Page images
PDF
EPUB

Les bouchers gardèrent donc la place qu'ils occupaient depuis si longtemps.

En 1414 tout change, les Armagnacs prennent la ville et la mettent à feu et à sang, la halle est entièrement détruite (1) et les bouchers se trouvent tels qu'ils étaient deux siècles auparavant.

Depuis 1305, par suite d'un traité intervenu entre Hugues, comte de Soissons, et l'administration communale (2)« les mayre et jurés occupaient, moyennant << une somme annuelle, l'étage supérieur d'un grand « bâtiment appartenant au comte, situé sur la rive « gauche de l'Aisne, près du châtelet. »>

Plus tard, le rez-de-chausssée servit aux échanges et aux trafics communaux des habitants (3) de là pour l'ensemble, tantôt le nom d'hôtel commun, tantôt celui d'hôtel du Change.

Dormay l'appelle aussi hôtel de la Monnaye (4).

Cette dernière dénomination me remet en mémoire l'histoire d'un nommé Bricotteaux, charcutier assez mal famé de notre ville, dont la boutique se trouvait justement entre l'ancienne boucherie du pont et le bureau d'octroi, récemment démoli.

Ce disciple de St-Antoine ayant profité d'un de ces moments de désordre, si fréquents alors (1793), pour voler plusieurs cloches aux couvents de la ville qui n'en pouvaient mais, eut l'idée de frapper monnaie.

Son système pour faire accepter ses produits était assez ingénieux; il ne rendait d'appoints qu'en pièces de sa fabrication.

Malheureusement pour notre industrieux citoyen, ses pièces avaient une si triste mine, le grain en était si

[blocks in formation]

gros et l'effigie de Louis XVI si peu nette, que des soupçons ne tardèrent pas à s'élever pour devenir bientôt une certitude.

Le faux monnayeur ne fut pas inquiété, mais faute de pouvoir faire de nouvelles dupes, il dut laisser refroidir ses creusets.

C'est du Bricotteau, disait-on encore quelques années plus tard, lorsqu'on voulait faire entendre d'une pièce qu'elle était fausse.

Mals revenons à 1414.

Hôtel commun, hôtel du Change ou hôtel de la Mon. naie, l'hôtel n'en fut pas moins détruit en partie, et, quatre ans plus tard, Charles VII, dont les armées venaient de reprendre la ville aux Bourguignons, le confisquait à son profit.

« Je m'ébahissoit, dit un de nos vieux historiens, de « la démolition de ces deux derniers bâtiments, parce « que les droits de halle et de change appartenant au << duc d'Orléans, comte de Soissons (1), c'était lui enlever << une partie de son domaine. »

Quoi qu'il en soit, Charles VII fit don de notre hôtel commun à dame Blanche d'Ombes, femme de Pierre Puiclerc, son chambellan (2), et ce ne fut qu'en 1479 que la ville, qui commençait à se remettre des secousses par elles éprouvées depuis 1414, put rentrer en possession de l'ancien lieu de ses réunions, moyennant une somme de 300 livres. Elle le fit alors restaurer, mais elle se contenta d'en relever la charpente et les toits pour servir de halle aux bouchers, poissonniers et saliniers (3).

Quant à l'administration municipale, elle transporta son siége rue du Beffroi.

(1) Louis d'Orléans, comte de Soissons, frère du roi.

(2 et 3). L. Desfontaines et Cabaret, t. 1, p. 98.

Leroux doit faire confusion lorsqu'il présume qu'à raison de cette nouvelle installation chaque boucher entrant payait au comte de Soissons une somme de 14 livres.

Charles VII n'avait-il pas, comme on l'a vu, confisqué à son profit ce qui restait du bâtiment; la ville ne l'avait-elle pas, plus tard, racheté moyennant 300 livres ?

D'un autre côté, il n'est pas douteux un instant que depuis 1479 les bouchers payèrent à la ville un surcens annuel en dehors de la chasse du mardi-gras.

Cabaret parle de trente livres, et pourtant dans les actes authentiques passés entre la ville et la communauté des bouchers, il n'est jamais question que d'une redevance de 24 livres (actes de Boullie, notaire à Soissons, du 23 mars 1739 et de juin 1782, en confirmait d'autres antérieurs à 1600.)

En même temps que les bouchers prenaient possession du rez-de-chaussée de l'hôtel commun, en face, sur le bord de la rivière et sous le sol voûté de l'agence actuelle, on établissait un abattoir qui ne disparut qu'en 1823 pour être remplacé par celui que nous connaissons sur la rive droite de l'Aisne.

La rue de la Tuerie et celle du Port-Saigneux, aujourd'hui impassée, donnaient accès à cet abattoir dans lequel on entrait par une porte maintenant murée, ouvrant sur la première de ces rues.

J'ai parlé plus haut de la châsse du mardi-gras comme faisant partie de la redevance annuelle que payaient les bouchers. Son origine, au dire de tous les historiens de notre ville, remonte à la charte communale de 1115.

Voici en quoi consistait cette châsse :

Chaque année, le jour du mardi-gras, les maire et échevins envoyaient aux maîtres bouchers l'ordre de se réunir à une heure indiquée sur la grand'place, cos

tumés en chasseurs, à cheval, accompagnés de leurs chiens et armés seulement de bâtons.

Chaque défaillant payait une amende de 20 livres. Lorsque tous étaient réunis, le cortége se mettait en marche, précédé du corps de ville; on sortait des murs et la chasse commençait sur les terres de la commune. Le soir, les chasseurs rapportaient à la maison de ville le gibier qu'ils avaient abattu (1).

La population, paraît-il, prenait un plaisir sans pareil à cette battue infernale devant laquelle fuyaient effarés lièvres et perdrix. Ce plaisir fut-il partagé par les acteurs eux-mêmes, j'ai peine à le croîre, et ce qui le prouve assez, ce sont les efforts que firent les bouchers pour s'exempter de cette corvée qui leur était en outre très-coûteuse; mais la municipalité ne voulut jamais renoncer à son privilége. Cependant la chasse cessa d'avoir lieu régulièrement, et si par la suite les bouchers durent encore payer ainsi de leur personne, ce fut seulement à l'occasion des grandes solennités telles que naissances ou mariages de princes, traités de paix, etc.

Cabaret nous dit que de son temps, 1780, le corps municipal jouissait encore de cette prérogative (2).

Vers les premières années du XVIe siècle, la halle de l'hôtel commun devenant trop étroite pour les trois sortes de commerce qui s'y exerçaient, les poissonniers et les saliniers durent chercher un autre emplacement.

Les poissonniers allèrent s'établir sur le terrain vague formant le dessus des voûtes de la tuerie, pour n'en quitter qu'en 1823.

(1) M. Poquet, dans le 7 bulletin de la Société, a parlé longuement de cette chasse des bouchers qu'il a enrichie de détails extraits, dit-il, de divers manuscrits.

(2) Cabaret, t. 1o, p. 98.

Nous avons déjà vu que l'administration communale s'était retirée rue du Beffroi. Les bouchers demeurèrent ainsi seuls dans l'ancien hôtel commun qui prit définitivement le nom de Grande Boucherie (1), et ils continuèrent à l'occuper pendant plus de cinquante ans incident à noter, excepté toutefois les ennuis qui leur advinrent après la prise de Soissons par les Huguenots, en 1589, lorsque ceux-ci les forcèrent, en plein carême, à tuer et à vendre « de la chair. »

Observateurs fidèles de la religion, les bouchers ne cédèrent qu'à la violence; mais, en 1663, ils se montrèrent moins consciencieux, et l'appât d'un gain par trop facile les ayant poussés à s'entendre pour augmenter le prix des viandes, cette prétention souleva de justes réclamations et plainte fut portée devant le procureur du roi au baillage.

Sur ces plaintes, les habitants, convoqués en assemblée générale le 29 novembre 1664, décidèrent l'établissement d'une seconde boucherie en concurrence avec celle du Pont.

Cependant cette décision demeura longtemps sans effet, faute d'un emplacement convenable et faute surtout des fonds nécessaires pour faire face aux grandes dépenses qu'aurait nécessitées la construction d'un bâtiment nouveau.

Ce ne fut qu'en 1686 que l'administration municipale, toujours désireuse du bien-être des habitants, songea, pour donner suite à la décision de 1664, à racheter des religieux de Saint-Jean-des-Vignes « un lieu « voulté faisant partie de bâtiments sis rue St-Martin << au lieu appelé la Vieille-Porte, près la place Royale, » à eux vendus par la ville, suivant acte passé devant

(1) Lors de sa démolition, en 1869, on voyait encore gravé, sur la façade ouest de ce bâtiment, les mots : Grande Boucherie.

« PreviousContinue »