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au-devant de la fortune, il y en avait d'autres qui pensaient très-différemment, et parmi eux s'en trouvait un couvert de gloire, qui avait la plume, la parole, l'épée, c'est-à-dire tous les instrumens à la fois, et la ferme volonté de s'en servir : c'était le jeune et brillant vainqueur de Marengo. Il affichait hautement la prétention d'être plus novateur, plus philosophe, plus révolutionnaire que ses détracteurs. A l'entendre, rien n'était plus nouveau que d'édifier une société dans un pays où il ne restait plus que des ruines; rien n'était plus philosophique que de rendre au monde ses vieilles croyances ; rien n'était plus véritablement révolutionnaire que d'écrire dans les lois et de propager par la victoire le grand principe de l'égalité civile.

Devant vous, messieurs, on peut exposer ces préte tions diverses; il ne serait pas séant de les juger.

Le tribunat était le dernier asile laissé à l'opposition. La parole avait exercé tant de ravage qu'on avait voulu se donner contre elle des garanties, en la séparant de la délibération. Dans la constitution consulaire, un corps législatif délibérait sans parler; et à côté de lui un autre corps, le tribunat, parlait sans délibérer. Singulière précaution, et qui fut vaine! Ce tribunat, institué pour parler, parla en effet. Il combattit les mesures proposées par le premier consul; il repoussa le Code civil; il dit timidement, mais enfin il dit ce qu'au dehors mille journaux répétaient avec violence. Le gouvernement, dans un coupable mouvement de colère, brisa ses résistances, étouffa le tribunat, et fit succéder un profond silence à ces dernières agitations.

Aujourd'hui, messieurs, rien de pareil n'existe : on

n'a point séparé les corps qui délibèrent des corps qui discutent; deux tribunes retentissent sans cesse; la presse élève ses cent voix. Livré à soi, tout cela marche. Un gouvernement pacifique supporte ce que ne put pas supporter un gouvernement illustré par la victoire. Pourquoi, messieurs? parce que la liberté, possible aujourd'hui à la suite d'une révolution pacifique, ne l'était pas alors à la suite d'une révolution sanglante.

Les hommes de ce temps avaient à se dire d'effrayantes vérités. Ils avaient versé le sang les uns des autres ; ils s'étaient réciproquement dépouillés ; quelques-uns avaient porté les armes contre leur patrie. Ils ne pouvaient être en présence avec la faculté de parler et d'écrire, sans s'adresser des reproches cruels. La liberté n'eût été pour eux qu'un échange d'affreuses récriminations.

Messieurs, il est des temps où toutes choses peuvent se dire impunément, où l'on peut sans danger reprocher aux hommes publics d'avoir opprimé les vaincus, trahi leur pays, manqué à l'honneur; c'est quand ils n'ont rien fait de pareil; c'est quand ils n'ont ni opprimé les vaincus, ni trahi leur pays, ni manqué à l'honneur. Alors cela peut se dire sans danger, parce que cela n'est pas: alors la liberté peut affliger quelquefois les cœurs honnêtes; mais elle ne peut pas bouleverser la société. Mais malheureusement en 1800 il y avait des hommes qui pouvaient dire à d'autres : Vous avez égorgé mon père et mon fils, vous détenez mon bien, vous étiez dans les rangs de l'étranger. Napoléon ne voulut plus qu'on pût s'adresser de telles paroles. Il donna aux haines les

distractions de la guerre; il condamna au silence dans lequel elles ont expiré les passions fatales qu'il fallait laisser éteindre. Dans ce silence, une France nouvelle, forte, compacte, innocente, s'est formée, une France qui n'a rien de pareil à se dire, dans laquelle la liberté est possible, parce que nous, hommes du temps présent, nous avons des erreurs, nous n'avons pas de crimes à nous reprocher.

M. Andrieux sorti du tribunat, eût été réduit à une véritable pauvreté sans les lettres, qu'il aimait, et qui le payèrent bientôt de son amour. Il composa quelques ouvrages pour le théâtre, qui eurent moins de succès que les Etourdis, mais qui confirmèrent sa réputation d'excellent écrivain. Il composa surtout des contes qui sont aujourd'hui dans la mémoire de tous les appréciateurs de la saine ltttérature, et qui sont des modèles de grâce et de bon langage. Le frère du premier consul, cherchant à dépenser dignement une fortune inespérée, assura à M. Andrieux une existence douce et honorable en le nommant son bibliothécaire. Bientôt, à ce bienfait, la Providence en ajouta un autre : M. Andrieux trouva l'occasion que ses goûts et la nature de son esprit lui faisaient rechercher depuis long-temps, celle d'exercer l'enseignement. Il obtint la chaire de littérature de l'Ecole polytechnique, et plus tard celle du Collége de France.

Lorsqu'il commença la carrière du professorat, M. Andrieux était âgé de quarante ans. Il avait traversé une longue révolution, et il avait été rendu plein de souvenirs à une vie paisible. Il avait des goûts modérés, une

imagination douce et enjouée, un esprit fin, lucide, parfaitement droit, et un cœur aussi droit que son es. prit. S'il n'avait pas produit des ouvrages d'un ordre supérieur, il s'était du moins assez essayé dans les divers genres de littérature pour connaître tous les secrets de l'art; enfin il avait conservé un talent de narrer avec grâce, , presque égal à celui de Voltaire. Avec une telle vue, de telles facultés, une bienveillance extrême pour la jeunesse, on peut dire qu'il réunissait presque toutes les conditions du critique accompli.

Aujourd'hui, messieurs, dans cet auditoire qui m'entoure, comme dans tous les rangs de la société, il y a des témoins qui se rappellent encore M. Andrieux enseignant la littérature au Collège de France. Sans leçon écrite, avec sa simple mémoire, avec son immense instruction toujours présente, avec les souvenirs d'une longue vie, il montait dans sa chaire, toujours entourée d'un auditoire nombreux. On faisait, pour l'entendre, un silence profond. Sa voix faible et cassée ; mais claire dans le silence, s'animait par degré, prenait un accent naturel et pénétrant. Tour à tour mêlant ensemble la plus saine critique, la morale la plus pure, quelquefois même des récits piquans, il attachait, entraînait son auditoire par un enseignement qui était moins une leçon qu'une conversation pleine d'esprit et de grâce. Presque toujours son cours se terminait par une lecture; car on aimait surtout à l'entendre lire avec un art exquis, des vers ou de la prose de nos grands écrivains. Tout le monde s'en allait charmé de ce professeur aimable, qui donnait à la jeunesse la meilleure des instructions, celle d'un

homme de bien, éclairé, spirituel, éprouvé par la vie, épanchant ses idées, ses souvenirs, son ame enfin, qui était si bonne à montrer tout entière.

Je n'aurais pas achevé ma tâche, si je ne rappelais devant vous les opinions littéraires d'un homme qui a été si long-temps l'un de nos professeurs les plus renommés. M. Andrieux avait un goût pur, sans toutefois être exclu sif. Il ne condamnait ni la hardiesse d'esprit, ni les tentatives nouvelles. Il admirait beaucoup le théâtre anglais; mais en admirant Shakspeare, il estimait beaucoup moins ceux qui se sont inspirés de ses ouvrages. L'originalité du grand tragique anglais, disait-il, est vraie. Quand il est singulier ou barbare, ce n'est pas qu'il veuille l'ètre; c'est qu'il l'est naturellement, par l'effet de son caractère, de son temps, de son pays. M. Andrieux pardonnait au génie d'être quelquefois barbare, mais non pas de chercher à l'être. Il ajoutait que quiconque se fait ce qu'il n'est pas, est sans génie. Le vrai génie consiste, disait-il, à être tel que la nature vous a fait, c'est-à-dire hardi, incorrect, dans le siècle et la patrie de Shakspeare; pur, régulier et poli, dans le siècle et la patrie de Racine. Être autrement, disait-il, c'est imiter. Imiter Racine ou Shakspeare, être classique à l'école de l'un ou à l'école de l'autre, c'est toujours imiter; et imiter, c'est n'avoir pas de génie.

En fait de langage, M. Andrieux tenait à la pureté, à l'élégance, et il en était aujourd'hui un modèle accompli. Il disait qu'il ne comprenait pas les essais faits sur une langue dans le but de la renouveler. Le propre d'une langue c'était, suivant lui, d'être une convention admise

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