ordre civil, vous devez obéir au prince et à ceux qui exercent son autorité comme à Dieu même. Les seuls intérêts de l'Etre suprême peuvent mettre des bornes à votre soumission, et si on vouloit vous punir de votre fidélité à ses ordres, vous devriez encore souffrir avec patience et sans murmure. Les Néron, les Domitien eux-mêmes, qui aimèrent mieux être les fléaux de la torre que les pères de leurs peuples, n'étoient comptables qu'à Dieu de l'abus de leur puissance. « Les chrétiens, dit saint Augustin, leur obéissoient dans le temps à cause du Dieu de l'éternité1. »

XXIV. Nous ne vous avons exposé, M. T. C. F., qu'une partie des impiétés contenues dans ce traité de l'Éducation, ouvrage également digne des anathèmes de l'Église et de la sévérité des lois. Et que faut-il de plus pour vous en inspirer une juste horreur? Malheur à vous, mal

4. << Per me reges regnant.» (Prov., cap. vIII, vers. 15.)

2. << Deum timete: regem honorificate.» (I Pet., cap. I, vers. 17.)

3. « Omnis anima potestatibus sublimioribus subdita sit: non est enim po<< testas nisi a Deo : quæ autem sunt, a Deo ordinatæ sunt. Itaque, qui re« sistit potestati, Dei ordinationi resistit. Qui autem resistunt, ipsi sibi dam<< nationem acquirunt. » (Rom., cap. xIII, vers. 1, 2.)

4. « Subditi erant propter Dominum æternum, etiam domino temporali. » Aug., Enarrat. in psal. cxxIV.)

heur à la société, si vos enfans étoient élevés d'après les principes de l'auteur d'Émile! Comme il n'y a que la religion qui nous ait appris à connoître l'homme, sa grandeur, sa misère, sa destinée future, il n'appartient aussi qu'à elle seule de former sa raison, de perfectionner ses mœurs, de lui procurer un bonheur solide dans cette vie et dans l'autre. Nous savons, M. T. C. F., combien une éducation vraiment chrétienne est délicate et laborieuse : que de lumière et de prudence n'exige-t-elle pas! quel admirable mélange de douceur et de fermeté ! quelle sagacité pour se proportionner à la différence des conditions, des âges, des tempéramens et des caractères, sans s'écarter jamais en rien des règles du devoir ! quel zèle et quelle patience pour faire fructifier dans de jeunes cœurs le germe précieux de l'innocence, pour en déraciner, autant qu'il est possible, ces penchans vicieux qui sont les tristes effets de notre corruption héréditaire; en un mot, pour leur apprendre, suivant la morale de saint Paul, à « vivre en ce monde avec tempérance, selon la justice et avec piété, en attendant la béatitude que nous espérons'!» Nous disons donc à tous ceux qui sont chargés du soin également pénible et honorable d'élever la jeunesse : « Plantez et arrosez, dans la ferme espérance que le Seigneur, secondant votre travail, donnera l'accroissement; insistez à temps et à contre-temps, selon le conseil du même apôtre; usez de réprimande, d'exhortation, de paroles sévères, sans perdre patience et sans cesser d'instruire2. Surtout joignez l'exemple à l'instruction : l'instruction sans l'exemple est un opprobre pour celui qui la donne, et un sujet de scandale pour celui qui la reçoit. Que le pieux et charitable Tobie soit votre modèle: recommandez avec soin à vos enfans de faire des œuvres de justice et des aumônes, de se souvenir de Dieu, et de le bénir en tout temps dans la vérité et de toutes leurs forces; votre postérité, comme celle de ce saint patriarche, sera aimée de Dieu et des hommes1. >>

XXV. Mais en quel temps l'éducation doit-elle commencer? Dès les premiers rayons de l'intelligence; et ces rayons sont quelquefois prématurés. « Formez l'enfant à l'entrée de sa voie, dit le sage; dans sa vieillesse même il ne s'en écartera points. » Tel est en effet le cours ordinaire de la vie humaine; au milieu du délire des passions et dans le sein du libertinage, les principes d'une éducation chrétienne sont une lumière qui se ranime par intervalle pour découvrir au pécheur

1. << Erudiens nos, ut, abnegantes impietatem et sæcularia desideria, sobrie « et juste, et pie vivamus in hoc sæculo, exspectantes beatam spem. » ( Tit., cap. II, vers. 12, 13.)

2. «< Insta opportune, importune; argue, obsecra, increpa in omni patientia << et doctrina. (II Timoth., cap. iv, vers. 1, 2.)

3. « Filiis vestris mandate ut faciant justitias et éleemosynas; ut sint me<< mores Dei, et benedicant eum in omni tempore, in veritate et in tota vir<< tute sua,» (Tob., cap. xiv, vers. 11.)

4. « Omnis autem cognatio ejus, et omnis generatio ejus in bona vita et in << sancta conversatione permansit, ita ut accepti essent tam Deo.quam homi<< nibus et cunctis habitatoribus in terra. » (Ibid., vers. 17.)

5. << Adolescens juxta viam suam, etiam cum senuerit, non recedet ab ca. » (Prov., cap. xxii, vers. 6.)

toute l'horreur de l'abîme où il est plongé et lui en montrer les issues. Combien encore une fois qui, après les écarts d'une jeunesse licencieuse, sont rentrés, par l'impression de cette lumière, dans les routes de la sagesse, et ont honoré par des vertus tardives, mais sincères, l'humanité, la patrie et la religion!

XXVI. Il nous reste, en finissant, M. T. C. F., à vous conjurer, par les entrailles de la miséricorde de Dieu, de vous attacher inviolablement à cette religion sainte dans laquelle vous avez eu le bonheur d'être élevés, de vous soutenir contre le débordement d'une philosophie insensée, qui ne se propose rien moins que d'envahir l'héritage de Jésus-Christ, de rendre ses promesses vaines, et de le mettre au rang de ces fondateurs de religion dont la doctrine frivole ou pernicieuse a prouvé l'imposture. La foi n'est méprisée, abandonnée, insultée, que par ceux qui ne la connoissent pas, ou dont elle gêne les désordres. Mais les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre elle. L'Église chrétienne et catholique est le commencement de l'empire éternel de Jésus-Christ. «Rien de plus fort qu'elle, s'écrie saint Jean Damascène; c'est un rocher que les flots ne renversent point, c'est une montagne que rien ne peut détruire'. »

XXVII. A ces causes, vu le livre qui a pour titre : Émile, ou de l'Éducation, par J. J. Rousseau, citoyen de Genève, à Amsterdam, chez Jean Néaulme, libraire, 1762; après avoir pris l'avis de plusieurs personnes distinguées par leur piété et par leur savoir, le saint nom de Dieu invoqué, nous condamnons ledit livre comme contenant une doctrine abominable, propre à renverser la loi naturelle et à détruire les fondemens de la religion chrétienne, établissant des maximes contraires à la morale évangélique; tendant à troubler la paix des États, à révolter les sujets contre l'autorité de leur souverain; comme contenant un très-grand nombre de propositions respectivement fausses, scandaleuses, pleines de haine contre l'Église et ses ministres, dérogeantes au respect dû à l'Écriture sainte et à la tradition de l'Église, erronées, impies, blasphématoires et hérétiques. En conséquence, nous défendons très-expressément à toutes personnes de notre diocèse de lire ou retenir ledit livre, sous les peines de droit. Et sera notre présent mandement lu au prône des messes paroissiales des églises de la ville, faubourgs et diocèse de Paris, publié et affiché partout où besoin sera. Donné à Paris, en notre palais archiepiscopal, le vingtième jour d'août mil sept cent soixante-deux.

Par Monseigneur,

DE LA TOUCHE.

Signé + CHRISTOPHE,
Archevêque de Paris.

4. «Nihil Ecclesia valentius, rupe fortior est.... Semper viget. Cur eam << Scriptura montem appellavit? Utique quia everti non potest. » (Damasc., t. II, p. 462, 463.)

J. J. ROUSSEAU, CITOYEN DE GENÈVE,

A CHRISTOPHE DE BEAUMONT,

Archevêque de Paris, duc de Saint-Cloud, pair de France, commandeur de l'ordre du Saint-Esprit, proviseur de Sorbonne, etc.

<< Da veniam si quid liberius dixi, non ad con<< tumeliam tuam, sed ad defensionem meam. << Præsumsi enim de gravitate et prudentia tua, << quia potes considerare quantam mihi respon<< dendi necessitatem imposueris. »

Aug., epist. 238 ad Pascent.

Pourquoi faut-il, monseigneur, que j'aie quelque chose à vous dire? Quelle langue commune pouvons-nous parler? Comment pouvons-nous nous entendre? Et qu'y a-t-il entre vous et moi?

Cependant il faut vous répondre; c'est vous-même qui m'y forcez. Si vous n'eussiez attaqué que mon livre, je vous aurois laissé dire: mais vous attaquez aussi ma personne; et plus vous avez d'autorité parmi les hommes, moins il m'est permis de me taire quand vous voulez me déshonorer.

Je ne puis m'empêcher, en commençant cette lettre, de réfléchir sur les bizarreries de ma destinée: elle en a qui n'ont été que pour moi.

J'étois né avec quelque talent; le public l'a jugé ainsi : cependant j'ai passé ma jeunesse dans une heureuse obscurité, dont je ne cherchois point à sortir. Si je l'avois cherché, cela même eût été une bizarrerie, que durant tout le feu du premier âge je n'eusse pu réussir, et que j'eusse trop réussi dans la suite, quand ce feu commençoit à passer. J'approchois de ma quarantième année, et j'avois, au lieu d'une fortune que j'ai toujours méprisée, et d'un nom qu'on m'a fait payer si cher, le repos et des amis, les deux seuls biens dont mon cœur soit avide. Une misérable question d'académie, m'agitant l'esprit malgré moi, me jeta dans un métier pour lequel je n'étois point fait; un succès inattendu m'y montra des attraits qui me séduisirent. Des foules d'adversaires m'attaquèrent sans m'entendre, avec une étourderie qui me donna de l'humeur, et avec un orgueil qui m'en inspira peut-être. Je me défendis, et, de dispute en dispute, je me sentis engagé dans la carrière, presque sans y avoir pensé. Je me trouvai devenu pour ainsi dire auteur à l'âge où l'on cesse de l'être, et homme de lettres par mon mépris même pour cet état. Dès là je fus dans le public quelque chose; mais aussi le repos et les amis disparurent. Quels maux ne souffris-je point avant de prendre une assiette plus fixe et des attachemens plus heureux! Il fallut dévorer mes peines; il fallut qu'un peu de réputation me tînt lieu de tout. Si c'est un dédommagement pour ceux qui sont toujours loin d'eux-mêmes, ce n'en fut jamais un pour moi.

Si j'eusse un moment compté sur un bien si frivole, que j'aurois été promptement désabusé! Quelle inconstance perpétuelle n'ai-je pas éprouvée dans les jugemens du public sur mon compte! J'étois trop loin de lui; ne me jugeant que sur le caprice ou l'intérêt de ceux qui le mènent, à peine deux jours de suite avoit-il pour moi les mêmes yeux. Tantôt j'étois un homme noir, et tantôt un ange de lumière. Je me suis vu, dans la même année, vanté, fêté, recherché, même à la cour, puis insulté, menacé, détesté, maudit: les soirs on m'attendoit pour m'assassiner dans les rues; les matins on m'annonçoit une lettre de cachet. Le bien et le mal couloient à peu près de la même source; le tout me venoit pour des chansons.

J'ai écrit sur divers sujets, mais toujours dans les mêmes principes; toujours la même morale, la même croyance, les mêmes maximes, et, si l'on veut, les mêmes opinions. Cependant on a porté des jugemens opposés de mes livres, ou plutôt de l'auteur de mes livres, parce qu'on m’a jugé sur les matières que j'ai traitées, bien plus que sur mes sentimens. Après mon premier discours, j'étois un homme à paradoxes, qui se faisoit un jeu de prouver ce qu'il ne pensoit pas : après ma Lettre sur la musique françoise, j'étois l'ennemi déclaré de la nation; il s'en falloit peu qu'on ne m'y traitât de conspirateur; on eût dit que le sort de la monarchie étoit attaché à la gloire de l'Opéra : après mon Discours sur l'inégalité, j'étois athée et misanthrope : après la Lettre à M. d'Alembert, j'étois le défenseur de la morale chrétienne : après l'Héloïse, j'étois tendre et doucereux : maintenant je suis un impie; bientôt peut-être serai-je un dévot.

Ainsi va flottant le sot public sur mon compte, sachant aussi peu pourquoi il m'abhorre que pourquoi il m'aimoit auparavant. Pour moi je suis toujours demeuré le même; plus ardent qu'éclairé dans mes recherches, mais sincère en tout, même contre moi; simple et bon, mais sensible et foible; faisant souvent le mal, et toujours aimant le bien; lié par l'amitié, jamais par les choses, et tenant plus à mes sentimens qu'à mes intérêts; n'exigeant rien des hommes, et n'en voulant point dépendre; ne cédant pas plus à leurs préjugés qu'à leurs volontés, et gardant la mienne aussi libre que ma raison; craignant Dieu sans peur de l'enfer, raisonnant sur la religion sans libertinage, n'aimant ni l'impiété ni le fanatisme, mais haïssant les intolérans encore plus que les esprits forts, ne voulant cacher mes façons de penser à personne; sans fard, sans artifice en toutes choses; disant mes fautes à mes amis, mes sentimens à tout le monde, au public ses vérités sans flatterie et sans fiel, et me souciant tout aussi peu de le fâcher que de lui plaire : voilà mes crimes, et voilà mes vertus.

Enfin, lassé d'une vapeur enivrante qui enfle sans rassasier, excédé du tracas des oisifs surchargés de leur temps et prodigues du mien, soupirant après un repos si cher à mon cœur et si nécessaire à mes maux, j'avois posé la plume avec joie : content de ne l'avoir prise que pour le bien de mes semblables, je ne leur demandois pour prix de mon zèle que de me laisser mourir en paix dans ma retraite, et de ne m'y point faire de mal. J'avois tort des huissiers sont venus me l'apprendre; et

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