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rapportent; à mesure que ses désirs s'allument, choisissez des tableaux propres à les réprimer. Un vieux militaire, qui s'est distingué par ses mœurs autant que par son courage, m'a raconté que, dans sa première jeunesse, son père, homme de sens, mais très-dévot, voyant son tempérament naissant le livrer aux femmes, n'épargna rien pour le contenir; mais enfin, malgré tous ses soins, le sentant prêt à lui échapper, il s'avisa de le mener dans un hôpital de vérolés, et, sans le prévenir de rien, le fit entrer dans une salle où une troupe de ces malheureux expioient, par un traitement effroyable, le désordre qui les y avoit exposés. A ce hideux aspect, qui révoltoit à la fois tous les sens, le jeune homme faillit à se trouver mal. « Va, misérable débauché, lui dit alors le père d'un ton véhément, suis le vil penchant qui t'entraîne; bientôt tu seras trop heureux d'être admis dans cette salle, où, victime des plus infâmes douleurs, tu forceras ton père à remercier Dieu de ta

mort. »

Ce peu de mots, joints à l'énergique tableau qui frappoit le jeune homme, lui firent une impression qui ne s'effaça jamais. Condamné par son état à passer sa jeunesse dans des garnisons, il aima mieux essuyer toutes les railleries de ses camarades que d'imiter leur libertinage. << J'ai été homme, me dit-il, j'ai eu des foiblesses; mais parvenu jusqu'à mon âge, je n'ai jamais pu voir une fille publique sans horreur. » Maître, peu de discours; mais apprenez à choisir les lieux, les temps, les personnes, puis donnez toutes vos leçons en exemples, et soyez sûr

de leur effet.

L'emploi de l'enfance est peu de chose : le mal qui s'y glisse n'est point sans remède, et le bien qui s'y fait peut venir plus tard. Mais il n'en est pas ainsi du premier âge où l'homme commence véritablement à vivre. Cet âge ne dure jamais assez pour l'usage qu'on en doit faire, et son importance exige une attention sans relâche : voilà pourquoi j'insiste sur l'art de le prolonger. Un des meilleurs préceptes de la bonne culture est de tout retarder tant qu'il est possible. Rendez les progrès lents et sûrs; empêchez que l'adolescent ne devienne homme au moment où rien ne lui reste à faire pour le devenir. Tandis que le corps cròît, les esprits destinés à donner du baume au sang et de la force aux fibres se forment et s'élaborent. Si vous leur faites prendre un cours différent, et que ce qui est destiné à perfectionner un individu serve à la formation d'un autre, tous deux restent dans un état de foiblesse, et l'ouvrage de la nature demeure imparfait. Les opérations de l'esprit se sentent à leur tour de cette altération; et l'âme, aussi débile que le corps, n'a que des fonctions foibles et languissantes. Des membres gros et robustes ne font ni le courage ni le génie; et je conçois que la force de l'âme n'accompagne pas celle du corps, quand d'ailleurs les organes de la communication des deux substances sont mal disposés. Mais, quelque bien disposés qu'ils puissent être, ils agiront toujours foiblement, s'ils n'ont pour principe qu'un sang épuisé, appauvri, et dépourvu de cette substance qui donne de la force et du jeu à tous les ressorts de la machine. Généralement on aperçoit plus de vigueur d'âme dans les hommes dont les jeunes ans ont été préservés d'une corruption prématurée, que

dans ceux dont le désordre a commencé avec le pouvoir de s'y livrer; et c'est sans doute une des raisons pourquoi les peuples qui ont des mœurs surpassent ordinairement en bon sens et en courage les peuples qui n'en ont pas. Ceux-ci brillent uniquement par je ne sais quelles petites qualités déliées, qu'ils appellent esprit, sagacité, finesse; mais ces grandes et nobles fonctions de sagesse et de raison qui distinguent et honorent l'homme par de belles actions, par des vertus, par des soins véritablement utiles, ne se trouvent guère que dans les premiers. Les maîtres se plaignent que le feu de cet âge rend la jeunesse indisciplinable, et je le vois mais n'est-ce pas leur faute? Sitôt qu'ils ont laissé prendre à ce feu son cours par les sens, ignorent-ils qu'on ne peut plus lui en donner un autre? Les longs et froids sermons d'un pédant effaceront-ils dans l'esprit de son élève l'image des plaisirs qu'il a conçus? banniront-ils de son cœur les désirs qui le tourmentent? amortiront-ils l'ardeur d'un tempérament dont il sait l'usage? ne s'irriterat-il pas contre les obstacles qui s'opposent au seul bonheur dont il ait l'idée? Et, dans la dure loi qu'on lui prescrit sans pouvoir la lui faire entendre, que verra-t-il, sinon le caprice et la haine d'un homme qui cherche à le tourmenter? Est-il étrange qu'il se mutine et le haïsse à son tour?

Je conçois bien qu'en se rendant facile on peut se rendre plus supportable, et conserver une apparente autorité. Mais je ne vois pas trop à quoi sert l'autorité qu'on ne garde sur son élève qu'en fomentant les vices qu'elle devroit réprimer; c'est comme si, pour calmer un cheval fougueux, l'écuyer le faisoit sauter dans un précipice.

Loin que ce feu de l'adolescent soit un obstacle à l'éducation, c'est par lui qu'elle se consomme et s'achève; c'est lui qui vous donne une prise sur le cœur d'un jeune homme, quand il cesse d'être moins fort que vous. Ses premières affections sont les rênes avec lesquelles vous dirigez tous ses mouvemens: il étoit libre, et je le vois asservi. Tant qu'il n'aimoit rien, il ne dépendoit que de lui-même et de ses besoins; sitôt qu'il aime, il dépend de ses attachemens. Ainsi se forment les premiers liens qui l'unissent à son espèce. En dirigeant sur elle sa sensibilité naissante, ne croyez pas qu'elle embrassera d'abord tous les hommes, et que ce mot de genre humain signifiera pour lui quelque chose. Non, cette sensibilité se bornera premièrement à ses semblables; et ses semblables ne seront point pour lui des inconnus, mais ceux avec lesquels il a des liaisons, ceux que l'habitude lui a rendus chers ou nécessaires, ceux qu'il voit évidemment avoir avec lui des manières de penser et de sentir communes, ceux qu'il voit exposés aux peines qu'il a souffertes et sensibles aux plaisirs qu'il a goûtés, ceux, en un mot, en qui l'identité de nature plus manifestée lui donne une plus grande disposition à s'aimer. Ce ne sera qu'après avoir cultivé son naturel en mille manières, après bien des réflexions sur ses propres sentimens et sur ceux qu'il observera dans les autres, qu'il pourra parvenir à généraliser ses notions individuelles sous l'idée abstraite d'humanité, et joindre à ses affections particulières celles qui peuvent l'identifier avec son espèce.

En devenant capable d'attachement, il devient sensible à celui des autres, et par là même attentif aux signes de cet attachement. Voyezvous quel nouvel empire vous allez acquérir sur lui? Que de chaînes vous avez mises autour de son cœur avant qu'il s'en aperçût! Que ne sentira-t-il point quand, ouvrant les yeux sur lui-même, il verra ce que vous avez fait pour lui; quand il pourra se comparer aux autres jeunes gens de son âge, et vous comparer aux autres gouverneurs! Je dis quand il le verra, mais gardez-vous de le lui dire; si vous le lui dites, il ne le verra plus. Si vous exigez de lui de l'obéissance en retour des soins que vous lui avez rendus, il croira que vous l'avez surpris : il se dira qu'en feignant de l'obliger gratuitement vous avez prétendu le charger d'une dette, et le lier par un contrat auquel il n'a point consenti. En vain vous ajouterez que ce que vous exigez de lui n'est que pour lui-même : vous exigez enfin, et vous exigez en vertu de ce que vous avez fait sans son aveu. Quand un malheureux prend l'argent qu'on feint de lui donner, et se trouve enrôlé malgré lui, vous criez à l'injustice: n'êtes-vous pas plus injuste encore de demander à votre élève le prix des soins qu'il n'a point acceptés?

L'ingratitude seroit plus rare si les bienfaits à usure étoient moins communs. On aime ce qui nous fait du bien; c'est un sentiment si naturel! L'ingratitude n'est pas dans le cœur de l'homme, mais l'intérêt y est : il y a moins d'obligés ingrats que de bienfaiteurs intéressés. Si vous me vendez vos dons, je marchanderai sur le prix; mais si vous feignez de donner pour vendre ensuite à votre mot, vous usez de fraude : c'est d'être gratuits qui les rend inestimables. Le cœur ne reçoit de lois que de lui-même; en voulant l'enchaîner on le dégage; on l'enchaîne en le laissant libre.

il

Quand le pêcheur amorce l'eau, le poisson vient, et reste autour de lui sans défiance; mais quand, pris à l'hameçon caché sous l'appât, sent retirer la ligne, il tâche de fuir. Le pêcheur est-il le bienfaiteur? Le poisson est-il l'ingrat? Voit-on jamais qu'un homme oublié par son bienfaiteur l'oublie? Au contraire, il en parle toujours avec plaisir, il n'y songe point sans attendrissement: s'il trouve occasion de lui montrer `par quelque service inattendu qu'il se ressouvient des siens, avec quel contentement intérieur il satisfait alors sa gratitude! avec quelle douce joie il se fait reconnoître! avec quel transport il lui dit : « Mon tour est venu ! » Voilà vraiment la voix de la nature, jamais un vrai bienfait ne fit d'ingrat.

Si donc la reconnoissance est un sentiment naturel, et que vous n'en détruisiez pas l'effet par votre faute, assurez-vous que votre élève, commençant à voir le prix de vos soins, y sera sensible, pourvu que vous ne les ayez point mis vous-même à prix, et qu'ils vous donneront dans son

1. L'attachement peut se passer de retour, jamais l'amitié. Elle est un échange, un contrat comme les autres; mais elle est le plus saint de tous. Le mot d'ami n'a point d'autre corrélatif que lui-même. Tout homme qui n'est pas l'ami de son ami est très-sûrement un fourbe; car ce n'est qu'en rendant ou feignant de rendre l'amitié qu'on peut l'obtenir.

cœur une autorité que rien ne pourra détruire. Mais, avant de vous être bien assuré de cet avantage, gardez de vous l'ôter en vous faisant valoir auprès de lui. Lui vanter vos services, c'est les lui rendre insupportables; les oublier, c'est l'en faire souvenir. Jusqu'à ce qu'il soit temps de le traiter en homme, qu'il ne soit jamais question de ce qu'il vous doit, mais de ce qu'il se doit. Pour le rendre docile laissez-lui toute sa liberté; dérobez-vous pour qu'il vous cherche; élevez son âme au noble sentiment de la reconnoissance, en ne lui parlant jamais que de son intérêt. Je n'ai point voulu qu'on lui dît que ce qu'on faisoit étoit pour son bien, avant qu'il fût en état de l'entendre; dans ce discours il n'eût vu que votre dépendance, et il ne vous eût pris que pour son valet. Mais maintenant qu'il commence à sentir ce que c'est qu'aimer, il sent aussi quel doux lien peut unir un homme à ce qu'il aime; et, dans le zèle qui vous fait occuper de lui sans cesse, il ne voit plus l'attachement d'un esclave, mais l'affection d'un ami. Or rien n'a tant de poids sur le cœur humain que la voix de l'amitié bien reconnue; car on sait qu'elle ne nous parle jamais que pour notre intérêt. On peut croire qu'un ami se trompe, mais non qu'il veuille nous tromper. Quelquefois on résiste à ses conseils, mais jamais on ne les méprise.

Nous entrons enfin dans l'ordre moral: nous venons de faire un second pas d'homme. Si c'en étoit ici le lieu, j'essayerois de montrer comment des premiers mouvemens du cœur s'élèvent les premières voix de la conscience, et comment des sentimens d'amour et de haine naissent les premières notions du bien et du mal : je ferois voir que justice et bonté ne sont point seulement des mots abstraits, de purs êtres moraux formés par l'entendement, mais de véritables affections de l'âme éclairée par la raison, et qui ne sont qu'un progrès ordonné de nos affections primitives; que, par la raison seule, indépendamment de la conscience, on ne peut établir aucune loi naturelle; et que tout le droit de la nature n'est qu'une chimère, s'il n'est fondé sur un besoin naturel au cœur humain'. Mais je songe que je n'ai point à faire ici des traités de métaphysique et de morale, ni des cours d'étude

1. Le précepte même d'agir avec autrui comme nous voulons qu'on agisse avec nous n'a de vrai fondement que la conscience et le sentiment; car où est la raison précise d'agir étant moi comme si j'étois un autre, surtout quand je suis moralement sûr de ne jamais me trouver dans le même cas? et qui me répondra qu'en suivant bien fidèlement cette maxime j'obtiendrai qu'on la suive de même avec moi? Le méchant tire avantage de la probité du juste et de sa propre injustice; il est bien aise que tout le monde soit juste excepté lui. Cet accord-là, quoi qu'on en dise, n'est pas fort avantageux aux gens de bien. Mais quand la force d'une âme expansive m'identifie avec mon semblable, et que je me sens pour ainsi dire en lui, c'est pour ne pas souffrir que je ne veux pas qu'il souffre; je m'intéresse à lui pour l'amour de moi, et la raison du précepte est dans la nature elle-même, qui m'inspire le désir de mon bien-être en quelque lieu que je me sente exister. D'où je conclus qu'il n'est pas vrai que les préceptes de la loi naturelle soient fondés sur la raison seule, ils ont une base plus solide et plus sûre. L'amour des hommes dérivé de l'amour de soi est le principe de la justice humaine. Le sommaire de toute la morale est donné dans l'Évangile par celui de la loi.

ROUSSEAU II

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d'aucune espèce; il me suffit de marquer l'ordre et le progrès de nos sentimens et de nos connoissances relativement à notre constitution. D'autres démontreront peut-être ce que je ne fais qu'indiquer ici.

Mon Emile n'ayant jusqu'à présent regardé que lui-même, le premier regard qu'il jette sur ses semblables le porte à se comparer avec eux; et le premier sentiment qu'excite en lui cette comparaison est de désirer la première place. Voilà le point où l'amour de soi se change en amour-propre, et où commencent à naître toutes les passions qui tiennent à celle-là. Mais pour décider si celles de ces passions qui domineront dans son caractère seront humaines et douces, ou cruelles et malfaisantes, si ce seront des passions de bienveillance et de commisération, ou d'envie et de convoitise, il faut savoir à quelle place il se sentira parmi les hommes, et quels genres d'obstacles il pourra croire avoir à vaincre pour parvenir à celle qu'il veut occuper.

Pour le guider dans cette recherche, après lui avoir montré les hommes par les accidens communs à l'espèce, il faut maintenant les lui montrer par leurs différences. Ici vient la mesure de l'inégalité naturelle et civile, et le tableau de tout l'ordre social.

Il faut étudier la société par les hommes, et les hommes par la société ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n'entendront jamais rien à aucune des deux. En s'attachant d'abord aux relations primitives, on voit comment les hommes en doivent être affectés, et quelles passions en doivent naître : on voit que c'est réciproquement par le progrès des passions que ces relations se multiplient et se resserrent. C'est moins la force des bras que la modération des cœurs qui rend les hommes indépendans et libres. Quiconque désire peu de choses tient à peu de gens; mais, confondant toujours nos vains désirs avec nos besoins physiques, ceux qui ont fait de ces derniers les fondemens de la société humaine ont toujours pris les effets pour les causes, et n'ont fait que s'égarer dans tous leurs raisonne

mens.

Il y a dans l'état de nature une égalité de fait réelle et indestructible, parce qu'il est impossible dans cet état que la seule différence d'homme à homme soit assez grande pour rendre l'un dépendant de l'autre. Il y a dans l'état civil une égalité de droit chimérique et vaine, parce que les moyens destinés à la maintenir servent eux-mêmes à la détruire, et que la force publique ajoutée au plus fort pour opprimer le foible rompt l'espèce d'équilibre que la nature avoit mis entre eux'. De cette première contradiction découlent toutes celles qu'on remarque dans l'ordre civil entre l'apparence et la réalité. Toujours la multitude sera sacrifiée au petit nombre, et l'intérêt public à l'intérêt particulier; toujours ces noms spécieux de justice et de subordination serviront d'instrumens à la violence et d'armes à l'iniquité : d'où il suit que les ordres distingués qui se prétendent utiles aux autres ne sont en effet

1. L'esprit universel des lois de tous les pays est de favoriser toujours le fort contre le foible, et celui qui a contre celui qui n'a rien : cet inconvénient est inévitable, et il est sans exception.

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