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et comprise de tout le monde. Dès-lors, disait-il, la fixité est de son essence, et la fixité, ce n'est pas la stérilité. On peut faire une révolution complète dans les idées, sans être obligé de bouleverser la langue pour les exprimer. De Bossuet et Pascal à Montesquieu et Voltaire, quel immense changement d'idées! A la place de la foi, le doute; à la place du respect le plus profond pour les institutions existantes, l'agression la plus hardie: eh bien, pour rendre des idées si différentes, a-t-il fallu créer ou des mots nouveaux ou des constructions nouvelles? Non; c'est dans la langue pure et coulante de Racine que Voltaire a exprimé les pensées les plus étrangères au siècle de Racine. Défiez-vous, ajoutait M. Andrieux, des gens qui disent qu'il faut renouveler la langue; c'est qu'ils cherchent à produire avec des mots, des effets qu'ils ne savent pas produire avec des idées. Jamais un grand penseur ne s'est plaint de la langue comme d'un lien qu'il fallût briser. Pascal, Bossuet, Montesquieu, écrivains caractérisés s'il en fut jamais, n'ont jamais élevé de telles plaintes, ils ont grandement pensé, naturellement écrit, et l'expression naturelle de leurs grandes pensées en a fait de grands écrivains.

Je ne reproduis qu'en hésitant ces maximes d'une orthodoxie fort contestée aujourd'hui, et je ne les reproduis que parce qu'elles sont la pensée exacte de mon savant prédécesseur; car, messieurs, je l'avouerai, la destinée m'a réservé assez d'agitations, assez de combats d'un autre genre, pour ne pas rechercher volontiers de nouveaux adversaires. Ces belles-lettres, qui furent mon sol natal, je me les représente comme un asile de paix. Dieu

me préserve d'y trouver encore des partis et leurs chefs, la discorde et ses clameurs! Aussi, je me hâte de dire que rien n'était plus bienveillant et plus doux que le jugement de M. Andrieux sur toutes choses, et que ce n'est pas lui qui eût mêlé du fiel aux questions littéraires de notre époque. Disciple de Voltaire, il ne condamnait que ce qui l'ennuyait; il ne repoussait que ce qui pouvait corrompre les esprits et les ames.

M. Andrieux s'est doucement éteint dans les travaux agréables et faciles de l'enseignement et du secrétariat perpétuel; il s'est éteint au milieu d'une famille chérie, d'amis empressés; il s'est éteint sans douleurs, presque sans maladie, et, si j'ose le dire, parce qu'il avait assez vécu, suivant la nature et suivant ses propres désirs.

Il est mort, content de laisser ses deux filles unies à deux hommes d'esprit et de bien, content de sa médiocre fortune, de sa grande considération, content de voir la révolution française triomphant sans désordre et sans excès.

En terminant ce simple tableau d'une carrière pure et honorée, arrêtons-nous un instant devant ce siècle orageux qui entraîna dans son cours la modeste vie de M. Andrieux; contemplons ce siècle immense qui emporta tant d'existences et qui emporte encore les nôtres.

Je suis ici, je le sais, non devant une assemblée poli. tique, mais devant une Académie. Pour vous, messieurs, le monde n'est point une arène, mais un spectacle, devant lequel le poète s'inspire, l'historien observe, le philosophe médite. Quel temps, quelles choses, quels hommes, depuis cette mémorable année 1789 jusqu'à

cette autre année non moins mémorable de 1830! La vieille société française du dix-huitième siècle, si polie, mais si mal ordonnée, finit dans un orage épouvantable. Une couronne tombe avec fracas, entraînant la tête auguste qui la portait. Aussitôt, et sans intervalle, sont précipitées les têtes les plus précieuses et les plus illustres génie, héroïsme, jeunesse, succombent sous la fureur des factions, qui s'irritent de tout ce qui charme les hommes. Les partis se suivent, se poussent à l'échafaud, jusqu'au terme que Dieu a marqué aux passions humaines; et de ce chaos sanglant, sort tout à coup un génie extraordinaire, qui saisit cette société agitée, l'arrête, lui donne à la fois l'ordre, la gloire, réalise le plus vrai de ses besoins, l'égalité civile, ajourne la liberté qui l'eût gêné dans sa marche, et court porter à travers le monde les vérités puissantes de la révolution française. Un jour sa bannière à trois couleurs éclate sur les hauteurs du Mont-Thabor, un jour sur le Tage, un dernier jour sur le Borysthène. Il tombe enfin, laissant le monde rempli de ses œuvres, l'esprit humain plein de son image; et le plus actif des mortels va mourir, mourir d'inaction, dans une île du grand Océan!

Après tant et de si magiques événemens, il semble que le monde épuisé doive s'arrêter; mais il marche et marche encore. Une vieille dynastie, préoccupée de chimériques regrets, lutte avec la France, et déchaîne de nouveaux orages, un trône tombe de nouveau ; les imaginations s'ébranlent, mille souvenirs effrayans se réveillent, lorsque tout à coup cette destinée mystérieuse qui conduit la France à travers les écueils depuis

quarante années, cherche, trouve, élève un prince, qui a vu, traversé, conservé en sa mémoire tous ces spectacles divers, qui fut soldat, proscrit, instituteur; la destinée le place sur ce trône entouré de tant d'orages, et aussitôt le calme renaît, l'espérance rentre dans les cœurs, et la vraie liberté commence.

Voilà, messieurs, les grandeurs auxquelles nous avons assisté. Quel que soit ici notre âge, nous en avons tous vu une partie, et beaucoup d'entre nous les ont vues toutes. Quand on nous enseignait, dans notre enfance, les annales du monde, on nous parlait des orages de l'antique Forum, des proscriptions de Sylla, de la mort tragique de Cicéron; on nous parlait des infortunes des rois, des malheurs de Charles Ier, de l'aveuglement de Jacques II, de la prudence de Guillaume III; on nous entretenait aussi du génie des grands capitaines, on nous entretenait d'Alexandre, de César, on nous charmait du récit de leur grandeur, des séductions attachées à leur génie, et nous aurions désiré connaître de nos propres yeux ces hommes puissans et immortels.

Eh bien! messieurs, nous avons rencontré, vu, touché nous-mêmes en réalité toutes ces choses et ces hommes; nous avons vu un Forum aussi sanglant que celui de Rome, nous avons vu la tête des orateurs portée à la tribune aux harangues; nous avons vu des rois plus malheureux que Charles Ier, plus tristement aveuglés que Jacques II: nous voyons tous les jours la prudence de Guillaume; et nous avons vu César, César lui-même! Parmi vous qui m'écoutez, il y a des témoins qui ont eu la gloire de l'approcher, de rencontrer son

regard étincelant, d'entendre sa voix, de recueillir ses ordres de sa propre bouche, et de courir les exécuter à travers la fumée des champs de bataille. S'il faut des émotions au poëte, des scènes vivantes à l'historien, des vicissitudes instructives au philosophe, que vous manquet-il, poëtes, historiens, philosophes de notre âge, pour produire des œuvres dignes d'une postérité reculée?

Si, comme on l'a dit souvent, des troubles, puis un profond repos, sont nécessaires pour féconder l'esprit humain, certes ces deux conditions sont bien remplies aujourd'hui. L'histoire dit qu'en Grèce les arts fleurirent après les troubles d'Athènes, et sous l'influence paisible de Périclès; qu'à Rome, ils se développèrent après les dernières convulsions de la république mourante, et sous le beau règne d'Auguste ; qu'en Italie ils brillèrent sous les derniers Médicis, quand les républiques italiennes expiraient, et chez nous, sous Louis XIV, après la Fronde. S'il en devait toujours être ainsi, nous devrions espérer, Messieurs, de beaux fruits de notre siècle.

Il ne m'est pas permis de prendre ici la parole pour ceux de mes contemporains qui ont consacré leur vie aux arts, qui animent la toile ou le marbre, qui transportent les passions humaines sur la scène ; c'est à eux à dire s'ils se sentent inspirés par ces spectacles si riches! Je craindrais moins de parler ici pour ceux qui cultivent les sciences, qui retracent les annales des peuples, qui étudient les lois du monde politique. Pour ceux-là, je crois le sentir, une belle époque s'avance. Déjà trois grands hommes, Laplace, Lagrange, Cuvier, ont glorieusement ouvert le siècle. Des esprits jeunes et ardens se

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