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en reçoit on lit sur son visage tous les mouvemens de son âme : à force de les épier, on parvient à les prévoir et enfin à les diriger.

On remarque en général que le sang, les blessures, les cris, les gémissemens, l'appareil des opérations douloureuses, et tout ce qui porte aux sens des objets de souffrance, saisit plus tôt et plus généralement tous les hommes. L'idée de destruction étant plus composée, ne frappe pas de même; l'image de la mort touche plus tard et plus foiblement, parce que nul n'a par devers soi l'expérience de mourir; il faut avoir vu des cadavres pour sentir les angoisses des agonisans. Mais quand une fois cette image s'est bien formée dans notre esprit, il n'y a point de spectacle plus horrible à nos yeux, soit à cause de l'idée de destruction totale qu'elle donne alors par les sens, soit parce que, sachant que ce moment est inévitable pour tous les hommes, on se sent plus vivement affecté d'une situation à laquelle on est sûr de ne pouvoir échapper. Ces impressions diverses ont leurs modifications et leurs degrés, qui dépendent du caractère particulier de chaque individu et de ses habitudes antérieures; mais elles sont universelles, et nul n'en est tout à fait exempt. Il en est de plus tardives et de moins générales, qui sont plus propres aux âmes sensibles; ce sont celles qu'on reçoit des peines morales, des douleurs internes, des afflictions, des langueurs, de la tristesse. Il y a des gens qui ne savent être émus que par des cris et des pleurs; les longs et sourds gémissemens d'un cœur serré de détresse ne leur ont jamais arraché des soupirs; jamais l'aspect d'une contenance abattue, d'un visage hâve et plombé, d'un œil éteint et qui ne peut plus pleurer, ne les fit pleurer eux-mêmes; les maux de l'âme ne sont rien pour eux : ils sont jugés, la leur ne sent rien, n'attendez d'eux que rigueur inflexible, endurcissement, cruauté. Ils pourront être intègres et justes, jamais clémens, généreux, pitoyables. Je dis qu'ils pourront être justes, si toutefois un homme peut l'être quand il n'est pas miséricordieux.

Mais ne vous pressez pas de juger les jeunes gens par cette règle, surtout ceux qui, ayant été élevés comme ils doivent l'être n'ont aucune idée des peines morales qu'on ne leur a jamais fait éprouver; car, encore une fois, ils ne peuvent plaindre que les maux qu'ils connoissent; et cette apparente insensibilité, qui ne vient que d'ignorance, se change bientôt en attendrissement quand ils commencent à sentir qu'il ya dans la vie humaine mille douleurs qu'ils ne connoissoient pas. Pour mon Émile, s'il a eu de la simplicité et du bon sens dans son enfance, je suis bien sûr qu'il aura de l'âme et de la sensibilité dans sa jeunesse; car la vérité des sentimens tient beaucoup à la justesse des idées.

Mais pourquoi le rappeler ici ? Plus d'un lecteur me reprochera sans doute l'oubli de mes premières résolutions et du bonheur constant que j'avois promis à mon élève. Des malheureux, des mourans, des spectacles de douleur et de misère ! quel bonheur, quelle jouissance pour un jeune cœur qui naît à la vie! Son triste instituteur, qui lui destinoit une éducation si douce, ne le fait naître que pour souffrir. Voilà ce qu'on dira: que m'importe? J'ai promis de le rendre heureux, non de

faire qu'il parût l'être. Est-ce ma faute si, toujours dupe de l'apparence, vous la prenez pour la réalité?

Prenons deux jeunes gens sortant de la première éducation et entrant dans le monde par deux portes directement opposées. L'un monte tout à coup sur l'Olympe et se répand dans la plus brillante société; on le mène à la cour, chez les grands, chez les riches, chez les jolies femmes. Je le suppose fêté partout, et je n'examine pas l'effet de cet accueil sur sa raison; je suppose qu'elle y résiste. Les plaisirs volent au-devant de lui; tous les jours de nouveaux objets l'amusent; il se livre à tout avec un intérêt qui vous séduit. Vous le voyez attentif, empressé, curieux; sa première admiration vous frappe; vous l'estimez content: mais voyez l'état de son àme; vous croyez qu'il jouit; moi, je crois qu'il souffre.

Qu'aperçoit-il d'abord en ouvrant les yeux? Des multitudes de prétendus biens qu'il ne connoissoit pas, et dont la plupart, n'étant qu'un moment à sa portée, ne semblent se montrer à lui que pour lui donner le regret d'en être privé. Se promène-t-il dans un palais, vous voyez à son inquiète curiosité qn'il se demande pourquoi sa maison paternelle n'est pas ainsi. Toutes ses questions vous disent qu'il se compare sans cesse au maître de cette maison; et tout ce qu'il trouve de mortifiant pour lui dans ce parallèle aiguise sa vanité en la révoltant. S'il rencontre un jeune homme mieux mis que lui, je le vois murmurer en secret contre l'avarice de ses parens. Est-il plus paré qu'un autre, il a la douleur de voir cet autre l'effacer ou par sa naissance ou par son esprit, et toute sa dorure humiliée devant un simple habit de drap. Brille-t-il seul dans une assemblée; s'élève-t-il sur la pointe du pied pour être mieux vu; qui est-ce qui n'a pas une disposition secrète à rabaisser l'air superbe et vain d'un jeune fat? Tout s'unit bientôt comme de concert; les regards inquiétans d'un homme grave, les mots railleurs d'un caustique, ne tardent pas d'arriver jusqu'à lui; et, ne fût-il dédaigné que d'un seul homme, le mépris de cet homme empoisonne à l'instant les applaudissemens des autres.

Donnons-lui tout, prodiguons-lui les agrémens, le mérite; qu'il soit bien fait, plein d'esprit, aimable: il sera recherché des femmes; mais en le recherchant avant qu'il les aime, elles le rendront plutôt fou qu'amoureux : il aura de bonnes fortunes; mais il n'aura ni transports ni passion pour les goûter. Ses désirs, toujours prévenus, n'ayant jamais le temps de naître, au sein des plaisirs il ne sent que l'ennui de la gêne le sexe fait pour le bonheur du sien le dégoûte et le rassasie même avant qu'il le connoisse; s'il continue à le voir, ce n'est plus que par vanité; et quand il s'y rattacheroit par un goût véritable, il ne sera pas seul jeune, seul brillant, seul aimable, et ne trouvera pas toujours dans ses maîtresses des prodiges de fidélité.

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Je ne dis rien des tracasseries, des trahisons, des noirceurs, des repentirs de toute espèce inséparables d'une pareille vie. L'expérience du monde en dégoûte, on le sait; je ne parle que des ennuis attachés à la première illusion.

Quel contraste pour celui qui, renfermé jusqu'ici dans le sein de sa famille et de ses amis, s'est vu l'unique objet de toutes leurs atten

tions, d'entrer tout à coup dans un ordre de choses où il est compté pour si peu; de se trouver comme noyé dans une sphère étrangère, lui qui fit si longtemps le centre de la sienne! Que d'affronts, que d'humiliations ne faut-il pas qu'il essuie, avant de perdre, parmi les inconnus, les préjugés de son importance pris et nourris parmi les siens! Enfant, tout lui cédoit, tout s'empressoit autour de lui: jeune homme, il faut qu'il cède à tout le monde; ou pour peu qu'il s'oublie et conserve ses anciens airs, que de dures leçons vont le faire rentrer en luimême ! L'habitude d'obtenir aisément les objets de ses désirs le porte à beaucoup désirer, et lui fait sentir des privations continuelles. Tout ce qui le flatte le tente; tout ce que d'autres ont, il voudroit l'avoir il convoite tout, il porte envie à tout le monde, il voudroit dominer partout; la vanité le ronge, l'ardeur des désirs effrénés enflamme son jeune cœur; la jalousie et la haine y naissent avec eux; toutes les passions dévorantes y prennent à la fois leur essor; il en porte l'agitation dans le tumulte du monde; il la rapporte avec lui tous les soirs; il rentre mécontent de lui et des autres; il s'endort plein de mille vains projets, troublé de mille fantaisies, et son orgueil lui peint jusque dans ses songes les chimériques biens dont le désir le tourmente et qu'il ne possédera de sa vie. Voilà votre élève : voyons le mien.

Si le premier spectacle qui le frappe est un objet de tristesse, le premier retour sur lui-même est un sentiment de plaisir. En voyant de combien de maux il est exempt, il se sent plus heureux qu'il ne pensoit l'être. Il partage les peines de ses semblables; mais ce partage est volontaire et doux. Il jouit à la fois de la pitié qu'il a pour leurs maux, et du bonheur qui l'en exempte; il se sent dans cet état de force qui nous étend au delà de nous, et nous fait porter ailleurs l'activité superflue à notre bien-être. Pour plaindre le mal d'autrui, sans doute il faut le connoître, mais il ne faut pas le sentir. Quand on a souffert, ou qu'on craint de souffrir, on plaint ceux qui souffrent; mais tandis qu'on souffre, on ne plaint que soi. Or si, tous étant assujettis aux misères de la vie, nul n'accorde aux autres que la sensibilité dont il n'a pas actuellement besoin pour lui-même, il s'ensuit que la commisération doit être un sentiment très-doux, puisqu'elle dépose en notre faveur, et qu'au contraire un homme dur est toujours malheureux, puisque l'état de son cœur ne lui laisse aucune sensibilité surabondante qu'il puisse accorder aux peines d'autrui.

Nous jugeons trop du bonheur sur les apparences : nous le supposons où il est le moins; nous le cherchons où il ne sauroit être : la gaieté n'en est qu'un signe très-équivoque. Un homme gai n'est souvent qu'un infortuné qui cherche à donner le change aux autres et à s'étourdir luimême. Ces gens si rians, si ouverts, si sereins dans un cercle, sont presque tous tristes et grondeurs chez eux, et leurs domestiques portent la peine de l'amusement qu'ils donnent à leurs sociétés. Le vrai contentement n'est ni gai ni folâtre; jaloux d'un sentiment si doux, en le goûtant on y pense, on le savoure, on craint de l'évaporer. Un homme vraiment heureux ne parle guère et ne rit guère; il resserre, pour ainsi dire, le bonheur autour de son cœur. Les jeux bruyans, la turbulente

joie, voilent les dégoûts et l'ennui. Mais la mélancolie est amie de la volupté l'attendrissement et les larmes accompagnent les plus douces jouissances, et l'excessive joie elle-même arrache plutôt des pleurs que des ris.

Si d'abord la multitude et la variété des amusemens paroît contribuer au bonheur, si l'uniformité d'une vie égale paroît d'abord ennuyeuse, en y regardant mieux, on trouve, au contraire, que la plus douce habitude de l'âme consiste dans une modération de jouissance qui laisse peu de prise au désir et au dégoût. L'inquiétude des désirs produit la curiosité, l'inconstance; le vide des turbulens plaisirs produit l'ennui. On ne s'ennuie jamais de son état quand on n'en connoît point de plus agréable. De tous les hommes du monde, les sauvages sont les moins curieux et les moins ennuyés; tout leur est indifférent : ils ne jouissent pas des choses, mais d'eux; ils passent leur vie à ne rien faire, et ne s'ennuient jamais.

L'homme du monde est tout entier dans son masque. N'étant presque jamais en lui-même, il y est toujours étranger, et mal à son aise quand il est forcé d'y rentrer. Ce qu'il est n'est rien, ce qu'il paroît est tout pour lui.

Je ne puis m'empêcher de me représenter, sur le visage du jeune homme dont j'ai parlé ci-devant, je ne sais quoi d'impertinent, de doucereux, d'affecté, qui déplaît, qui rebute les gens unis; et sur celui du mien, une physionomie intéressante et simple, qui montre le contentement, la véritable sérénité de l'âme, qui inspire l'estime, la confiance, et qui semble n'attendre que l'épanchement de l'amitié pour donner la sienne à ceux qui l'approchent. On croit que la physionomie n'est qu'un simple développement de traits déjà marqués par la nature. Pour moi, je penserois qu'outre ce développement, les traits du visage d'un homme viennent insensiblement à se former et prendre de la physionomie par l'impression fréquente et habituelle de certaines affections de l'âme. Ces affections se marquent sur le visage, rien n'est plus certain; et quand elles tournent en habitude, elles y doivent laisser des impressions durables. Voilà comment je conçois que la physionomie annonce le caractère, et qu'on peut quelquefois juger de l'un par l'autre, sans aller chercher des explications mystérieuses qui supposent des connoissances que nous n'avons pas.

Un enfant n'a que deux affections bien marquées, la joie et la douleur: il rit ou il pleure; les intermédiaires ne sont rien pour lui; sans cesse il passe de l'un de ces mouvemens à l'autre. Cette alternative continuelle empêche qu'ils ne fassent sur son visage aucune impression constante, et qu'il ne prenne de la physionomie : mais dans l'âge où, devenu plus sensible, il est plus vivement ou plus constamment affecté, les impressions plus profondes laissent des traces plus difficiles à détruire; et de l'état habituel de l'âme résulte un arrangement de traits que le temps rend ineffaçables. Cependant il n'est pas rare de voir des hommes changer de physionomie à différens âges. J'en ai vu plusieurs dans ce cas; et j'ai toujours trouvé que ceux que j'avois pu bien observer et suivre avoient aussi changé de passions habituelles. Cette seule

observation, bien confirmée, me paroîtroit décisive, et n'est pas déplacée dans un traité d'éducation, où il importe d'apprendre à juger des mouvemens de l'âme par les signes extérieurs.

Je ne sais si, pour n'avoir pas appris à imiter des manières de convention et à feindre des sentimens qu'il n'a pas, mon jeune homme sera moins aimable, ce n'est pas de cela qu'il s'agit ici je sais seulement qu'il sera plus aimant, et j'ai bien de la peine à croire que celui qui n'aime que lui puisse assez bien se déguiser pour plaire autant que celui qui tire de son attachement pour les autres un nouveau sentiment de bonheur. Mais, quant à ce sentiment même, je crois en avoir assez dit pour guider sur ce point un lecteur raisonnable, et montrer que je ne me suis pas contredit.

Je reviens donc à ma méthode, et je dis quand l'âge critique approche, offrez aux jeunes gens des spectacles qui les retiennent, et non des spectacles qui les excitent: donnez le change à leur imagination naissante par des objets qui, loin d'enflammer leurs sens, en répriment l'activité. Éloignez-les des grandes villes, où la parure et l'immodestie des femmes hâtent et préviennent les leçons de la nature, où tout présente à leurs yeux des plaisirs qu'ils ne doivent connoître que quand ils sauront les choisir. Ramenez-les dans leurs premières habitations, où la simplicité champêtre laisse les passions de leur âge se développer moins rapidement; ou si leur goût pour les arts les attache encore à la ville, prévenez en eux, par ce goût même, une dangereuse oisiveté. Choisissez avec soin leurs sociétés, leurs occupations, leurs plaisirs ne leur montrez que des tableaux touchans, mais modestes, qui les remuent sans les séduire, et qui nourrissent leur sensibilité sans émouvoir leurs sens. Songez aussi qu'il y a partout quelques excès à craindre, et que les passions immodérées font toujours plus de mal qu'on n'en veut éviter. Il ne s'agit pas de faire de votre élève un garde-malade, un frère de la charité, d'affliger ses regards par des objets continuels de douleurs et de souffrances, de le promener d'infirme en infirme, d'hôpital en hôpital, et de la Grève aux prisons: il faut le toucher et non l'endurcir à l'aspect des misères humaines. Longtemps frappé des mêmes spectacles, on n'en sent plus les impressions; l'habitude accoutume à tout; ce qu'on voit trop on ne l'imagine plus, et ce n'est que l'imagination qui nous fait sentir les maux d'autrui: c'est ainsi qu'à force de voir mourir et souffrir, les prêtres et les médecins deviennent impitoyables. Que votre élève connoisse donc le sort de l'homme et les misères de ses semblables; mais qu'il n'en soit pas trop souvent le témoin. Un seul objet bien choisi, et montré dans un jour convenable, lui donnera pour un mois d'attendrissement et de réflexions. Ce n'est pas tant ce qu'il voit, que son retour sur ce qu'il a vu, qui détermine le jugement qu'il en porte, et l'impression durable qu'il reçoit d'un objet lui vient moins de l'objet même, que du point de vue sous lequel on le porte à se le rappeler. C'est ainsi qu'en ménageant les exemples, les leçons, les images, vous émousserez longtemps l'aiguillon des sens, et donnerez le change à la nature en suivant ses propres directions.

A mesure qu'il acquiert des lumières, choisissez des idées qui s'y

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