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voyage de la campagne de ma sœur, la marquise d'Aragon, 'à la petite porte du parc de Saint-Cloud; il m'avait ordonné, le matin même de ce fameux jour, de me tenir prêt à l'accompagner et de revêtir l'habit de courrier le plus simple possible. Nous étions tous deux seuls, et lorsque j'atteignis le but de notre voyage, mon oncle, avant de frapper à la porte du parc, me donna une lettre en me disant : Si dans trois quarts d'heure je ne suis pas de retour, pars et remets, sans perdre un instant, ce billet au commandant de la garde nationale. Après ce peu ce peu de paroles, il parut se recueillir; puis il frappa doucement, la porte fut ouverte, le bruit de ses pas se perdit dans la profondeur des bois du parc, et je demeurai en proie à la plus vive émotion, comprenant l'importance de la mission dont je me trouvais chargé, inquiet pour la cour et pour mon oncle de ce qui pouvait arriver.

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trois quarts d'heure, ni les mille pensées, ni le monde de réflexions qui traversèrent mon esprit; il était évident pour moi que mon oncle, tout en se rendant au rendezvous qui lui avait été assigné, n'était pas sans crainte pour sa sûreté personnelle : la lettre remise entre mes mains, l'ordre que j'avais reçu de la porter au commandant de la garde nationale, après trois quarts d'heure d'attente, suffisaient à m'initier aux préoccupations qui avaient dû l'assaillir. S'il calculait mal la fuite du temps, si quelque incident imprévu retardait son retour, ou si moi-même je me trompais d'une minute!... Enfin, la responsabilité qui pesait sur moi m'effrayait; les conséquences d'un retard ou d'une précipitation de quelques secondes, dans l'accomplissement de ma mission, me semblaient également dangereuses.

« Ces trois quarts d'heure marchaient, tout à la fois, bien vite et bien lentement, mes yeux restaient fixés sur les aiguilles de ma montre, dont je suivais la marche avec

anxiété. J'ai traversé depuis des moments pleins d'angoisses, aucunes cependant ne m'ont semblé plus poignantes que celles-là! Quarante-trois minutes s'étaient écoulées depuis le départ de mon oncle, nul bruit ne parvenait jusqu'à moi; le sable des allées restait muet; la quarante-quatrième minute eut, je crois, mille secondes; la quarante-cinquième!... il me serait impossible d'en rendre compte, elle avait des retentissements dans ma poitrine, et le mouvement de mon sang aurait pu être entendu à plusieurs pas de distance. La première moitié de la quarante-sixième minute s'accomplissait, j'allais partir, lorsque heureusement le bruit de pas précipités parvint jusqu'à moi, la porte fut ouverte, mon oncle en franchit le seuil; deux ombres disparurent dans les sinuosités des allées, et, pour la première fois depuis trois quarts d'heure, il me sembla que je respirais.

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La lettre! me dit mon oncle, d'une voix pleine d'émotion; je la lui remis; il la prit

avec une précipitation que j'interprétai comme un regret de sa défiance, puis il écouta les légers craquements du sable sous les pas des personnes qui s'éloignaient, revint ensuite vers moi et murmura, en me serrant le bras: Elle est bien grande.... bien noble.... et bien malheureuse, Victor!... mais je la sauverai !...

<< Jamais la voix de mon oncle n'avait été

altérée par une émotion pareille, par une émotion aussi vraie. Ce qui s'était passé ce jour-là demeura, entre nous, un secret sur lequel nous n'eûmes même pas d'explication.

'abbé de Lamennais l'a dit avec l'autorité de sa haute intelligence :

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Aux époques de révolution, il apparoît toujours une race d'êtres pervers, à qui le mal plaît, et qui l'aiment pour luimême; ils ne respirent à l'aise que sur les ruines, et, quand la puissance leur est laissée, le crime sort de leurs âmes, comme la lave déborde du cratère. D'autres, occupés seulements de ce qui leur est personnel, et indifférents à tout le reste, fomentent le désordre pour y chercher des chances favorables à leurs intérêts. Vendus à quiconque veut les payer, aujourd'hui ils demanderont dans un club la tête des rois, et demain on les verra,

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