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homme qui se plaît dans sa maison aime sa femme. Souvenez-vous que si votre époux vit heureux chez lui, vous serez une femme heureuse. « Quant à présent, ne soyez pas si sévère à votre amant; il a mérité plus de complaisance; il s'offenseroit de vos alarmes; ne ménagez plus si fort sa santé aux dépens de son bonheur, et jouissez du vôtre. Il ne faut point attendre le dégoût ni rebuter le désir; il ne faut point refuser pour refuser, mais pour faire valoir ce qu'on accorde. »

Ensuite, les réunissant, je dis devant elle à son jeune époux : « Il faut bien supporter le joug qu'on s'est imposé. Méritez qu'il vous soit rendu léger. Surtout sacrifiez aux Grâces, et n'imaginez pas vous rendre plus aimable en boudant. » La paix n'est pas difficile à faire, et chacun se doute aisément des conditions. Le traité se signe par un baiser; après quoi je dis à mon élève : « Cher Émile, un homme a besoin toute sa vie de conseil et de guide. J'ai fait de mon mieux pour remplir jusqu'à présent ce devoir envers vous; ici finit ma longue tâche et commence celle d'un autre. J'abdique aujourd'hui l'autorité que vous m'avez confiée, et voici désormais votre gouverneur. >>

Peu à peu le premier délire se calme, et leur laisse goûter en paix les charmes de leur nouvel état. Heureux amans! dignes époux! pour honorer leur vertu, pour peindre leur félicité, il faudroit faire l'histoire de leur vie. Combien de fois, contemplant en eux mon ouvrage, je me sens saisi d'un ravissement qui fait palpiter mon cœur! Combien de fois je joins leurs mains dans les miennes en bénissant la Providence et poussant d'ardens soupirs! Que de baisers j'applique sur ces deux mains qui se serrent! de combien de larmes de joie ils me les sentent arroser! Ils s'attendrissent à leur tour en partageant mes transports. Leurs respectables parens jouissent encore une fois de leur jeunesse dans celle de leurs enfans; ils recommencent pour ainsi dire de vivre en eux, ou plutôt ils connoissent pour la première fois le prix de la vie : ils maudissent leurs anciennes richesses qui les empêchèrent au même âge de goûter un sort si charmant. S'il y a du bonheur sur la terre, c'est dans l'asile où nous vivons qu'il faut le chercher.

Au bout de quelques mois, Emile entre un matin dans ma chambre, et me dit en m'embrassant : « Mon maître, félicitez votre enfant; il espère avoir bientôt l'honneur d'être père. O quels soins vont être imposés à notre zèle, et que nous allons avoir besoin de vous! A Dieu ne plaise que je vous laisse encore élever le fils après avoir élevé le père! A Dieu ne plaise qu'un devoir si saint et si doux soit jamais rempli par un autre que moi, dussé-je aussi bien choisir pour lui qu'on a choisi pour moi-même! Mais restez le maître des jeunes maîtres. Conseilleznous, gouvernez-nous, nous serons dociles: tant que je vivrai, j'aurai besoin de vous. J'en ai plus besoin que jamais, maintenant que mes fonctions d'homme commencent. Vous avez rempli les vôtres; guidezmoi pour vous imiter; et reposez-vous, il en est temps. »

FIN D'ÉMILE.

OU LES SOLITAIRES.

LETTRE I.

J'étois libre, j'étois heureux, ô mon maître! vous m'aviez fait un cœur propre goûter le bonheur, et vous m'aviez donné Sophie; aux délices de l'amour, aux épanchemens de l'amitié, une famille naissante ajoutoit les charmes de la tendresse paternelle; tout m'annonçoit une vie agréable; tout me promettoit une douce vieillesse, et une mort paisible dans les bras de mes enfans. Hélas! qu'est devenu ce temps heureux de jouissance et d'espérance, où l'avenir embellissoit le présent, où mon cœur, ivre de sa joie, s'abreuvoit chaque jour d'un siècle de félicité? Tout s'est évanoui comme un songe jeune encore, j'ai tout perdu, femme, enfans, amis, tout enfin, jusqu'au commerce de mes semblables. Mon cœur a été déchiré par tous ses attachemens; il ne tient plus qu'au moindre de tous, au tiède amour d'une vie sans plaisirs, mais exempte de remords. Si je survis longtemps à mes pertes, mon sort est de vieillir et mourir seul, sans jamais revoir un visage d'homme, et la seule Providence me fermera les yeux.

En cet état, qui peut m'engager encore à prendre soin de cette triste vie que j'ai si peu de raison d'aimer? Des souvenirs, et la consolation d'être dans l'ordre en ce monde en m'y soumettant sans murmure aux décrets éternels. Je suis mort dans tout ce qui m'étoit cher; j'attends sans impatience et sans crainte que ce qui reste de moi rejoigne ce que j'ai perdu.

Mais vous, mon cher maître, vivez-vous? êtes-vous mortel encore? êtes-vous encore sur cette terre d'exil avec votre Émile, ou si déjà vous habitez avec Sophie la patrie des âmes justes? Hélas! où que vous soyez, vous êtes mort pour moi, mes yeux ne vous verront plus, mais mon cœur s'occupera de vous sans cesse. Jamais je n'ai mieux connu le prix de vos soins qu'après que la dure nécessité m'a si cruellement fait sentir ses coups et m'a tout ôté excepté moi. Je suis seul, j'ai tout perdu; mais je me reste, et le désespoir ne m'a point anéanti. Ces papiers ne vous parviendront pas, je ne puis l'espérer; sans doute ils périront sans avoir été vus d'aucun homme : mais n'importe, ils sont écrits, je les rassemble, je les lie, je les continue, et c'est à vous que je les adresse: c'est à vous que je veux tracer ces précieux souvenirs qui nourrissent et navrent mon cœur; c'est à vous que je veux rendre compte de moi, de mes sentimens, de ma conduite, de ce cœur que vous m'avez donné. Je dirai tout, le bien, le mal, mes douleurs, mes plaisirs, mes fautes; mais je crois n'avoir rien à dire qui puisse déshonorer votre ouvrage.

Mon bonheur a été précoce; il commença dès ma naissance, il devoit finir avant ma mort. Tous les jours de mon enfance ont été des jours

fortunés, passés dans la liberté, dans la joie ainsi que dans l'innocence; je n'appris jamais à distinguer mes instructions de mes plaisirs. Tous les hommes se rappellent avec attendrissement les jeux de leur enfance; mais je suis le seul peut-être qui ne mèle point à ces doux souvenirs ceux des pleurs qu'on lui fit verser. Hélas! si je fusse mort enfant, j'aurois déjà joui de la vie, et n'en aurois pas connu les regrets!

Je devins jeune homme, et ne cessai point d'être heureux. Dans l'âge des passions je formois ma raison par mes sens; ce qui sert à tromper les autres fut pour moi le chemin de la vérité. J'appris à juger sainement des choses qui m'environnoient et de l'intérêt que j'y devois prendre; j'en jugeois sur des principes vrais et simples; l'autorité, l'opinion, n'altéroient point mes jugemens. Pour découvrir les rapports des choses entre elles, j'étudiois les rapports de chacune d'elles à moi : par deux termes connus j'apprenois à trouver le troisième : pour connoître l'univers par tout ce qui pouvoit m'intéresser, il me suffit de me connoître; ma place assignée, tout fut trouvé.

J'appris ainsi que la première sagesse est de vouloir ce qui est, et de régler son cœur sur sa destinée. « Voilà tout ce qui dépend de nous, me disiez-vous; tout le reste est de nécessité. Celui qui lutte le plus contre son sort est le moins sage et toujours le plus malheureux : ce qu'il peut changer à sa situation le soulage moins que le trouble intérieur qu'il se donne pour cela ne le tourmente. Il réussit rarement, et ne gagne rien à réussir. Mais quel être sensible peut vivre toujours sans passions, sans attachemens? Ce n'est pas un homme c'est une brute, ou c'est un dieu.» Ne pouvant donc me garantir de toutes les affections qui nous lient aux choses, vous m'apprîtes du moins à les choisir, à n'ouvrir mon âme qu'aux plus nobles, à ne l'attacher qu'aux plus dignes objets, qui sont mes semblables, à étendre pour ainsi dire le moi humain sur toute l'humanité, et à me préserver ainsi des viles passions qui le concentrent. Quand mes sens éveillés par l'âge me demandèrent une compagne, vous épurâtes leurs feux par les sentimens; c'est par l'imagination qui les anime que j'appris à les subjuguer. J'aimois Sophie avant même que de la connoître; cet amour préservoit mon cœur des piéges du vice; il y portoit le goût des choses belles et honnêtes; il y gravoit en traits ineffaçables les saintes lois de la vertu. Quand je vis enfin ce digne objet de mon culte, quand je sentis l'empire de ses charmes, tout ce qui peut entrer de doux, de ravissant dans une âme, pénétra la mienne d'un sentiment exquis que rien ne peut exprimer. Jours chéris de mes premières amours, jours délicieux, que ne pouvez-vous recommencer sans cesse, et remplir désormais tout mon être! je ne voudrois point d'autre éternité. Vains regrets! souhaits inutiles! tout est disparu, tout est disparu sans retour.... Après tant d'ardens soupirs j'en obtins le prix: tous mes vœux furent comblés. Époux et toujours amant, je trouvai dans la tranquille possession un bonheur d'une autre espèce, mais non moins vrai que dans le délire des désirs. Mon maître, vous croyez avoir connu cette fille enchanteresse. O combien vous vous trompez ! Vous avez connu ma maîtresse, ma femme; mais vous n'avez pas connu Sophie. Ses charmes de toute espèce étoient inépuisables, chaque instant sem

bloit les renouveler, et le dernier jour de sa vie m'en montra que je n'avois pas connus.

Déjà père de deux enfans, je partageois mon temps entre une épouse adorée et les chers fruits de sa tendresse; vous m'aidiez à préparer à mon fils une éducation semblable à la mienne; et ma fille, sous les yeux de sa mère, eût appris à lui ressembler. Toutes mes affaires se bornoient au soin du patrimoine de Sophie : j'avois oublié ma fortune pour jouir de ma félicité. Trompeuse félicité! trois fois j'ai senti ton inconstance. Ton terme n'est qu'un point, et lorsqu'on est au comble il faut bientôt décliner. Etoit-ce par vous, père cruel, que devoit commencer ce déclin? Par quelle fatalité pûtes-vous quitter cette vie paisible que nous menions ensemble? comment mes empressemens vous rebutèrent-ils de moi? Vous vous complaisiez dans votre ouvrage, je le voyois, je le sentois, j'en étois sûr. Vous paroissiez heureux de mon bonheur; les tendres caresses de Sophie sembloient flatter votre cœur paternel; vous nous aimiez, vous vous plaisiez avec nous, et vous nous quittâtes! Sans votre retraite je serois heureux encore; mon fils vivroit peut-être, ou d'autres mains n'auroient point fermé ses yeux. Sa mère, vertueuse et chérie, vivroit elle-même dans les bras de son époux. Retraite funeste qui m'a livré sans retour aux horreurs de mon sort! Non, jamais sous vos yeux le crime et ses peines n'eussent approché de ma famille; en l'abandonnant vous m'avez fait plus de maux que vous ne m'aviez fait de biens en toute ma vie.

Bientôt le ciel cessa de bénir une maison que vous n'habitiez plus. Les maux, les afflictions se succédoient sans relâche. En peu de mois nous perdîmes le père, la mère de Sophie, et enfin sa fille, sa charmante fille qu'elle avoit tant désirée, qu'elle idolâtroit, qu'elle vouloit suivre. A ce dernier coup sa constance ébranlée acheva de l'abandonner. Jusqu'à ce temps, contente et paisible dans sa solitude, elle avoit ignoré les amertumes de la vie, elle n'avoit point armé contre les coups du sort cette âme sensible et facile à s'affecter. Elle sentit ces pertes comme on sent ses premiers malheurs aussi ne furent-elles que les commencemens des nôtres. Rien ne pouvoit tarir ses pleurs la mort de sa fille lui fit sentir plus vivement celle de sa mère; elle appeloit sans cesse l'une ou l'autre en gémissant; elle faisoit retentir de leurs noms et de ses regrets tous les lieux où jadis elle avoit reçu leurs innocentes caresses; tous les objets qui les lui rappeloient aigrissoient ses douleurs. Je résolus de l'éloigner de ces tristes lieux. J'avois dans la capitale ce qu'on appelle des affaires, et qui n'en avoient jamais été pour moi jusqu'alors je lui proposai d'y suivre une amie qu'elle s'étoit faite au voisinage, et qui étoit obligée de s'y rendre avec son mari. Elle y consentit, pour ne point se séparer de moi, ne pénétrant pas mon motif. Son affliction lui étoit trop chère pour chercher à la calmer. Partager ses regrets, pleurer avec elle, étoit la seule consolation qu'on pût lui donner.

En approchant de la capitale, je me sentis frappé d'une impression funeste que je n'avois jamais éprouvée auparavant. Les plus tristes pressentimens s'élevoient dans mon sein: tout ce que j'avois vu, tout ce

que vous m'aviez dit des grandes villes, me faisoit trembler sur le séjour de celle-ci. Je m'effrayois d'exposer une union si pure à tant de dangers qui pouvoient l'altérer. Je frémissois, en regardant la triste Sophie, de songer que j'entraînois moi-même tant de vertus et de charmes dans ce gouffre de préjugés et de vices où vont se perdre de toutes parts l'innocence et le bonheur.

Cependant, sûr d'elle et de moi, je méprisois cet avis de la prudence, que je prenois pour un vain pressentiment; en m'en laissant tourmenter je le traitois de chimère. Hélas! je n'imaginois pas le voir sitôt et si cruellement justifié. Je ne songeois guère que je n'allois pas chercher le péril dans la capitale, mais qu'il m'y suivoit.

Comment vous parler des deux ans que nous passâmes dans cette fatale ville, et de l'effet cruel que fit sur mon âme et sur mon sort ce séjour empoisonné? Vous avez trop su ces tristes catastrophes, dont le souvenir, effacé dans des jours plus heureux, vient aujourd'hui redoubler mes regrets en me ramenant à leur source. Quel changement produisit en moi ma complaisance pour des liaisons trop aimables que l'habitude commençoit à tourner en amitié! Comment l'exemple et l'imitation, contre lesquels vous aviez si bien armé mon cœur, l'amenèrent-ils insensiblement à ces goûts frivoles que, plus jeune, j'avois su dédaigner? Qu'il est différent de voir les choses distrait par d'autres objets, on seulement occupé de ceux qui nous frappent! Ce n'étoit plus le temps où mon imagination échauffée ne cherchoit que Sophie et rebutoit tout ce qui n'étoit pas elle. Je ne la cherchois plus, je la possédois, et son charme embellissoit alors autant les objets qu'il les avoit défigurés dans ma première jeunesse. Mais bientôt ces mêmes objets affoiblirent mes goûts en les partageant. Usé peu à peu sur tous ces amusemens frivoles, mon cœur perdoit insensiblement son premier ressort et devenoit incapable de chaleur et de force j'errois avec inquiétude d'un plaisir à l'autre; je cherchois tout, et je m'ennuyois de tout; je ne me plaisois qu'où je n'étois pas, et m'étourdissois pour m'amuser. Je sentois une révolution dont je ne voulois point me convaincre; je ne me laissois pas le temps de rentrer en moi, crainte de ne m'y plus retrouver. Tous mes attachemens s'étoient relâchés, toutes mes affections s'étoient attiédies j'avois mis un jargon de sentiment et de morale à la place de la réalité. J'étois un homme galant sans tendresse, un stoïcien sans vertus, un sage occupé de folies; je n'avois plus de votre Emile que le nom et quelques discours. Ma franchise, ma liberté, mes plaisirs, mes devoirs, vous, mon fils, Sophie elle-même, tout ce qui jadis animoit, élevoit mon esprit et faisoit la plénitude de mon existence, en se détachant peu à peu de moi, sembloit m'en détacher moi-même, et ne laissoit plus dans mon âme affaissée qu'un sentiment importun de vide et d'anéantissement. Enfin je n'aimois plus, ou croyois ne plus aimer. Ce feu terrible, qui paroissoit presque éteint, couvoit sous la cendre pour éclater bientôt avec plus de fureur que jamais.

Changement cent fois plus inconcevable! Comment celle qui faisoit la gloire et le bonheur de ma vie en fit-elle la honte et le désespoir ? Comment décrirois-je un si déplorable égarement? Non, jamais ce dé

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