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utiles qu'à eux-mêmes aux dépens des autres, par où l'on doit juger de la considération qui leur est due selon la justice et selon la raison. Reste à voir si le rang qu'ils se sont donné est plus favorable au bonheur de ceux qui l'occupent, pour savoir quel jugement chacun de nous doit porter de son propre sort. Voilà maintenant l'étude qui nous importe; mais, pour la bien faire, il faut commencer par connoître le cœur humain.

S'il ne s'agissoit que de montrer aux jeunes gens l'homme par son masque, on n'auroit pas besoin de le leur montrer, ils le verroient toujours de reste; mais, puisque le masque n'est pas l'homme, et qu'il ne faut pas que son vernis les séduise, en leur peignant les hommes, peignez-les-leur tels qu'ils sont, non pas afin qu'ils les haïssent, mais afin qu'ils les plaignent et ne leur veuillent pas ressembler. C'est, à mon gré, le sentiment le mieux entendu que l'homme puisse avoir sur son espèce.

Dans cette vue, il importe ici de prendre une route opposée à celle que nous avons suivie jusqu'à présent, et d'instruire plutôt le jeune homme par l'expérience d'autrui que par la sienne. Si les hommes le trompent, il les prendra en haine; mais si, respecté d'eux, il ies voit se tromper mutuellement, il en aura pitié. Le spectacle du monde, disoit Pythagore, ressemble à celui des jeux olympiques les uns y tiennent boutique et ne songent qu'à leur profit; les autres y payent de leur personne et cherchent la gloire : d'autres se contentent de voir les jeux, et ceux-ci ne sont pas les pires.

Je voudrois qu'on choisît tellement les sociétés d'un jeune homme, qu'il pensât bien de ceux qui vivent avec lui; et qu'on lui apprît à si bien connoître le monde, qu'il pensât mal de tout ce qui s'y fait. Qu'il sache que l'homme est narurellement bon, qu'il le sente, qu'il juge de son prochain par lui-même; mais qu'il voie comment la société déprave et pervertit les hommes; qu'il trouve dans leurs préjugés la source de tous leurs vices; qu'il soit porté à estimer chaque individu, mais qu'il méprise la multitude; qu'il voie que tous les hommes portent à peu près le même masque, mais qu'il sache aussi qu'il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre.

Cette méthode, il faut l'avouer, a ses inconvéniens et n'est pas facile dans la pratique; car, s'il devient observateur de trop bonne heure, si vous l'exercez à épier de trop près les actions d'autrui, vous le rendrez médisant et satirique, décisif et prompt à juger il se fera un odieux plaisir de chercher à, tout de sinistres interprétations, et à ne voir en bien rien même de ce qui est bien. Il s'accoutumera du moins au spectacle du vice, et à voir les méchans sans horreur, comme on s'accoutume à voir les malheureux sans pitié. Bientôt la perversité générale lui servira moins de leçon que d'excuse: il se dira que si l'homme est ainsi, il ne doit pas vouloir être autrement.

Que si vous voulez l'instruire par principe et lui faire connoître avec la nature du cœur humain l'application des causes externes qui tournent nos penchans en vices, en le transportant ainsi tout d'un coup des objets sensibles aux objets intellectuels, vous employez une méta

physique qu'il n'est point en état de comprendre; vous retombez dans l'inconvénient, évité si soigneusement jusqu'ici, de lui donner des leçons qui ressemblent à des leçons, de substituer dans son esprit l'expérience et l'autorité du maître à sa propre expérience et au progrès de sa raison.

Pour lever à la fois ces deux obstacles et pour mettre le cœur humain à sa portée sans risquer de gâter le sien, je voudrois lui montrer les hommes au loin, les lui montrer dans d'autres temps ou dans d'autres lieux, et de sorte qu'il pût voir la scène sans jamais y pouvoir agir. Voilà le moment de l'histoire; c'est par elle qu'il lira dans les cœurs sans les leçons de la philosophie; c'est par elle qu'il les verra, simple spectateur, sans intérêt et sans passion, comme leur juge, non comme leur complice ni comme leur accusateur.

Pour connoître les hommes il faut les voir agir. Dans le monde on les entend parler; ils montrent leurs discours et cachent leurs actions : mais dans l'histoire elles sont dévoilées, et on les juge sur les faits. Leurs propos même aident à les apprécier; car, comparant ce qu'ils font à ce qu'ils disent, on voit à la fois ce qu'ils sont et ce qu'ils veulent paroître plus ils se déguisent, mieux on les connoît.

Malheureusement cette étude a ses dangers, ses inconvéniens de plus d'une espèce. Il est difficile de se mettre dans un point de vue d'où l'on puisse juger ses semblables avec équité. Un des grands vices de l'histoire est qu'elle peint beaucoup plus les hommes par leurs mauvais côtés que par les bons: comme elle n'est intéressante que par les révolutions, les catastrophes, tant qu'un peuple croît et prospère dans le calme d'un paisible gouvernement, elle n'en dit rien; elle ne commence à en parler que quand, ne pouvant plus se suffire à lui-même, il prend part aux affaires de ses voisins, ou les laisse prendre part aux siennes ; elle ne l'illustre que quand il est déjà sur son déclin : toutes nos histoires commencent où elles devroient finir. Nous avons fort exactement celles des peuples qui se détruisent; ce qui nous manque est celle des peuples qui se multiplient; ils sont assez heureux et assez sages pour qu'elle n'ait rien à dire d'eux et en effet nous voyons, même de nos jours, que les gouvernemens qui se conduisent le mieux sont ceux dont on parle le moins. Nous ne savons donc que le mal; à peine le bien fait-il époque. Il n'y a que les méchans de célèbres, les bons sont oubliés ou tournés en ridicule; et voilà comment l'histoire, ainsi que la philosophie, calomnie sans cesse le genre humain.

De plus, il s'en faut bien que les faits décrits dans l'histoire ne soient la peinture exacte des mêmes faits tels qu'ils sont arrivés : ils changent de forme dans la tête de l'historien, ils se moulent sur ses intérêts, ils prennent la teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui sait mettre exactement le lecteur au lieu de la scène pour voir un événement tel qu'il s'est passé ? L'ignorance ou la partialité déguise tout. Sans altérer même un trait historique, en étendant ou resserrant des circonstances qui s'y rapportent, que de faces différentes on peut lui donner! Mettez un même objet à divers points de vue, à peine paroîtra-t-il le même, et pourtant rien n'aura changé que l'œil du spectateur. Suffit-il, pour l'honneur de la

vérité, de me dire un fait véritable en me le faisant voir tout autrement qu'il n'est arrivé? Combien de fois un arbre de plus ou de moins, un rocher à droite ou à gauche, un tourbillon de poussière élevé par le vent, ont décidé de l'événement d'un combat sans que personne s'en soit aperçu! Cela empêche-t-il que l'historien ne vous dise la cause de la défaite ou de la victoire avec autant d'assurance que s'il eût été partout? Or que m'importent les faits en eux-mêmes, quand la raison m'en reste inconnue? et quelles leçons puis-je tirer d'un événement dont j'ignore la vraie cause? L'historien m'en donne une, mais il la controuve; et la critique elle-même, dont on fait tant de bruit, n'est qu'un art de conjecturer, l'art de choisir entre plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité.

N'avez-vous jamais lu Cléopâtre ou Cassandre1, ou d'autres livres de cette espèce? L'auteur choisit un événement connu, puis l'accommodant à ses vues, l'ornant de détails de son invention, de personnages qui n'ont jamais existé, et de portraits imaginaires, entasse fictions sur fictions pour rendre sa lecture agréable. Je vois peu de différence entre ces romans et vos histoires, si ce n'est que le romancier se livre davantage à sa propre imagination, et que l'historien s'asservit plus à celle d'autrui : à quoi j'ajouterai, si l'on veut, que le premier se propose un objet moral, bon ou mauvais, dont l'autre ne se soucie guère.

On me dira que la fidélité de l'histoire intéresse moins que la vérité des mœurs et des caractères; pourvu que le cœur humain soit bien peint, il importe peu que les événemens soient fidèlement rapportés : car, après tout, ajoute-t-on, que nous font des faits arrivés il y a deux mille ans? On a raison, si les portraits sont bien rendus d'après nature; mais si la plupart n'ont leur modèle que dans l'imagination de l'historien, n'est-ce pas retomber dans l'inconvénient qu'on vouloit fuir, et rendre à l'autorité des écrivains ce qu'on veut ôter à celle du maître? Si mon élève ne doit voir que des tableaux de fantaisie, j'aime mieux qu'ils soient tracés de ma main que d'une autre; ils lui seront du moins mieux appropriés.

Les pires historiens pour un jeune homme sont ceux qui jugent. Les faits! les faits! et qu'il juge lui-même; c'est ainsi qu'il apprend à connoître les hommes. Si le jugement de l'auteur le guide sans cesse, il ne fait que voir par l'œil d'un autre; et quand cet œil lui manque, il ne voit plus rien.

Je laisse à part l'histoire moderne, non-seulement parce qu'elle n'a plus de physionomie et que nos hommes se ressemblent tous, mais parce que nos historiens, uniquement attentifs à briller, ne songent qu'à faire des portraits fortement coloriés, et qui souvent ne représentent rien. Généralement les anciens font moins de portraits, mettent moins d'esprit et plus de sens dans leurs jugemens; encore a-t-il

4. Romans de La Calprenède. (ED.).

2. Voy. Davila, Guicciardini, Strada, Solis, Machiavel, et quelquefois de Thou lui-même. Vertot est presque le seul qui savoit peindre sans faire de portraits.

entre eux un grand choix à faire, et il ne faut pas d'abord prendre les plus judicieux, mais les plus simples. Je ne voudrois mettre dans la main d'un jeune homme ni Polybe ni Salluste; Tacite est le livre des vieillards, les jeunes gens ne sont pas faits pour l'entendre: il faut apprendre à voir dans les actions humaines les premiers traits du cœur de l'homme, avant d'en vouloir sonder les profondeurs; il faut savoir bien lire dans les faits avant de lire dans les maximes. La philosophie en maximes ne convient qu'à l'expérience. La jeunesse ne doit rien généraliser; toute son instruction doit être en règles particulières.

Thucydide est, à mon gré, le vrai modèle des historiens. Il rapporte les faits sans les juger mais il n'omet aucune des circonstances propres à nous en faire juger nous-mêmes. Il met tout ce qu'il raconte sous les yeux du lecteur; loin de s'interposer entre les événemens et les lecteurs, il se dérobe; on ne croit plus lire, on croit voir. Malheureusement il parle toujours de guerre, et l'on ne voit presque dans ses récits que la chose du monde la moins instructive, savoir des combats. La Retraite des dix mille et les Commentaires de César ont à peu près la même sagesse et le même défaut. Le bon Hérodote, sans portraits, sans maximes, mais coulant, naïf, plein de détails les plus capables d'intéresser et de plaire, seroit peut-être le meilleur des historiens, si ces mêmes détails né dégénéroient souvent en simplicités puériles, plus propres à gâter le goût de la jeunesse qu'à le former: il faut déjà du discernement pour le lire. Je ne dis rien de Tite Live, son tour viendra; mais il est politique, il est rhéteur, il est tout ce qui ne convient pas à cet âge.

L'histoire en général est défectueuse, en ce qu'elle ne tient registre que de faits sensibles et marqués, qu'on peut fixer par des noms, des lieux, des dates, mais les causes lentes et progressives de ces faits, lesquelles ne peuvent s'assigner de même, restent toujours inconnues. On trouve souvent dans une bataille gagnée ou perdue la raison d'une révolution qui, même avant cette bataille, étoit déjà devenue inévitable. La guerre ne fait guère que manifester des événemens déjà déterminés par des causes morales que les historiens savent rarement voir. L'esprit philosophique a tourné de ce côté les réflexions de plusieurs écrivains de ce siècle; mais je doute que la vérité gagne à leur travail. La fureur des systèmes s'étant emparée d'eux tous, nul ne cherche à voir les choses comme elles sont, mais comme elles s'accordent avec son système.

Ajoutez à toutes ces réflexions que l'histoire montre bien plus les actions que les hommes, parce qu'elle ne saisit ceux-ci que dans certains momens choisis, dans leurs vêtemens de parade; elle n'expose que l'homme public qui s'est arrangé pour être vu: elle ne le suit point dans sa maison, dans son cabinet, dans sa famille, au milieu de ses amis; elle ne le peint que quand il représente : c'est bien plus son habit que sa personne qu'elle peint.

J'aimerois mieux la lecture des vies particulières pour commencer l'étude du cœur humain; car alors l'homme a beau se dérober, l'historien le poursuit partout; il ne lui laisse aucun moment de relâche,

aucun recoin pour éviter l'œil perçant du spectateur; et c'est quand l'un croit mieux se cacher, que l'autre le fait mieux connoître. << Ceulx, dit Montaigne, qui escrivent les vies, d'autant qu'ilz s'amusent plus aux conseils qu'aux événemens, plus à ce qui part du dedans qu'à ce qui arrive au dehors, ceulx là me sont plus propres, voilà pourquoi, en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque'. »

Il est vrai que le génie des hommes assemblés ou des peuples est fort différent du caractère de l'homme en particulier, et que ce seroit connoître très-imparfaitement le cœur humain que de ne pas l'examiner aussi dans la multitude: mais il n'est pas moins vrai qu'il faut commencer par étudier l'homme pour juger les hommes, et que qui connoîtroit parfaitement les penchans de chaque individu pourroit prévoir tous leurs effets combinés dans le corps du peuple.

Il faut encore ici recourir aux anciens par les raisons que j'ai déjà dites, et de plus, parce que tous les détails familiers et bas, mais vrais et caractéristiques, étant bannis du style moderne, les hommes sont aussi parés par nos auteurs dans leurs vies privées que sur la scène du monde. La décence, non moins sévère dans les écrits que dans les actions, ne permet plus de dire en public que ce qu'elle permet d'y faire, et, comme on ne peut montrer les hommes que représentant toujours, on ne les connoît pas plus dans nos livres que sur nos théâtres. On aura beau faire et refaire cent fois la vie des rois, nous n'aurons plus de Suétones?.

Plutarque excelle par ces mêmes détails dans lesquels nous n'osons plus entrer. Il a une gràce inimitable à peindre les grands hommes dans les petites choses; et il est si heureux dans le choix de ses traits, que souvent un mot, un sourire, un geste lui suffit pour caractériser son héros. Avec un mot plaisant Annibal rassure son armée effrayée, et la fait marcher en riant à la bataille qui lui livra l'Italie : Agésilas, à cheval sur un bâton, me fait aimer le vainqueur du grand roi: César, traversant un pauvre village, et causant avec ses amis, décèle, sans y penser, le fourbe qui disoit ne vouloir qu'être l'égal de Pompée: Alexandre avale une médecine et ne dit pas un seul mot; c'est le plus beau moment de sa vie : Aristide écrit son propre nom sur une coquille, et justifie ainsi son surnom : Philopomen, le manteau bas, coupe du bois dans la cuisine de son hôte. Voilà le véritable art de peindre. La physionomie ne se montre pas dans les grands traits, ni le caractère dans les grandes actions; c'est dans les bagatelles que le naturel se découvre. Les choses publiques sont ou trop communes, ou trop apprêtées, et c'est presque uniquement à celles-ci que la dignité moderne permet à nos auteurs de s'arrêter.

Un des plus grands hommes du siècle dernier fut incontestablement

1. Livre II, chap. x. (ÉD.)

2. Un seul de nos historiens *, qui a imité Tacite dans les grands traits, a osé imiter Suétone et quelquefois transcrire Comines dans les petits; et cela même, qui ajoute au prix de son livre, l'a fait critiquer parmi nous. Duclos, auteur de la Vie de Louis XI. (ÉD.)

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