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qu'un souhait pour cela? L'imagination nous met à la place du misérable plutôt qu'à celle de l'homme heureux; on sent que l'un de ces états nous touche de plus près que l'autre. La pitié est douce, parce qu'en se mettant à la place de celui qui souffre on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme lui. L'envie est amère, en ce que l'aspect d'un homme heureux, loin de mettre l'envieux à sa place, lui donne le regret de n'y pas être. Il semble que l'un nous exempte des maux qu'il souffre, et que l'autre nous ôte les biens dont il jouit.

Voulez-vous donc exciter et nourrir dans le cœur d'un jeune homme les premiers mouvemens de la sensibilité naissante, et tourner son caractère vers la bienfaisance et vers la bonté; n'allez point faire germer en lui l'orgueil, la vanité, l'envie, par la trompeuse image du bonheur des hommes; n'exposez point d'abord à ses yeux la pompe des cours, le faste des palais, l'attrait des spectacles; ne le promenez point dans les cercles, dans les brillantes assemblées; ne lui montrez l'extérieur de la grande société qu'après l'avoir mis en état de l'apprécier en ellemême. Lui montrer le monde avant qu'il connoisse les hommes, ce n'est pas le former, c'est le corrompre ce n'est pas l'instruire, c'est le tromper.

Les hommes ne sont naturellement ni rois, ni grands, ni courtisans, ni riches; tous sont nés nus et pauvres, tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux, aux besoins, aux douleurs de toute espèce; enfin, tous sont condamnés à la mort. Voilà ce qui est vraiment de l'homme; voilà de quoi nul mortel n'est exempt. Commencez donc par étudier de la nature humaine ce qui en est le plus inséparable, ce qui constitue le mieux l'humanité.

A seize ans l'adolescent sait ce que c'est que souffrir; car il a souffert lui-même; mais à peine sait-il que d'autres êtres souffrent aussi : le voir sans le sentir n'est pas le savoir, et, comme je l'ai dit cent fois, l'enfant, n'imaginant point ce que sentent les autres, ne connoît de maux que les siens : mais quand le premier développement des sens allume en lui le feu de l'imagination, il commence à se sentir dans ses semblables, à s'émouvoir de leurs plaintes, et à souffrir de leurs douleurs. C'est alors que le triste tableau de l'humanité souffrante doit porter à son cœur le premier attendrissement qu'il ait jamais éprouvé. Si ce moment n'est pas facile à remarquer dans vos enfans, à qui vous en prenez-vous? Vous les instruisez de si bonne heure à jouer le sentiment, vous leur en apprenez sitôt le langage, que, parlant toujours sur le même ton, ils tournent vos leçons contre vous-même, et ne vous laissent nul moyen de distinguer quand, cessant de mentir, ils commencent à sentir ce qu'ils disent. Mais voyez mon Émile; à l'âge où je l'ai conduit il n'a ni senti ni menti. Avant de savoir ce que c'est qu'aimer, il n'a dit à personne, Je vous aime bien; on ne lui a point prescrit la contenance qu'il devoit prendre en entrant dans la chambre de son père, de sa mère, ou de son gouverneur malade; on ne lui a point montré l'art d'affecter la tristesse qu'il n'avoit pas. Il n'a feint de pleurer sur la mort de personne; car il ne sait ce que c'est que mourir. La même insensibilité qu'il a dans le cœur, est aussi dans ses manières.

Indifférent à tout, hors à lui-même, comme tous les autres enfans, il ne prend intérêt à personne; tout ce qui le distingue, est qu'il ne veut point paroître en prendre, et qu'il n'est point faux comme eux.

Emile, ayant peu réfléchi sur les êtres sensibles, saura tard ce que c'est que souffrir et mourir. Les plaintes et les cris commenceront d'agiter ses entrailles, l'aspect du sang qui coule lui fera détourner les jux; les convulsions d'un animal expirant lui donneront je ne sais quelle angoisse avant qu'il sache d'où lui viennent ces beaux mouvemens. S'il étoit resté stupide et barbare, il ne les auroit pas; s'il étoit plus instruit, il en connoîtroit la source: il a déjà trop comparé d'idées pour ne rien sentir, et pas assez pour concevoir ce qu'il sent.

Ainsi naît la pitié, premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l'ordre de la nature. Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que l'enfant sache qu'il y a des êtres semblables à lui qui souffrent ce qu'il a souffert, qui sentent les douleurs qu'il a senties, et d'autres dont il doit avoir l'idée, comme pouvant les sentir aussi. En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n'est en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec l'animal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien? Nous ne souffrons qu'autant que nous jugeons qu'il souffre; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagination s'anime et commence à le transporter hors de lui. Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante, pour la guider ou la suivre dans sa pente naturelle, qu'avons-nous donc à faire, și ce n'est d'offrir au jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la force expansive de son cœur, qui le dilatent, qui l'étendent sur les autres êtres, qui le fassent partout retrouver hors de lui; d'écarter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et tendent le ressort du moi humain; c'est-à-dire en d'autres termes, d'exciter en lui la bonté, l'humanité, la commisération, la bienfaisance, toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux hommes, et d'empêcher de naître l'envie, la convoitise, la haine, toutes les passions repoussantes et cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la sensibilité nonseulement nulle, mais négative, et font le tourment de celui qui les éprouve?

Je crois pouvoir résumer toutes les réflexions précédentes en deux ou trois maximes précises, claires et faciles à saisir.

PREMIÈRE MAXIME. — Il n'est pas dans le cœur humain de se mettre à la place des gens qui sont plus heureux que nous, mais seulement de ceux qui sont plus à plaindre.

Si l'on trouve des exceptions à cette maxime, elles sont plus apparentes que réelles. Ainsi l'on ne se met pas à la place du riche ou du grand auquel on s'attache; même en s'attachant sincèrement, on ne fait que s'approprier une partie de son bien-être. Quelquefois on l'aime dans ses malheurs mais, tant qu'il prospère, il n'a de véritable ami que celui qui n'est pas la dupe des apparences, et qui le plaint plus qu'il ne l'envie, malgré sa prospérité.

On est touché du bonheur de certains états, par exemple, de la vie champêtre et pastorale. Le charme de voir ces bonnes gens heureux n'est point empoisonné par l'envie, on s'intéresse à eux véritableinent. Pourquoi cela? Parce qu'on se sent maître de descendre à cet état de paix et d'innocence, et de jouir de la même félicité : c'est un pis-aller qui ne donne que des idées agréables, attendu qu'il suffit d'en vouloir jouir pour le pouvoir. Il y a toujours du plaisir à voir ses ressources, à contempler son propre bien, même quand on n'en veut pas user.

Il suit de là que, pour porter un jeune homme à l'humanité, loin de lui faire admirer le sort brillant des autres, il faut le lui montrer par les côtés tristes; il faut le lui faire craindre. Alors, par une conséquence évidente, il doit se frayer une route au bonheur, qui ne soit sur les traces de personne.

DEUXIÈME MAXIME. On ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne se croit pas exempt soi-même.

<< Non ignara mali, miseris succurrere disco. »

(Æneid., I, 630.)

Je ne connois rien de si beau, de si profond, de si touchant, de si vrai, que ce vers-là.

Pourquoi les rois sont-ils sans pitié pour leurs sujets? C'est qu'ils comptent de n'être jamais hommes. Pourquoi les riches sont-ils si durs envers les pauvres? C'est qu'ils n'ont pas peur de le devenir. Pourquoi la noblesse a-t-elle un si grand mépris pour le peuple? C'est qu'un noble ne sera jamais roturier. Pourquoi les Turcs sont-ils généralement plus humains, plus hospitaliers que nous ? C'est que, dans leur gouvernement tout à fait arbitraire, la grandeur et la fortune des particuliers étant toujours précaires et chancelantes, ils ne regardent point l'abaissement et la misère comme un état étranger à eux; chacun peut être demain ce qu'est aujourd'hui celui qu'il assiste. Cette réflexion, qui revient sans cesse dans les romans orientaux, donne à leur lecture je ne sais quoi d'attendrissant que n'a point tout l'apprêt de notre sèche morale.

N'accoutumez donc pas votre élève à regarder du haut de sa gloire les peines des infortunés, les travaux des misérables; et n'espérez pas lui apprendre à les plaindre, s'il les considère comme lui étant étrangers. Faites-lui bien comprendre que le sort de ces malheureux peut être le sien, que tous leurs maux sont sous ses pieds, que mille événemens imprévus et inévitables peuvent l'y plonger d'un moment à l'autre. Apprenez-lui à ne compter ni sur la naissance, ni sur la santé, ni sur les richesses; montrez-lui toutes les vicissitudes de la fortune; cherchez-lui les exemples toujours trop fréquens de gens qui, d'un état plus élevé que le sien, sont tombés au-dessous de celui de ces malheureux : que ce soit par leur faute ou non, ce n'est pas maintenant de quoi il est question; sait-il seulement ce que c'est que faute? N'empiétez jamais sur l'ordre de ses connoissances, et ne l'éclairez que par les lumières qui sont à sa portée : il n'a pas besoin d'être fort savant pour sentir que toute la prudence humaine ne peut lui répondre si dans une heure il sera vivant ou

mourant, si les douleurs de la néphrétique ne lui feront point grincer les dents avant la nuit; si dans un mois il sera riche ou pauvre; si dans un an peut-être il ne ramera point sous le nerf de bœuf dans les galères d'Alger. Surtout n'allez pas lui dire tout cela froidement comme son catéchisme; qu'il voie, qu'il sente les calamités humaines ébranlez, effrayez son imagination des périls dont tout homme est sans cesse environné ; qu'il voie autour de lui tous ces abîmes, et qu'à vous les entendre décrire, il se presse contre vous de peur d'y tomber. Nous le rendrons timide et poltron, direz-vous. Nous verrons dans la suite; mais quant à présent, commençons par le rendre humain; voilà surtout ce qui nous importe.

TROISIÈME MAXIME.

La pitié qu'on a du mal d'autrui ne se mesure pas sur la quantité de ce mal, mais sur le sentiment qu'on prête à ceux qui le souffrent.

On ne plaint un malheureux qu'autant qu'on croit qu'il se trouve à plaindre. Le sentiment physique de nos maux est plus borné qu'il ne semble; mais c'est par la mémoire qui nous en fait sentir la continuité, c'est par l'imagination qui les étend sur l'avenir, qu'ils nous rendent vraiment å plaindre. Voilà je pense, une des causes qui nous endurcissent plus aux maux des animaux qu'à ceux des hommes, quoique la sensibilité commune dût également nous identifier avec eux. On ne plaint guère un cheval de charretier dans son écurie, parce qu'on ne présume pas qu'en mangeant son foin il songe aux coups qu'il a reçus et aux fatigues qui l'attendent. On ne plaint pas non plus un mouton qu'on voit paître, quoiqu'on sache qu'il sera bientôt égorgé, parce qu'on juge qu'il ne prévoit pas son sort. Par extension l'on s'endurcit ainsi sur le sort des hommes; et les riches se consolent du mal qu'ils font aux pauvres, en les supposant assez stupides pour n'en rien sentir. En général je juge du prix que chacun met au bonheur de ses semblables par le cas qu'il paroît faire d'eux. Il est naturel qu'on fasse bon marché du bonheur des gens qu'on méprise. Ne vous étonnez donc plus si les politiques parlent du peuple avec tant de dėdain, ni si la plupart des philosophes affectent de faire l'homme si méchant.

C'est le peuple qui compose le genre humain; ce qui n'est pas peuple est si peu de chose que ce n'est pas la peine de le compter. L'homme est le même dans tous les états: si cela est, les états les plus nombreux méritent le plus de respect. Devant celui qui pense, toutes les distinctions civiles disparoissent: il voit les mêmes passions, les mêmes sentimens dans le goujat et dans l'homme illustre; il n'y discerne que leur langage, qu'un coloris plus ou moins apprêté; et si quelque différence essentielle les distingue, elle est au préjudice des plus dissimulés. Le peuple se montre tel qu'il est, et n'est pas aimable: mais il faut bien que les gens du monde se déguisent; s'ils se montroient tels qu'ils sont, ils feroient horreur.

Il y a, disent encore nos sages, même dose de bonheur et de peine dans tous les états. Maxime aussi funeste qu'insoutenable: car, si tous sont également heureux, qu'ai-je besoin de m'incommoder pour per

sonne? Que chacun reste comme il est : que l'esclave soit maltraité, que l'infirme souffre, que le gueux périsse; il n'y a rien à gagner pour eux à changer d'état. Ils font l'énumération des peines du riche, et montrent l'inanité de ses vains plaisirs quel grossier sophisme! les peines du riche ne lui viennent point de son état, mais de lui seul, qui en abuse. Fut-il plus malheureux que le pauvre même, il n'est point à plaindre. parce que ses maux sont tous son ouvrage, et qu'il ne tient qu'à lui d'être heureux. Mais la peine du misérable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui s'appesantit sur lui. Il n'y a point d'habitude qui lui puisse ôter le sentiment physique de la fatigue, de l'épuisement, de la faim: le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien pour l'exempter des maux de son état. Que gagne Epictète de prévoir que son maître va lui casser la jambe? la lui casse-t-il moins pour cela? Il a par-dessus son mal le mal de la prévoyance. Quand le peuple seroit aussi sensé que nous le supposons stupide, que pourroit-il être autre que ce qu'il est ? que pourroit-il faire autre que ce qu'il fait? Etudiez les gens de cet ordre, vous verrez que, sous un autre langage, ils ont autant d'esprit et plus de bon sens que vous. Respectez donc votre espèce; songez qu'elle est composée essentiellement de la collection des peuples; que quand tous les rois et tous les philosophes en seroient ôtés, il n'y paroîtroit guère et que les choses n'en iroient pas plus mal. En un mot, apprenez à votre élève à aimer tous les hommes, et même ceux qui les déprisent: faites en sorte qu'il ne se place dans aucune classe, mais qu'il se retrouve dans toutes: parlez devant lui du genre humain avec attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne déshonore point l'homme.

C'est par ces routes et d'autres semblables, bien contraires à celles qui sont frayées, qu'il convient de pénétrer dans le cœur d'un jeune adolescent pour y exciter les premiers mouvemens de la nature, le développer et l'étendre sur ses semblables; à quoi j'ajoute qu'il importe de mêler à ces mouvemens le moins d'intérêt personnel qu'il est possible; surtout point de vanité, point d'émulation, point de gloire, point de ces sentimens qui nous forcent de nous comparer aux autres; car ces comparaisons ne se font jamais sans quelque impression de haine contre ceux qui nous disputent la préférence, ne fût-ce que dans notre propre estime. Alors il faut s'aveugler ou s'irriter, être un méchant ou un sot tâchons d'éviter cette alternative. Ces passions si dangereuses naîtront tôt ou tard, me dit-on, malgré nous. Je ne le nie pas; chaque chose a son temps et son lieu; je dis seulement qu'on ne doit pas leur aider à naître.

Voilà l'esprit de la méthode qu'il faut se prescrire. Ici les exemples et les détails sont inutiles, parce qu'ici commence la division presque infinie des caractères, et que chaque exemple que je donnerois ne conviendroit pas peut-être à un sur cent mille. C'est à cet âge aussi que commence, dans l'habile maître, la véritable fonction de l'observateur et du philosophe qui sait l'art de sonder les cœurs en travaillant à les former. Tandis que le jeune homme ne songe point encore à se contrefaire et ne l'a point encore appris, à chaque objet qu'on lui présente, on voit dans son air, dans ses yeux, dans son geste, l'impression qu'il

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