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LA CITÉ DES SUESSIONS.

Cette troisième partie de notre Mémoire est comme le couronnement des deux autres, ou plutôt celles-ci étaient les moyens, celle-là était le but. L'attention des savants s'est depuis longtemps portée sur la Civitas Suessionum mentionnée avec honneur dans le récit de César sur sa conquête des Gaules, et qui devait être plus tard le témoin de la ruine de la puissance romaine dans cette magnifique contrée. La situation de la cité est incontestable, mais son étendue et ses limites sont restées inconnues. A l'exception de Noviodunum, que tout porte à faire considérer comme sa capitale, ses autres oppides ne sont pas nommés dans les anciens récits. Rien non plus sur ses pagi, rien même sur l'emplacement du Noviodunum vers lequel César se dirigea à marches forcées après sa victoire sur les Belges à Berry-au-Bac, (et magno itinere confecto ad oppidum Noviodunum contendit), et qu'il ne put emporter d'assaut, comme il l'avait espéré, propter latitudinem fossæ muri quea ltitudinem

A la faveur de ces obscurités et de ce silence de l'histoire, les érudits pouvaient se donner carrière ; ils le firent largement. Noviodunum, d'abord, en tant que représenté par l'Augusta Suessionum des Romains. et le Soissons actuel, a été l'objet de vives attaques et de non moins vives défenses. Tour à tour on a proposé de le placer à Noyon, à Noyant, à Nouvion-le-Vineux

(1) Les Foires de Champagne, par M. Bourquelot, Mém. des savants, 2. série, Antiquités de la France, t. V, Académie des inscriptions et belles-lettres.

au Mont-de-Soissons, au Mont-de-Noyon, à Coucy-leChâteau, et même, le croirait-on, à Nogent-sousCoucy, qu'on plaçait, pour lui faire jouer ce rôle, sur la montagne de Plein-Châtel, près de Pont-SaintMard. Tant d'infatigables recherches, tant d'essais plus ou moins heureux n'ont fait que raffermir l'ancienne opinion qui plaçait Noviodunum à Soissons.

Venant aux autres oppides, au nombre de onze, Lebeuf et, après lui, Carlier et Lemoine, leur cherchèrent une situation géographique. Ils en plaçaient un près de Verberie, dont la racine serait ver ou vern, grand, et bria, montagne, en un lieu appelé MalAssise, où l'on a retrouvé des débris archéologiques (1). Le Tardenois, pays boisé, où se trouvent Fara et Daula (Fère et Daule), aurait eu un autre oppide, sans doute Fara, qui signifie selon Ducange et Adrien Valois 2), une réunion de familles au même lieu (3), Un troisième est réservé aux environs de Vailly et de Braine. Longpont, Ancienville, Muret où l'on voyait des vestiges de murailles, des élévations de terres, un camp de César, en un mot, auraient le même privilége qui pourrait échoir aussi à Montmélian, à Montépilois (diocèse de Senlis), à Montgé ou Montgré (diocèse de Meaux) et à plusieurs autres bourgs et villages du même diocèse (4). Enfin, Latanobriga (de latan, marais, et briga, pont), que Carlier place à Pont-Saint-Maxence et Lebeuf sur la voie de Soissons

(1) Lebeuf, Dissert. sur l'ancien Soissonnais. Carlier Hist. du Valois.

(2) Notit. Gall., p. 192.

(3) Lebeuf, ibid. Lemoine, t. 1er.

(4) Lemoine (ubi supra). Le camp de Muret dut être un de ces lieux de refuge, dont parle César, occupés par les Gaulois-Belges, les Romains et même les Francs, témoins les objets d'art et d'industrie des différentes époques qu'on y a rencontrés, mais qui ne furent jamais des oppides. On peut citer en ce genre, avec le camp de Muret, ceux d'Epagny, du Mont-Ganelon, prês de Compiègne, du Mont-de-Noyon près de Ribécourt (Oise), etc.

à Amiens, à la ferme des Loges, où l'on a découvert des traces d'habitations et qui est proche de Nampcel, peut-être le Nemetocenna de César, pourrait bien être. l'un des douze oppides Soissonnais. M. Léon Fallue a fait récemment la même supposition à l'égard de Champlieu, sur la voie de Soissons à Senlis, dans son Analyse des campagnes de César (1).

D'autres auteurs, procédant avec plus de circonspection, laissant de côté l'archéologie problématique, pour interroger l'histoire et tirer des textes des inductions naturelles et raisonnables, ont ouvert en genre des voies nouvelles et beaucoup plus sûres. En dehors de sept pagi Soissonnais, qu'il fait correspondre à autant d'oppides, D. Grenier déclare que le reste lui demeure inconnu, mais il indique lui aussi, sans plus de preuves, des lieux anciens tels que Pierrefonds, Cuise, Vic-sur-Aisne, comme pouvant avoir succédé à des villes gauloises. Toutefois, en donnant les oppides comme chefs-lieux des pagi, c'était peutêtre faire un pas de plus vers la lumière. M. Guérard, savant du premier ordre, trouvant dans les missies. des princes Carlovingiens des désignations de pagi, en cite cinq qui auraient formé la division de la cité des Suessions le Suessionicus, l'Orcensis, le Tardinisus et l'Urcisus, qu'il distingue de l'Orcensis, et, qui sont le même pagus. Un autre érudit, M. Desnoyers, ajoute à ceux-ci l'Otmensis, mais en l'attribuant plutôt à la cité de Châlons qu'à celle de Soissons.

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Enfin, des recherches ayant été provoquées officiellement pour la confection d'une carte des Gaules, la Société historique de Soissons a vu paraître, sous ses auspices, un ouvrage spécial, La Civitas Suessionum par feu S. Prioux, l'un de ses membres. Dans ce mémoire se trouve résumé tout ce qui avait été écrit de

(1) Lebeuf, ibid, p. 49. Analyse, voir p. 223.

Lemoine, ibid. Carlier, ibid. Léon Fallue,

plus scientifique sur le sujet qui nous occupe, et a mérité à son auteur l'approbation de plusieurs savants, entre autres de M. Houzé, si connu par ses travaux sur la géographie historique. Quant à nous, qui l'avons mis à profit, nous l'avouerons sincèrement, l'ouvrage de notre collègue et ami ne nous a pas entièrement satisfait, malgré sa valeur incontestable, en ce sens qu'on y remarque des lacunes importantes, que certains textes n'ont peut être pas été assez mis en relief, ou même assez étudiés, et que l'auteur ne s'attachant qu'à la cité gallo-romaine, représentée par l'ancien diocèse de Soissons, a négligé la cité celtique et même des pagi qui devaient faire partie de l'une ou de l'autre ou de toutes deux.

Dans l'espoir d'arriver à donner à la cité des Suessions, à ses pagi, à ses oppides une situation moins vague, tout en profitant des travaux de nos devanciers, nous soumettrons la question à une nouvelle révision, à un examen approfondi. Dans ce dessein, nous appliquerons scrupuleusement les principes généraux qui ont été posés par les meilleurs critiques et que nous avons résumés dans nos deux dissertations. Ensuite, nous emparant des conjectures vagues de Lebeuf et de Carlier qui, par une sorte d'intuition, vont chercher les oppides Soissonnais jusque dans le Senlisien et le Mulcien, et surtout de celles plus précises et plus vraisemblables de Dormay, l'historien de Soissons, qui les place avec leurs pagi à Soissons. à Noyon, à Château-Thierry, Senlis, Compiègne et Laon, nous donnerons, avec l'auteur de l'Histoire de César, à la Civitas Suessionum celtique la vaste extension qu'elle comporte, et nous essaierons d'y trouver place pour ses pagi et leurs oppides dont nous traiterons ensuite isolément.

I.

LA CITÉ CELTIQUE DES SUESSIONS.

La Gaule Belgique, selon le récit de César, se composait des nations suivantes : Les Remi, voisins de ceux de Sens qui appartenaient à la Celtique; les Suessiones, voisins de ceux de Reims; les Nervi; les Atrebates, les Ambiani, les Menapii (Gueldre), les Caletes (Caux), les Velocasses (Vexin), les Veromandui (Vermand), les Bellovaci, les Aduatuces (Namur), les Condruses (Coudrotz), les Eburones (Tongres), les Coresos (Namur), les Pomani (Pémont, territoire de Liège, incertain).

Plusieurs de ces grandes tribus paraissent avoir appartenu au Belgium, portion considérable de territoire expressément mentionnée dans César et son continuateur Hirtius, en ces termes : « Tres (legiones) in Belgio collocavit - Quatuor legiones in Belgio collocavit. « Cæsar cum in Belgis hiemaret. » — « Trebonium cum legionibus quatuor in Belgio collocavit (1). » L'historien semble avoir compris dans cette contrée, selon M. Desnoyers, les cités des Bellovaques, des Ambiens, probablement des Atrébates, peutêtre des Suessions et des Silvanectes, et, selon N. Sanson, des Veromandues. On remarque, en effet, que César cantonne trois à quatre légions dans le Belgium et qu'il distribue le reste de ses troupes dans les autres cités de la Belgique, nommément chez les Trévires, les Morins, les Nerviens, les Rèmes, etc. (2). ́Cluvier paraît trop restreindre le Belgium en l'attri

(1) Cesar, L. V., c. 24. c, 46, 49 et c. 54. (2) Ibid, c. 24.

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