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et leur donne de la confiance. Enfin vient le triste jour, il faut se séparer.

Le digne père de Sophie, avec lequel j'ai tout concerté, m'embrasse en recevant mes adieux; puis, me prenant à part, il me dit ces mots d'un ton grave et d'un accent un peu appuyé : « J'ai tout fait pour vous complaire; je savois que je traitois avec un homme d'honneur: il ne me reste qu'un mot à vous dire. Souvenez-vous que votre élève a signé son contrat de mariage sur la bouche de ma fille. »

Quelle différence dans la contenance des deux amans! Emile, impétueux, ardent, agité, hors de lui, pousse des cris, verse des torrens de pleurs sur les mains du père, de la mère, de la fille, embrasse en sanglotant tous les gens de la maison, et répète mille fois les mêmes choses avec un désordre qui feroit rire en toute autre occasion. Sophie, morne, pâle, l'œil éteint, le regard sombre, reste en repos, ne dit rien, ne pleure point, ne voit personne, pas même Emile. Il a beau lui prendre les mains, la presser dans ses bras; elle reste immobile, insensible à ses pleurs, à ses caresses, à tout ce qu'il fait; il est déjà parti pour elle. Combien cet objet est plus touchant que la plainte importune et les regrets bruyans de son amant! Il le voit, il le sent, il en est navré je l'entraîne avec peine: si je le laisse encore un moment, il ne voudra plus partir. Je suis charmé qu'il emporte avec lui cette triste image. Si jamais il est tenté d'oublier ce qu'il doit à Sophie, en la lui rappelant telle qu'il la vit au moment de son départ, il faudra qu'il ait le cœur bien aliéné si je ne le ramène pas à elle.

DES VOYAGES.

On demande s'il est bon que les jeunes gens voyagent, et l'on dispute beaucoup là-dessus. Si l'on proposoit autrement la question, et qu'on demandât s'il est bon que les hommes aient voyagé, peut-être ne disputeroit-on pas tant.

L'abus des livres tue la science. Croyant savoir ce qu'on a lu, on se croit dispensé de l'apprendre. Trop de lecture ne sert qu'à faire de présomptueux ignorans. De tous les siècles de littérature il n'y en a point eu où l'on lût tant que dans celui-ci, et point où l'on fût moins savant de tous les pays de l'Europe il n'y en a point où l'on imprime tant d'histoires, de relations de voyages, qu'en France, et point où l'on connoisse moins le génie et les mœurs des autres nations. Tant de livres nous font négliger le livre du monde; ou, si nous y lisons encore, chacun s'en tient à son feuillet. Quand le mot Peut-on être Persan me seroit inconnu, je devinerois, à l'entendre dire, qu'il vient du pays où les préjugés nationaux sont le plus en règne, et du sexe qui les propage le plus.

Un Parisien croit connoître les hommes et ne connoît que les François; dans sa ville, toujours pleine d'étrangers, il regarde chaque étranger comme un phénomène extraordinaire qui n'a rien d'égal dans le reste de l'univers. Il faut avoir vu de près les bourgeois de cette grande ville, il faut avoir vécu chez eux pour croire qu'avec tant d'es

prit on puisse être aussi stupide. Ce qu'il y a de bizarre est que chacun d'eux a lu dix fois peut-être la description du pays dont un habitant va si fort l'émerveiller."

C'est trop d'avoir à percer à la fois les préjugés des auteurs et les nôtres pour arriver à la vérité. J'ai passé ma vie à lire des relations de voyages, et je n'en ai jamais trouvé deux qui m'aient donné la même idée du même peuple. En comparant le peu que je pouvois observer avec ce que j'avois lu, j'ai fini par laisser là les voyageurs, et regretter le temps que j'avois donné pour m'instruire à leur lecture, bien convaincu qu'en fait d'observations de toute espèce il ne faut pas lire, il faut voir. Cela seroit vrai dans cette occasion, quand tous les voyageurs seroient sincères, qu'ils ne diroient que ce qu'ils ont vu ou ce qu'ils croient, et qu'ils ne déguiseroient la vérité que par les fausses couleurs qu'elle prend à leurs yeux. Que doit-ce être quand il la faut démêler encore à travers leurs mensonges et leur mauvaise foi!

Laissons donc la ressource des livres qu'on nous vante à ceux qui sont faits pour s'en contenter. Elle est bonne, ainsi que l'art de Raimond Lulle, pour apprendre à babiller de ce qu'on ne sait point. Elle est bonne pour dresser des Platons de quinze ans à philosopher dans des cercles, et à instruire une compagnie des usages de l'Égypte et des Indes sur la foi de Paul Lucas ou de Tavernier.

Je tiens pour maxime incontestable que quiconque n'a vu qu'un peuple, au lieu de connoître les hommes, ne connoît que les gens avec lesquels il a vécu. Voici donc encore une autre manière de poser la même question des voyages: Suffit-il qu'un homme bien élevé ne connoisse que ses compatriotes, ou s'il lui importe de connoître les hommes en général? Il ne reste plus ici ni dispute ni doute. Voyez combien la solution d'une question difficile dépend quelquefois de la manière de la poser.

Mais, pour étudier les hommes, faut-il parcourir la terre entière? Faut-il aller au Japon observer les Européens? Pour connoître l'espèce faut-il connoître tous les individus? Non, il y a des hommes qui se ressemblent si fort, que ce n'est pas la peine de les étudier séparément. Qui a vu dix François les a tous vus. Quoiqu'on n'en puisse pas dire autant des Anglois et de quelques autres peuples, il est pourtant certain que chaque nation a son caractère propre et spécifique, qui se tire par induction, non de l'observation d'un seul de ses membres, mais de plusieurs. Celui qui a comparé dix peuples connoît les hommes comme celui qui a vu dix François connoît les François.

Il ne suffit pas pour s'instruire de courir les pays; il faut savoir voyager. Pour observer il faut avoir des yeux, et les tourner vers l'objet qu'on veut connoître. Il y a beaucoup de gens que les voyages instruisent encore moins que les livres, parce qu'ils ignorent l'art de penser; que, dans la lecture, leur esprit est au moins guidé par l'auteur, et que, dans leurs voyages, ils ne savent rien voir d'eux-mêmes. D'autres ne s'instruisent point, parce qu'ils ne veulent pas s'instruire Leur objet est si différent que celui-là ne les frappe guère; c'est grand hasard si l'on voit exactement ce qu'on ne se soucie point de regar

der. De tous les peuples du monde le François est celui qui voyage le plus; mais, plein de ses usages, il confond tout ce qui n'y ressemble pas. Il y a des François dans tous les coins du monde. Il n'y a point de pays où l'on trouve plus de gens qui aient voyagé qu'on n'en trouve en France. Avec cela pourtant, de tous les peuples de l'Europe, celui qui en voit le plus les connoît le moins. L'Anglois voyage aussi, mais d'une autre manière; il faut que ces deux peuples soient contraires en tout. La noblesse angloise voyage, la noblesse françoise ne voyage point; le peuple françois voyage, le peuple anglois ne voyage point. Cette différence me paroît honorable au dernier. Les François ont presque toujours quelques vues d'intérêt dans leurs voyages: mais les Anglois ne vont point chercher fortune chez les autres nations, si ce n'est par le commerce et les mains pleines; quand ils y voyagent, c'est pour y verser leur argent, non pour vivre d'industrie; ils sont trop fiers pour aller ramper hors de chez eux. Cela fait aussi qu'ils s'instruisent mieux chez l'étranger que ne font les François, qui ont un tout autre objet en tête. Les Anglois ont pourtant aussi leurs préjugés nationaux, ils en ont même plus que personne; mais ces préjugés tiennent moins à l'ignorance qu'à la passion. L'Anglois a les préjugés de l'orgueil, et le François ceux de la vanité.

Comme les peuples les moins cultivés sont généralement les plus sages, ceux qui voyagent le moins voyagent le mieux; parce qu'étant moins avancés que nous dans nos recherches frivoles, et moins occupés des objets de notre vaine curiosité, ils donnent toute leur attention à ce qui est véritablement utile. Je ne connois guère que les Espagnols qui voyagent de cette manière. Tandis qu'un François court chez les artistes d'un pays, qu'un Anglois en fait dessiner quelque antique, et qu'un Allemand porte son album chez tous les savans, l'Espagnol étudie en silence le gouvernement, les mœurs, la police, et il est le seul des quatre qui, de retour chez lui, rapporte de ce qu'il a vu quelque remarque utile à son pays.

Les anciens voyageoient peu, lisoient peu, faisoient peu de livres; et pourtant on voit, dans ceux qui nous restent d'eux, qu'ils s'observoient mieux les uns les autres que nous n'observons nos contemporains. Sans remonter aux écrits d'Homère, le seul poëte qui nous transporte dans les pays qu'il décrit, on ne peut refuser à Hérodote l'honneur d'avoir peint les mœurs dans son histoire, quoiqu'elle soit plus en narrations qu'en réflexions, mieux que ne font tous nos historiens en chargeant leurs livres de portraits et de caractères. Tacite a mieux décrit les Germains de son temps qu'aucun écrivain n'a décrit les Allemands d'aujourd'hui. Incontestablement ceux qui sont versés dans l'histoire ancienne connoissent mieux les Grecs, les Carthaginois, les Romains, les Gaulois, les Perses, qu'aucun peuple de nos jours ne connoît ses voisins.

Il faut avouer aussi que les caractères originaux des peuples, s'effaçant de jour en jour, deviennent en même raison plus difficiles à saisir. A mesure que les races se mêlent, et que les peuples se confondent, on voit peu à peu disparoître ces différences nationales qui frappoient

jadis au premier coup d'œil. Autrefois chaque nation restoit plus renfermée en elle-même; il y avoit moins de communications, moins de voyages, moins d'intérêts communs ou contraires, moins de liaisons politiques et civiles de peuple à peuple, point tant de ces tracasseries royales appelées négociations, point d'ambassadeurs ordinaires ou résidant continuellement; les grandes navigations étoient rares; il y avoit peu de commerce éloigné; et le peu qu'il y en avoit étoit fait ou par le prince même, qui s'y servoit d'étrangers, ou par des gens méprísés, qui ne donnoient le ton à personne et ne rapprochoient point les nations. Il y a cent fois plus de liaisons maintenant entre l'Europe et l'Asie qu'il n'y en avoit jadis entre la Gaule et l'Espagne : l'Europe seule étoit plus éparse que la terre entière ne l'est aujourd'hui.

Ajoutez à cela que les anciens peuples, se regardant la plupart comme autochtones ou originaires de leur propre pays, l'occupoient depuis assez longtemps pour avoir perdu la mémoire des siècles reculés où leurs ancêtres s'y étoient établis, et pour avoir laissé le temps au climat de faire sur eux des impressions durables; au lieu que, parmi nous, après les invasions des Romains, les récentes émigrations des barbares ont tout mêlé, tout confondu. Les François d'aujourd'hui ne sont plus ces grands corps blonds et blancs d'autrefois; les Grecs ne sont plus ces beaux hommes faits pour servir de modèle à l'art; la figure des Romains eux-mêmes a changé de caractère, ainsi que leur naturel; les Persans, originaires de Tartarie, perdent chaque jour de leur laideur primitive par le mélange du sang circassien; les Européens ne sont plus Gaulois, Germains, Ibériens, Allobroges; ils ne sont tous que des Scythes diversement dégénérés quant à la figure, et encore plus quant aux mœurs.

Voilà pourquoi les antiques distinctions des races, les qualités de l'air et du terroir, marquoient plus fortement de peuple à peuple les tempéramens, les figures, les mœurs, les caractères, que tout cela ne peut se marquer de nos jours, où l'inconstance européenne ne laisse à nulle cause naturelle le temps de faire ses impressions, et où les forêts abattues, les marais desséchés, la terre plus uniformément, quoique plus mal cultivée, ne laissent plus, même au physique, la même différence de terre à terre et de pays à pays.

Peut-être, avec de semblables réflexions, se presseroit-on moins de tourner en ridicule Hérodote, Ctésias, Pline, pour avoir représenté les habitans de divers pays avec des traits originaux et des différences marquées que nous ne leur voyons plus. Il faudroit retrouver les mêmes hommes pour reconnoître en eux les mêmes figures; il faudroit que rien ne les eût changés pour qu'ils fussent restés les mêmes. Si nous pouvions considérer à la fois tous les hommes qui ont été, peut-on douter que nous ne les trouvassions plus variés de siècle à siècle, qu'on ne les trouve aujourd'hui de nation à nation?

En même temps que les observations deviennent plus difficiles, elles se font plus négligemment et plus mal : c'est une autre raison du peu de succès de nos recherches dans l'histoire naturelle du genre humain. L'instruction qu'on retire des voyages se rapporte à l'objet qui les fait

entreprendre. Quand cet objet est un système de philosophie, le voyageur ne voit jamais que ce qu'il veut voir : quand cet objet est l'intérêt, il absorbe toute l'attention de ceux qui s'y livrent. Le commerce et les arts, qui mêlent et confondent les peuples, les empêchent aussi de s'étudier. Quand ils savent le profit qu'ils peuvent faire l'un avec l'autre, qu'ont-ils de plus à savoir?

Il est utile à l'homme de connoître tous les lieux où l'on peut vivre, afin de choisir ensuite ceux où l'on peut vivre le plus commodément. Si chacun se suffisoit à lui-même, il ne lui importeroit de connoître que l'étendue du pays qui peut le Lourrir. Le sauvage, qui n'a besoin de personne et ne convoite rien au monde, ne connoît et ne cherche à connoître d'autre pays que le sien. S'il est forcé de s'étendre pour subsister, il fuit les lieux habités par les hommes; il n'en veut qu'aux bêtes, et n'a besoin que d'elles pour se nourrir. Mais pour nous, à qui la vie civile est nécessaire, et qui ne pouvons plus nous passer de manger des hommes, l'intérêt de chacun de nous est de fréquenter les pays où l'on en trouve le plus à déyorer. Voilà pourquoi tout afflue à Rome, à Paris, à Londres. C'est toujours dans les capitales que le sang humain se vend à meilleur marché. Ainsi l'on ne connoît que les grands peuples, et les grands peuples se ressemblent tous.

Nous avons, dit-on, des savans qui voyagent pour s'instruire, c'est une erreur; les savans voyagent par intérêt comme les autres. Les Platon, les Pythagore, ne se trouvent plus, ou, s'il y en a, c'est bien loin de nous. Nos savans ne voyagent que par ordre de la cour: on les dépêche, on les défraye, on les paye pour voir tel ou tel objet, qui trèssûrement n'est pas un objet moral. Ils doivent tout leur temps à cet objet unique; ils sont trop honnêtes gens pour voler leur argent. Si, dans quelque pays que ce puisse être, des curieux voyagent à leurs dépens, ce n'est jamais pour étudier les hommes, c'est pour les instruire. Ce n'est pas de science qu'ils ont besoin, mais d'ostentation. Comment apprendroient-ils dans leurs voyages à secouer le joug de l'opinion? Ils ne les font que pour elle.

Il y a bien de la différence entre voyager pour voir du pays ou pour voir des peuples. Le premier objet est toujours celui des curieux, l'autre n'est pour eux qu'accessoire. Ce doit être tout le contraire pour celui qui veut philosopher. L'enfant observe les choses en attendant qu'il puisse observer les hommes. L'homme doit commencer par observer ses semblables, et puis il observe les choses s'il en a le temps.

C'est donc mal raisonner que de conclure que les voyages sont inutiles, de ce que nous voyageons mal. Mais, l'utilité des voyages reconnue, s'ensuivra-t-il qu'ils conviennent à tout le monde? Tant s'en faut; ils ne conviennent au contraire qu'à très-peu de gens; ils ne conviennent qu'aux hommes assez fermes sur eux-mêmes pour écouter les leçons de l'erreur sans se laisser séduire, et pour voir l'exemple du vice sans se laisser entraîner. Les voyages poussent le naturel vers sa pente, et achèvert de rendre l'homme bon ou mauvais. Quiconque revient de courir le monde est à son retour ce qu'il sera toute sa vie : il en revient plus de méchans que de bons, parce qu'il en part plus d'enclins au

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