Page images
PDF
EPUB

M. de Turenne. On a eu le courage de rendre sa vie intéressante par de petits détails qui le font connoître et aimer; mais combien s'est-on vu forcé d'en supprimer qui l'auroient fait connoître et aimer davantage! Je n'en citerai qu'un, que je tiens de bon lieu, et que Plutarque n'eût eu garde d'omettre, mais que Ramsai n'eût eu garde d'écrire quand il l'auroit su.

Un jour d'été qu'il faisoit fort chaud, le vicomte de Turenne, en petite veste blanche et en bonnet, étoit à la fenêtre dans son antichambre un de ses gens survient, et, trompé par l'habillement, le prend pour un aide de cuisine avec lequel ce domestique étoit familier. Il . s'approche doucement par derrière, et d'une main qui n'étoit pas légère lui applique un grand coup sur les fesses. L'homme frappé se retourne à l'instant. Le valet voit en frémissant le visage de son maître. Il se jette à genoux tout éperdu : Monseigneur, j'ai cru que c'étoit George....

Et quand c'eût été George, s'écrie Turenne en se frottant le derrière, il ne falloit pas frapper si fort. Voilà donc ce que vous n'osez dire, misérables? Soyez donc à jamais sans naturel, sans entrailles; trempez, durcissez vos cœurs de fer dans votre vile décence; rendez-vous méprisables à force de dignité. Mais toi, bon jeune homme qui lis ce trait, et qui sens avec attendrissement toute la douceur d'âme qu'il montre, même dans le premier mouvement, lis aussi les petitesses de ce grand homme, dès qu'il étoit question de sa naissance et de son nom. Songe que c'est le même Turenne qui affectoit de céder partout le pas à son neveu, afin qu'on vît bien que cet enfant étoit le chef d'une maison souveraine. Rapproche ces contrastes, aime la nature, méprise l'opinion, et connois l'homme.

Il y a bien peu de gens en état de concevoir les effets que des lectures ainsi dirigées peuvent opérer sur l'esprit tout neuf d'un jeune homme. Appesantis sur des livres dès notre enfance, accoutumés à lire sans penser, ce que nous lisons nous frappe d'autant moins, que, portant déjà dans nous-mêmes les passions et les préjugés qui remplissent l'histoire et les vies des hommes, tout ce qu'ils font nous paroît naturel, parce que nous sommes hors de la nature, et que nous jugeons des autres par nous. Mais qu'on se représente un jeune homme élevé selon mes maximes, qu'on se figure mon Émile, auquel dix-huit ans de soins assidus n'ont eu pour objet que de conserver un jugement intègre et un cœur sain; qu'on se le figure, au lever de la toile, jetant pour la première fois les yeux sur la scène du monde, ou plutôt, placé derrière le théâtre, voyant les acteurs prendre et poser leurs habits, et comptant les cordes et les poulies dont le grossier prestige abuse les yeux des spectateurs : bientôt à sa première surprise succéderont des mouvemens de honte et de dédain pour son espèce : il s'indignera de voir ainsi tout le genre humain, dupe de lui-même, s'avilir à ces jeux d'enfans; il s'affligera de voir ses frères s'entre-déchirer pour des rêves, et se changer en bêtes féroces pour n'avoir pas su se contenter d'être hommes.

Certainement, avec les dispositions naturelles de l'élève, pour peu que le maître apporte de prudence et de choix dans ses lectures, pour

peu qu'il le mette sur la voie des réflexions qu'il en doit tirer, cet exercice sera pour lui un cours de philosophie pratique, meilleur sûrement et mieux entendu que toutes les vaines spéculations dont on brouille l'esprit des jeunes gens dans nos écoles. Qu'après avoir suivi les romanesques projets de Pyrrhus, Cynéas lui demande quel bien réel lui procurera la conquête du monde, dont il ne puisse jouir dès à présent sans tant de tourmens, nous ne voyons là qu'un bon mot qui passe mais Emile y verra une réflexion très-sage, qu'il eût faite le premier, et qui ne s'effacera jamais de son esprit, parce qu'elle n'y trouve aucun préjugé contraire qui puisse en empêcher l'impression. Quand ensuite, en lisant la vie de cet insensé, il trouvera que tous ses grands desseins ont abouti à s'aller faire tuer par la main d'une femme, au lieu d'admirer cet héroïsme prétendu, que verra-t-il dans tous les exploits d'un si grand capitaine, dans toutes les intrigues d'un si grand politique, si ce n'est autant de pas pour aller chercher cette malheureuse tuile qui devoit terminer sa vie et ses projets par une mort déshonorante?

Tous les conquérans n'ont pas été tués, tous les usurpateurs n'ont pas échoué dans leurs entreprises, plusieurs paroîtront heureux aux esprits prévenus des opinions vulgaires : mais celui qui, sans s'arrêter aux apparences, ne juge du bonheur des hommes que par l'état de leurs cœurs, verra leurs misères dans leurs succès mêmes; il verra leurs désirs et leurs soucis rongeans s'étendre et s'accroître avec leur fortune; il les verra perdre haleine en avançant, sans jamais parvenir à leurs termes : il les verra semblables à ces voyageurs inexpérimentés qui, s'engageant pour la première fois dans les Alpes, pensent les franchir à chaque montagne, et, quand ils sont au sommet, trouvent avec découragement de plus hautes montagnes au-devant d'eux.

Auguste, après avoir soumis ses concitoyens et détruit ses rivaux, régit durant quarante ans le plus grand empire qui ait existé : mais. tout cet immense pouvoir l'empêchoit-il de frapper les murs de sa tête et de remplir son vaste palais de ses cris, en redemandant à Varus ses légions exterminées? Quand il auroit vaincu tous ses ennemis, de quoi lui auroient servi ses vains triomphes, tandis que les peines de toute espèce naissoient sans cesse autour de lui, tandis que ses plus chers amis attentoient à sa vie, et qu'il étoit réduit à pleurer la honte ou la mort de tous ses proches? L'infortuné voulut gouverner le monde, et ne sut pas gouverner sa maison! Qu'arriva-t-il de cette négligence? Il vit périr à la fleur de l'âge son neveu, son fils adoptif, son gendre; son petit-fils fut réduit à manger la bourre de son lit pour prolonger de quelques heures sa misérable vie; sa fille et sa petite-fille, après l'avoir couvert de leur infamie, moururent l'une de misère et de faim dans une île déserte, l'autre en prison par la main d'un archer. Luimême enfin, dernier reste de sa malheureuse famille, fut réduit par sa propre femme à ne laisser après lui qu'un monstre pour lui succéder. Tel fut le sort de ce maître du monde, tant célébré pour sa gloire et pour son bonheur. Croirai-je qu'un seul de ceux qui les admirent les voulût acquérir au même prix?

J'ai pris l'ambition pour exemple; mais le jeu de toutes les passions humaines offre de semblables leçons à qui veut étudier l'histoire pour se connoître et se rendre sage aux dépens des morts. Le temps approche où la vie d'Antoine aura pour le jeune homme une instruction plus prochaine que celle d'Auguste. Emile ne se reconnoîtra guère dans les étranges objets qui frapperont ses regards durant ses nouvelles études; mais il saura d'avance écarter l'illusion des passions avant qu'elles naissent; et, voyant que de tous les temps elles ont aveuglé les hommes, il sera prévenu de la manière dont elles pourront l'aveugler à son tour, si jamais il s'y livre'. Ces leçons, je le sais, lui sont mal appropriées; peut-être au besoin seront-elles tardives, insuffisantes : mais souvenez-vous que ce ne sont point celles que j'ai voulu tirer de cette étude. En la commençant, je me proposois un autre objet; et sûrement, si cet objet est mal rempli, ce sera la faute du maître.

Songez qu'aussitôt que l'amour-propre est développé, le moi relatif se met en jeu sans cesse, et que jamais le jeune homme n'observe les autres sans revenir sur lui-même et se comparer avec eux. Il s'agit donc de savoir à quel rang il se mettra parmi ses semblables après les avoir examinés. Je vois, à la manière dont on fait lire l'histoire aux jeunes gens, qu'on les transforme, pour ainsi dire, dans tous les personnages qu'ils voient, qu'on s'efforce de les faire devenir tantôt Cicéron, tantôt Trajan, tantôt Alexandre; de les décourager lorsqu'ils rentrent dans eux-mêmes; de donner à chacun le regret de n'être que soi. Cette méthode a certains avantages dont je ne disconviens pas; mais, quant à mon Émile, s'il arrive une seule fois, dans ces parallèles, qu'il aime mieux être un autre que lui, cet autre, fût-il Sɔcrate, fût-il Caton, tout est manqué : celui qui commence à se rendre étranger à lui-même ne tarde pas à s'oublier tout à fait.

Ce ne sont point les philosophes qui connoissent le mieux les hommes; ils ne les voient qu'à travers les préjugés de la philosophie; et je ne sache aucun état où l'on en ait tant. Un sauvage nous juge plus sainement que ne fait un philosophe. Celui-ci sent ses vices, s'indigne des nôtres, et dit en lui-même : « Nous sommes tous méchans » : l'autre nous regarde sans s'émouvoir, et dit : « Vous êtes des fous. » Il a raison; car nul ne fait le mal pour le mal. Mon élève est ce sauvage, avec cette différence qu'Emile, ayant plus réfléchi, plus comparé d'idées, vu nos erreurs de plus près, se tient plus en garde contre lui-même et ne juge que de ce qu'il connoît.

Ce sont nos passions qui nous irritent contre celles des autres; c'est notre intérêt qui nous fait haïr les méchans; s'ils ne nous faisoient aucun mal, nous aurions pour eux plus de pitié que de haine. Le mal que nous font les méchans nous fait oublier celui qu'ils se font à euxmêmes. Nous leur pardonnerions plus aisément leurs vices, si nous

4. C'est toujours le préjugé qui fomente dans nos cœurs l'impétuosité des passions. Celui qui ne voit que ce qui est, et n'estime que ce qu'il connoît, ne se passionne guère. Les erreurs de nos jugemens produisent l'ardeur de tous nos désirs.

pouvions connoître combien leur propre cœur les en punit. Nous sentons l'offense et nous ne voyons pas le châtiment; les avantages sont apparens, la peine est intérieure. Celui qui croit jouir du fruit de ses vices n'est pas moins tourmenté que s'il n'eût point réussi; l'objet est changé, l'inquiétude est la même : ils ont beau montrer leur fortune et cacher leur cœur, leur conduite le montre en dépit d'eux : mais pour le voir, il n'en faut pas avoir un semblable.

Les passions que nous partageons nous séduisent; celles qui choquent nos intérêts nous révoltent, et par une inconséquence qui nous vient d'elles, nous blâmons dans les autres ce que nous voudrions imiter. L'aversion et l'illusion sont inévitables, quand on est forcé de souffrir de la part d'autrui le mal qu'on feroit si l'on étoit à sa place.

Que faudroit-il donc pour bien observer les hommes? Un grand intérêt à les connoître, une grande impartialité à les juger, un cœur assez sensible pour concevoir toutes les passions humaines, et assez calme pour ne les pas éprouver. S'il est dans la vie un moment favorable à cette étude, c'est celui que j'ai choisi pour Émile: plus tôt ils lui eussent été étrangers, plus tard il leur eût été semblable. L'opinion dont il voit le jeu n'a point encore acquis sur lui d'empire : les passions dont il sent l'effet n'ont point agité son cœur. Il est homme, il s'intéresse à ses frères; il est équitable, il juge ses pairs. Or, sûrement, s'il les juge bien, il ne voudra être à la place d'aucun d'eux; car le but de tous les tourmens qu'ils se donnent étant fondé sur des préjugés qu'il n'a pas, lui paroît un but en l'air. Pour lui, tout ce qu'il désire est à sa portée. De qui dépendroit-il, se suffisant à lui-même et libre de préjugés? Il a des bras, de la santé', de la modération, peu de besoins et de quoi les satisfaire. Nourri dans la plus absolue liberté, le plus grand des maux qu'il conçoit est la servitude. Il plaint ces misérables rois esclaves de tout ce qui leur obéit; il plaint ces faux sages enchaînés à leur vaine réputation; il plaint ces riches sots, martyrs de leur faste; il plaint ces voluptueux de parade, qui livrent leur vie entière à l'ennui pour paroître avoir du plaisir. Il plaindroit l'ennemi qui lui feroit du mal à lui-même; car, dans ses méchancetés, il verroit sa misère. Il se diroit: « En se donnant le besoin de me nuire, cet homme a fait dépendre son sort du mien. »

Encore un pas et nous touchons au but. L'amour-propre est un instrument utile, mais dangereux; souvent il blesse la main qui s'en sert, et fait rarement du bien sans mal. Emile, en considérant son rang dans l'espèce humaine, et s'y voyant si heureusement placé, sera tenté de faire honneur à sa raison de l'ouvrage de la vôtre, et d'attribuer à son mérite l'effet de son bonheur. Il se dira: « Je suis sage, et les hommes sont fous. » En les plaignant il les méprisera, en se félicitant il s'estimera davantage; et, se sentant plus heureux qu'eux, il se croira plus digne de l'être. Voilà l'erreur la plus à craindre, parce

1. Je crois pouvoir compter hardiment la santé et la bonne constitution au nombre des avantages acquis par son éducation, ou plutôt au nombre des dons de la nature que son éducation lui a conservés.

qu'elle est la plus difficile à détruire. S'il restoit dans cet état, il auroit peu gagné à tous nos soins; et s'il falloit opter, je ne sais si je n'aimerois pas mieux encore l'illusion des préjugés que celle de l'orgueil.

Les grands hommes ne s'abusent point sur leur supériorité; ils la voient, la sentent, et n'en sont pas moins modestes. Plus ils ont, plus ils connoissent tout ce qui leur manque. Ils sont moins vains de leur élévation sur nous, qu'humiliés du sentiment de leur misère; et, dans les biens exclusifs qu'ils possèdent, ils sont trop sensés pour tirer vanitė d'un don qu'ils ne se sont pas fait. L'homme de bien peut être fier de sa vertu, parce qu'elle est à lui; mais de quoi l'homme d'esprit est-il fier? Qu'a fait Racine pour n'être pas Pradon? Qu'a fait Boileau pour n'être pas Cotin?

Ici c'est toute autre chose encore. Restons toujours dans l'ordre commun. Je n'ai supposé dans mon élève ni un génie transcendant, ni un entendement bouché. Je l'ai choisi parmi les esprits vulgaires pour montrer ce que peut l'éducation sur l'homme. Tous les cas rares sont hors des règles. Quand donc, en conséquence de mes soins, Emile préfère sa manière d'être, de voir, de sentir, à celle des autres hommes, Emile a raison; mais quand il se croit pour cela d'une nature plus excellente, et plus heureusement né qu'eux, Emile a tort: il se trompe; il faut le détromper, ou plutôt prévenir l'erreur, de peur qu'il ne soit trop tard ensuite pour la détruire.

Il n'y a point de folie dont on ne puisse guérir un homme qui n'est pas fou, hors la vanité; pour celle-ci, rien n'en corrige que l'expérience, si toutefois quelque chose en peut corriger; à sa naissance, au moins, on peut l'empêcher de croître. N'allez donc pas vous perdre en beaux raisonnemens, pour prouver à l'adolescent qu'il est homme comme les autres et sujet aux mêmes foiblesses. Faites-le-lui sentir, ou jamais il ne le saura. C'est encore ici un cas d'exception à mes propres règles; c'est le cas d'exposer volontairement mon élève à tous les accidens qui peuvent lui prouver qu'il n'est pas plus sage que nous. L'aventure du bateleur seroit répétée en mille manières, je laisserois aux flatteurs prendre tout leur avantage avec lui si des étourdis l'entraînoient dans quelque extravagance, je lui en laisserois courir le danger si des filous l'attaquoient au jeu, je le leur livrerois pour en faire leur dupe'; je le laisserois encenser, plumer, dévaliser par eux; et quand, l'ayant mis à sec, ils finiroient par se moquer de lui, je les remercierois encore en sa présence des leçons qu'ils ont bien voulu lui idonner. Les seuls piéges dont je le garantirois avec soin seroient ceux des courtisanes. Les seuls ménagemens que j'aurois pour lui seroient de partager tous les dangers que je lui laisserois courir et tous les

1. Au reste, notre élève donnera peu dans ce piége, lui que tant d'amusemens environnent, lui qui ne s'ennuya de sa vie, et qui sait à peine à quoi sert l'argent. Les deux mobiles avec lesquels on conduit les enfans étant l'intérêt et la vanité, ces deux mêmes mobiles servent aux courtisanes et aux escrocs pour s'emparer d'eux dans la suite. Quand vous voyez exciter leur avidité par des prix, par des récompenses; quand vous les voyez applaudir à dix ans dans un acte public au collége, vous voyez aussi comment on leur fera

« PreviousContinue »