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ART. LV.

Il dit « que la Chambre des Députés a le droit d'ac cuser les Ministres, et de les traduire devant la « Chambre des Pairs, qui peut seule les juger ». Ainsi, d'après cet article, la Chambre des Députés peut seule accuser les Ministres, et la Chambre des Pairs peut seule les juger: mais qu'arrivera-t-il, quand un Ministre prévaricateur aura pour lui la majorité de la Chambre des Députés? Belle demande! il ne sera pas même mis en accusation; il gardera sa place, sans qu'aucune flétrissure soit imprimée sur son front; nouveau Richelieu, il mourra dans son lit, en méditant tranquillement de nouveaux abus de pouvoir! et tout cela, parce qu'on n'a pas voulu adopter la règle posée dans le projet de constitution du Sénat, où il était dit que les Ministres se❤ raient accusés par une Chambre, et jugés par l'autre.

Cependant, observe-t-on, on a suivi en cela l'exemple de l'Angleterre! Eh! qu'importe? Moi qui en parle souvent, je ne suis pas admirateur aveugle de sa Constitution; de ce qu'elle est bonne, s'ensuit-il qu'elle soit parfaite ?

On insiste, et l'on dit : Si vous supposez que la Chambre des Députés est pour le Ministre, l'initiative accordée à la Chambre des Pairs, ne sera d'aucune utilité; la Chambre des Pairs, à la vérité, accusera ; mais la Chambre des Députés absoudra.

Cette objection est à peine spécieuse: un Ministre n'a pas été plutôt mis en accusation, que l'opinion publique

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se prononce; et cette opinion publique influe nécessairement sur la Chambre des Députés, qui d'ailleurs peut se renouveler, soit par l'expiration de ses pouvoirs, soit par une dissolution.

Au surplus, ce serait déjà beaucoup pour la garantie des droits de la Nation, si un Ministre, qui a abusé de l'autorité dont il était dépositaire, était mis en accusation par la Chambre des Pairs. Dût-il être ensuite acquitté par la Chambre des Députés, la leçon serait donnée; elle profiterait à ses collègues et à ses successeurs. Il y a mieux; le coupable n'en serait pas moins puni; en descendant des bancs où il siégeait comme accusé, il ne pourrait plus aller se replacer sur les marches du trône.... Entre un Ministre et la femme de César, il existe ce trait de ressemblance, que ni l'un ni l'autre ne peuvent être impunément soupçonnés.

ART. LVI.

« Les Ministres, dit cet article, ne peuvent être ac << cusés que pour fait de trahison, ou concussion; des « lois particulières spécifieront cette nature de délit, ❝ et en détermineront la poursuite. >>

On voit bien que c'est la partie intéressée qui a ellemême prononcé son arrêt; dans la forme elle perd, mais elle gagne au fond.

Quoi! des lois particulières spécifieront ce qu'il faut entendre par délits de trahison ou de concussion, et nos Ministres ne pourront être accusés que pour fait de trahison et de concussion!

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D'abord j'avais cru, moi indigne, que ce qui est qua lifié crime dans le Code pénal, quand il s'agit d'un particulier, à l'égard d'un Ministre, était quelque chose de plus qu'un délit!

Ensuite, des lois particulières doivent spécifier ce que c'est que trahison et concussion de la part d'un Ministre; on n'a pas cru qu'il fût de sa dignité d'être jugé sur cela par les règles du droit commun; on n'a pas voulu non plus que l'Ordonnance de réformation spécifiât dans quels cas un Ministre se rendrait coupable de trahison et de concussion: et d'un autre côté, c'est le Roi qui a l'initiative de la loi!

Or, voici ce qui en résultera selon toutes les apparences: les Ministres présenteront, au nom du Roi, une loi organique qui restreindra les faits de trahison et de concussion à des cas extrêmement rares: les deux Chambres l'adopteront, par la raison sans réplique que dans un moment où le Gouvernement s'organise, on doit éviter toutes les occasions de froissement; qu'à l'avènement de Buonaparte au consulat, Sénateurs, Législateurs et Tribuns, se conduisirent presque tous d'après les mêmes principes, et que, grâces à Dieu, nous nous en sommes très-bien trouvés........ Mais si la loi est adoptée, la responsabilité des Ministres ne sera comme par le passé, qu'un vain et ridicule épouvantail.

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Que si, par impossible, elle était rejetée.... ce serait peut-être encore pis; les Ministres feraient si bien qu'on n'en présenterait pas une nouvelle; et les faits de trahison et de concussion n'étant pas spécifiés, il n'y réellement pas de responsabilité.

aurait

Qui le croirait? c'est cependant là le moindre des reproches qu'on peut adresser à cet article; il en mérite un autre bien plus grave; c'est celui d'avoir posé le principe que les Ministres ne pouvaient être accusés que pour fait de trahison et de concussion.

Je sais très-bien que la Chambre des Députés des départemens a interprété l'article en ce sens, que la responsabilité des Ministres s'étendait à tous les cas où ils violeraient les droits publics et privés que consacre la Charte constitutionnelle : ce qui comprend naturellement toute violation de la liberté des cultes, de la liberté individuelle et de la liberté de la presse; ce qui comprend aussi tout attentat à la propriété, et toute dérogation aux lois; ce qui s'entend enfin de tous les traités de paix et de commerce, de toutes les déclarations de guerre qui compromettraient les droits de la Nation.

Je sais très-bien encore que le Roi a répondu, qu'il existait à cet égard, entre lui et la Chambre, un concours parfait de volontés.

Mais, quand on en viendra à l'application, il est malheureusement à craindre qu'on n'écarte, et l'interprétation de la Chambre, et la réponse du Roi qui la corrobore; il est à craindre enfin qu'on ne s'en tienne obstinément au sens littéral, au sens judaïque de l'article; et dès lors on peut le dire sans être taxé d'exagération: la liberté qu'on nous offre n'est plus une divinité protectrice; elle ressemble à ces stupides idoles que des prêtres adroits rendent l'instrument de leurs passions.

Des Ministres qui révèlent les secrets de l'Etat à l'ennemi, ou qui favorisent ses invasions; des Minis. tres qui détournent les deniers publics à leur profit, ou qui se livrent à un odieux monopole, sont des espèces de monstres qui se reproduisent à peine d'un siècle à l'autre. Mais un Ministre fanatique ou courtisan persécute quelquefois une religion qui n'est ni la sienne, ni celle du Prince! mais un Ministre vindicatif attente souvent à la liberté d'un rival ou d'un ennemi! mais un Ministre inhabile et présomptueux cherche nécessairement à enchaîner la main indiscrette qui nous signalait ses méprises! mais un ministre à projets bouleverse ordinairement, sous les plus frivoles prétextes, les propriétés des citoyens! mais un Ministre indocile et impérieux met à chaque instant son caprice à la place de la loi; mais une Pompadour enfin, place presque toujours au ministère des hommes qui ne voient que par ses yeux; qui disposent à son gré de tous les emplois; qui signent dans son boudoir une déclaration de guerre contre l'Autriche, ou un traité de commerce avec l'Angleterre!... Et parce que de pareilles infamies ne caractérisent ni des trahisons, ni des concussions proprement dites, ceux qui s'en sont rendus coupables ne seront pas punis! ceux qui en ont été les victimes ne pourront pas se plaindre!... L'Hopital, Sully, d'Aguesseau, jugez et prononcez vous-mêmes. (1)

(1) Rien ne prouve mieux combien les dispositions de l'Ordonnance de réformation sur la responsabilité des Ministres

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