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le tourmentoit lui-même, les chargeoit de reproches et d'injures qu'ils n'écoutoient pas. Je tâchai de l'apaiser sur une désertion que j'avois prévue et que je lui avois prédite. Je savois que les effets de l'éloquence sont vifs, mais momentanés. Les hommes qui se laissent si facilement émouvoir se calment avec la même facilité. Un raisonnement froid et fort ne fait point d'effervescence; mais quand il prend, il pénètre, et l'effet qu'il produit ne s'efface pas.

La foiblesse de ces pauvres gens en produisit un autre auquel je ne m'étois pas attendu, et que j'attribue à une rivalité nationale plus qu'à l'exemple de notre fermeté. Ceux de mes compatriotes qui ne m'avoient point imité, les voyant revenir au travail, les huèrent, le quittèrent à leur tour, et, comme pour insulter à leur couardise, vinrent se ranger autour de moi : cet exemple en entraîna d'autres; et bientôt la révolte devint si générale, que le maître, attiré par le bruit et les cris, vint lui-même pour y mettre ordre.

Vous comprenez ce que notre inspecteur put lui dire pour s'excuser et pour l'irriter contre nous. Il ne manqua pas de me désigner comme l'auteur de l'émeute, comme un chef de mutins qui cherchoit à se faire craindre par le trouble qu'il vouloit exciter. Le maître me regarda et me dit : « C'est donc toi qui débauches mes esclaves? Tu viens d'entendre l'accusation: si tu as quelque chose à répondre, parle. » Je fus frappé de cette modération dans le premier emportement d'un homme âpre au gain, menacé de sa ruine, dans un moment où tout maître européen, touché jusqu'au vif par son intérêt, eût commencé, sans vouloir m'entendre, par me condamner à mille tourmens. «< Patron, lui dis-je en langue franque, tu ne peux nous hair, tu ne nous connois pas même; nous ne te haïssons pas non plus, tu n'es pas l'auteur de nos maux, tu les ignores. Nous savons porter le joug de la nécessité qui nous a soumis à toi. Nous ne refusons point d'employer nos forces pour ton service, puisque le sort nous y condamne; mais en les excédant, ton esclave nous les ôte et va te ruiner par notre perte. Crois-moi, transporte à un homme plus sage l'autorité dont il abuse à ton préjudice. Mieux distribué, ton ouvrage ne se fera pas moins, et tu conserveras des esclaves laborieux dont tu tireras avec le temps un profit beaucoup plus grand que celui qu'il te veut procurer en nous accablant. Nos plaintes sont justes, nos demandes sont modérées. Si tu ne les écoutes pas, notre parti est pris: ton homme vient d'en faire l'épreuve; tu peux la faire à ton tour. >>

Je me tus; le piqueur voulut répliquer. Le patron lui imposa silence. Il parcourut des yeux mes camarades dont le teint pâle et la maigreur attestoient la vérité de mes plaintes, mais dont la contenance au surplus n'annonçoit point du tout des gens intimidés. Ensuite, m'ayant considéré derechef: « Tu parois, dit-il, un homme sensé; je veux savoir ce qui en est. Tu tances la conduite de cet esclave: voyons la tienne à sa place; je te la donne et le mets à la tienne. » Aussitôt il ordonna qu'on m'ôtât mes fers et qu'on les mît à notre chef; cela fut fait à l'instant.

Je n'ai pas besoin de vous dire comment je me conduisis dans ce

nouveau poste; et ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici. Mon aventure fit du bruit, le soin qu'il prit de la répandre fit nouvelle dans Alger : le dey même entendit parler de moi et voulut me voir. Mon patron m'ayant conduit à lui, et voyant que je lui plaisois, lui fit présent de ma personne. Voilà votre Emile esclave du dey d'Alger.

Les règles sur lesquelles j'avois à me conduire dans ce nouveau poste découloient de principes qui ne m'étoient pas inconnus: nous les avions discutés durant mes voyages; et leur application, bien qu'imparfaite et très en petit, dans le cas où je me trouvois, étoit sûre et infaillible dans ses effets. Je ne vous entretiendrai pas de ces menus détails, ce n'est pas de cela qu'il s'agit entre vous et moi. Mes succès m'attirèrent la considération de mon patron.

Assem Oglou étoit parvenu à la suprême puissance par la route la plus honorable qui puisse y conduire; car, de simple matelot, passant par tous les grades de la marine et de la milice, il s'étoit successivement élevé aux premières places de l'État, et, après la mort de son prédécesseur, il fut élu pour lui succéder par les suffrages unanimes des Turcs et des Maures, des gens de guerre et des gens de loi. Il y avoit douze ans qu'il remplissoit avec honneur ce poste difficile, ayant à gouverner un peuple indocile et barbare, une soldatesque inquiète et mutine, avide de désordres et de trouble, qui, ne sachant ce qu'elle désiroit elle-même, ne vouloit que remuer, et se soucioit peu que les choses allassent mieux, pourvu qu'elles allassent autrement. On ne pouvoit pas se plaindre de son administration, quoiqu'elle ne répondît pas à l'espérance qu'on en avait conçue. Il avoit maintenu sa régence assez tranquille: tout étoit en meilleur état qu'auparavant, le commerce et l'agriculture alloient bien, la marine étoit en vigueur, le peuple avoit du pain. Mais on n'avoit point de ces opérations éclatantes'....

EXTRAIT D'UNE LETTRE

du professeur PREVOST de Genève, aux rédacteurs des Archives littéraires, sur J. J. Rousseau, et particulièrement sur la suite de l'Émile, ou les

Solitaires.

MESSIEURS,

L'avantage dont j'ai joui de voir souvent J. J. Rousseau dans sa vieillesse, m'a donné lieu de faire quelques remarques que je hasarde de vous communiquer. Ce sont de petits faits liés à un grand nom, qu'il vaut mieux recueillir que laisser perdre.

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Je sais qu'il avoit brûlé quelques-uns de ses manuscrits; ses œuvres posthumes ont fait connoître les plus intéressans de ceux qu'il avoit épargnés.... Je lui ai ouï dire qu'à son départ de Londres il avoit fait un

1. Cet ouvrage est resté inachevé. On verra par la lettre suivante comment Rousseau se proposoit de terminer l'histoire des Solitaires. (ÉD.)

grand feu d'une multitude de notes destinées à une édition d'Émile, et qui l'embarrassoient en ce moment.

Rousseau ne m'avoit jamais mis dans la confidence de ses Mémoires; il n'avoit fait que me les nommer à l'occasion de la crainte qu'il eut de les avoir perdus. Mais il me procura un très-vif plaisir par la lecture qu'il voulut bien me faire du supplément à l'Émile. Ce morceau a paru, dans l'édition de Genève, sous le titre d'Émile et Sophie, ou les Solitaires. Il est demeuré imparfait, et finit à l'époque où Emile devint esclave du dey d'Alger.... Rousseau ne s'en tint pas à la lecture de ce fragment, qui acquéroit un nouveau prix par l'accent passionné de sa voix, et par une certaine émotion contagieuse à laquelle il s'abandonnoit. Animé lui-même par cette lecture, il parut reprendre la trace des idées et des sentimens qui l'avoient agité dans le feu de la composition. Il parla d'abondance, avec chaleur et facilité (ce qu'il faisoit rarement); il me développa divers événemens de la suite de ce roman commencé, et m'en exposa le dénoûment. Le voici tel que me le fournissent quelques notes faites de mémoire. On sera, j'espère, assez juste pour ne pas imputer à l'auteur ce qu'il peut offrir d'irrégulier dans une esquisse aussi légère, et qui, sans être infidèle, peut dérober quelques traits que le tableau eût fait ressortir.

DÉNOUMENT DES SOLITAIRES.

Une suite d'événemens amène Émile dans une île déserte. Il trouve sur le rivage un temple orné de fleurs et de fruits délicieux. Chaque jour il le visite, et chaque jour il le trouve embelli. Sophie en est la prêtresse; Émile l'ignore. Quels événemens ont pu l'attirer en ces lieux? Les suites de sa faute et des actions qui l'effacent. Sophie enfin se fait connoître. Emile apprend le tissu de fraudes et de violences sous lequel elle a succombé. Mais, indigne désormais d'être sa compagne, elle veut être son esclave et servir sa propre rivale. Celle-ci est une jeune personne que d'autres événemens unissent au sort des deux anciens époux. Cette rivale épouse Emile; Sophie assiste à la noce. Enfin, après quelques jours donnés à l'amertume du repentir et aux tourmens d'une douleur toujours renaissante, et d'autant plus vive que Sophie se fait un devoir et un point d'honneur de la dissimuler, Emile et la rivale de Sophie avouent que leur mariage n'est qu'une feinte. Cette prétendue rivale avoit un autre époux qu'on présente à Sophie; et Sophie retrouve le sien, qui non-seulement lui pardonne une faute involontaire, expiée par les plus cruelles peines et réparée par le repentir, mais qui estime et honore en elle des vertus dont il n'avoit qu'une foible idée avant qu'elles eussent trouvé l'occasion de se développer dans toute leur étendue.

POUR L'ÉDUCATION DE M. DE SAINTE-MARIE!.

Vous m'avez fait l'honneur, monsieur, de me confier l'instruction de messieurs vos enfans: c'est à moi d'y répondre par tous mes soins et par toute l'étendue des lumières que je puis avoir; et j'ai cru que, pour cela, mon premier objet devoit être de bien connoître les sujets auxquels j'aurai affaire. C'est à quoi j'ai principalement employé le temps qu'il y a que j'ai l'honneur d'être dans votre maison; et je crois d'être suffisamment au fait à cet égard pour pouvoir régler là-dessus le plan de leur éducation. Il n'est pas nécessaire que je vous fasse compliment, monsieur, sur ce que j'y ai remarqué d'avantageux; l'affection que j'ai conçue pour eux se déclarera par des marques plus solides que des louanges, et ce n'est pas un père aussi tendre et aussi éclairé que vous l'êtes, qu'il faut instruire des belles qualités de ses enfans.

Il me reste à présent, monsieur, d'être éclairci par vous-même des vues particulières que vous pouvez avoir sur chacun d'eux, du degré d'autorité que vous êtes dans le dessein de m'accorder à leur égard, et des bornes que vous donnerez à mes droits pour les récompenses et les châtimens.

Il est probable, monsieur, que, m'ayant fait la faveur de m'agréer dans votre maison avec un appointement honorable et des distinctions flatteuses, vous avez attendu de moi des effets qui répondissent à des conditions si avantageuses; et l'on voit bien qu'il ne falloit pas tant de frais ni de façons pour donner à messieurs vos enfans un précepteur ordinaire qui leur apprît le rudiment, l'orthographe et le catéchisme : je me promets bien aussi de justifier de tout mon pouvoir les espérances favorables que vous avez pu concevoir sur mon compte; et, tout plein d'ailleurs de fautes et de foiblesses, vous ne me trouverez jamais à me démentir un instant sur le zèle et l'attachement que je dois à mes élèves.

Mais, monsieur, quelques soins et quelques peines que je puisse prendre, le succès est bien éloigné de dépendre de moi seul. C'est l'harmonie parfaite qui doit régner entre nous, la confiance que vous daignerez m'accorder, et l'autorité que vous me donnerez sur mes élèves, qui décidera de l'effet de mon travail. Je crois, monsieur, qu'il vous est tout manifeste qu'un homme qui n'a sur des enfans des droits de nulle espèce, soit pour rendre ses instructions aimables, soit pour leur donner du poids, ne prendra jamais d'ascendant sur des esprits qui, dans le fond, quelque précoces qu'on les veuille supposer, règlent toujours, à certain âge, les trois quarts de leurs opérations sur les impressions des sens. Vous sentez aussi qu'un maître, obligé de porter ses plaintes sur toutes les fautes d'un enfant, se gardera bien, qnand il le pourroit avec bien

4. Ce projet, fait pour l'éducation des enfans de M. Bonnot de Mably, grand prévôt de Lyon, est de la fin de l'année 1740. (ÉD.)

séance, de se rendre insupportable en renouvelant sans cesse de vaines lamentations; et, d'ailleurs, mille petites occasions décisives de faire une correction, ou de flatter à propos, s'échappent dans l'absence d'un père et d'une mère, ou dans des momens où il seroit messéant de les interrompre aussi désagréablement; et l'on n'est plus à temps d'y revenir dans un autre instant, où le changement des idées d'un enfant lui rendroit pernicieux ce qui auroit été salutaire; enfin, un enfant qui ne tarde pas à s'apercevoir de l'impuissance d'un maître à son égard, en prend occasion de faire peu de cas de ses défenses et de ses préceptes, et de détruire sans retour l'ascendant que l'autre s'efforçoit de prendre. Vous ne devez pas croire, monsieur, qu'en parlant sur ce ton-là je souhaite de me procurer le droit de maltraiter messieurs vos enfans par des coups; je me suis toujours déclaré contre cette méthode : rien ne me paroîtroit plus triste pour M. de Sainte-Marie, que s'il ne restoit que cette voie de le réduire; et j'ose me promettre d'obtenir désormais de lui tout ce qu'on aura lieu d'en exiger; par des voies moins dures et plus convenables, si vous goûtez le plan que j'ai l'honneur de vous proposer. D'ailleurs, à parler franchement, si vous pensez, monsieur, qu'il y eût de l'ignominie à monsieur votre fils d'être frappé par des mains étrangères, je trouve aussi de mon côté qu'un honnête homme ne sauroit guère mettre les siennes à un usage plus honteux, que de les employer à maltraiter un enfant; mais à l'égard de M. de Sainte-Marie, il ne manque pas de voies de le châtier, dans le besoin, par des mortifications qui lui feroient encore plus d'impression, et qui produiroient de meilleurs effets; car, dans un esprit aussi vif que le sien, l'idée des coups s'effacera aussitôt que la douleur, tandis que celle d'un mépris marqué, ou d'une privation sensible, y restera beaucoup plus longtemps.

Un maître doit être craint; il faut pour cela que l'élève soit bien convaincu qu'il est en droit de le punir : mais il doit surtout être aimé; et quel moyen a un gouverneur de se faire aimer d'un enfant à qui il n'a jamais à proposer que des occupations contraires à son goût, si d'ailleurs il n'a le pouvoir de lui accorder certaines petites douceurs de détail qui ne coûtent ni dépenses, ni perte de temps, et qui ne laissent pas, étant ménagées à propos, d'être extrêmement sensibles à un enfant, et de l'attacher beaucoup à son maître? J'appuierai peu sur cet article, parce qu'un père peut, sans inconvénient, se conserver le droit exclusif d'accorder des grâces à son fils, pourvu qu'il y apporte les précautions suivantes, nécessaires surtout à M. de Sainte-Marie, dont la vivacité et le penchant à la dissipation demandent plus de dépendance. 1o Avant que de lui faire quelques cadeaux, savoir secrètement du gouverneur s'il a lieu d'être satisfait de la conduite de l'enfant. 2o Déclarer au jeune homme que quand il a quelque grâce à demander, il doit le faire par la bouche de son gouverneur, et que, s'il lui arrive de la demander de son chef, cela seul suffira pour l'en exclure. 3° Prendre de là occasion de reprocher quelquefois au gouverneur qu'il est trop bon, que son trop de facilité nuira aux progrès de son élève, et que c'est à sa prudence à lui de corriger ce qui manque à la modération d'un enfant. 4° Que si le maître croit avoir quelque raison de s'opposer à quelque cadeau qu'on

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