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DC 148 F22 1801

'De la première Edition qui parut en vendémiaire an 4.

J'AVAIS employé dix années à rassembler, dans un seul cadre, un tableau philosophique des révolutions qui, depuis la chûte de l'empire romain ont changé plusieurs fois la face de l'Europe.

Mon but était de calculer l'influence des grands mouvemens politiques sur les mœurs, les habitudes, les lois, la religion des peuples qui habitent cette partie du globe. J'examinais comment, par l'effet des émigrations, des guerres, de l'action du gouvernement, de la pression des peuples les uns sur les autres, du progrès des sciences, et du perfectionnement de la navigation, le caractère original que donnent les anciens historiens aux habitans des différentes contrées de l'Europe, avait si complètement disparu, que l'Europe entière paraissait habitée aujourd'hui par une immense famille dont les intérêts se choquent souvent, mais qui se rapproche par des liens beaucoup plus forts, beaucoup plus multipliés, que ceux qui unirent autrefois les habitans de la Grèce qui ne formaient cependant qu'une nation.

Mon livre était fini; j'allais le faire imprimer, lorsqu'on apperçut en France les premières étincelles d'une de ces crises morales que je venais de

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peindre. La fortune me présentait, pour perfectionner mon ouvrage, une conjoncture de tems qui s'offre rarement à l'examen des philosophes.

L'administration française laissait aux écrivains une assez grande liberté d'apprécier les mœurs et les usages des nations voisines, de fronder leurs pratiques religieuses ou leurs institutions sociales. Mais lorsqu'ils voulaient s'occuper des principes constitutifs de l'ancien gouvernement français, des usurpations successives qui avaient insensiblement précipité dans l'oubli ces anciens principes, ou des moyens de les remettre en vigueur; lorsqu'ils soumettaient à l'analyse les effets moraux et physiques de la conduite versatile de la cour de Versailles; lorsqu'ils traitaient des rapports entre les conséquences de cette versatilité et la dégénération du caractère national; lorsque leurs regards se tournaient sur ces chaînes aussi fortes qu'invisibles, dont la contexture attachait fortement ensemble sur le vaisseau de l'état, les gouvernans et les gouvernés et finissait à la longue par rendre dépendante la sureté des uns du bonheur des autres; un ministre aussi timide que despotique, témoignait les plus vives appréhensions.

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Une loi précise n'était pas publiée dans les places de Paris pour arrêter la manifestation des idées du publiciste, mais un censeur soupçonneux cartonnait l'ouvrage et le rendait méconnaissable. Si l'auteur refusait de se soumettre à cette inquisition, il était réduit à faire imprimer son livre chez l'étranger. L'introduction des exemplaires en France était réputée contrebande. Sans la protection du duc de Choiseul, nous ne connaîtrions ni le droit public

de l'Europe, ni les observations sur l'Histoire de France par Mably, tous les exemplaires en eussent été supprimés.

La secte dangereuse des philosophes et des gens de lettres répandait, disait-on, des principes destructeurs, capables d'éloigner le peuple du respect et de l'obéissance à l'autorité. Ainsi l'enfant appèle drogue empoisonnante, la médecine salutaire qui lui eût sauvé la vie. Il n'est aucune nation dans le monde, où les lumières soient plus généralement répandues qu'en Angleterre, et nul peuple n'est plus attaché que le peuple anglais à sa constitution,quoiqu'il en connaisse les défauts. L'instruction publique consolide les bases d'un bon gouvernement, sappe insensiblement celles d'un mauvais. Je ne saurais, dans une préface, développer les preuves de cette vérité ; je me contenterai d'ajouter combien il serait ridicule de traiter d'empoisonneur un médecin, parce qu'il dit à l'homme qui mange avec excès : vous mourrez d'indigestion.

et

J'avais éprouvé les désagrémens de la censure à l'occasion de la première édition de l'Histoire de France sous Louis XV et sous Louis XVI, imprimée en 1787. Le censeur Lourdet, chargé par le garde des sceaux de contrôler ce manuscrit, me l'avait rendu si étrangement défiguré, que si le libraire Moutard, qui devait l'imprimer, n'avait exigé que je remplisse le traité fait avec lui, l'ouvrage n'aurait pas vu le jour en France.

Je m'étais arrangé avec un libraire de Paris pour l'impression de mon Tableau philosophique des Révolutions de l'Europe; mais les engagemens étaient moins impérieux, je retirai mon manuscrit, auquel

il était probable que j'allais ajouter des chapitres importans, moins encore par leur nouveauté, que par la lumière que les détails d'une révolution, arrivée dans un siècle où tous les arts aggrandissaient la sphère des connaissances humaines, devaient jeter sur les anciens événemens de ce genre, dont nous n'avons que des relations incomplettes.

L'homme est le même dans tous les tems et dans tous les lieux. Vertueux par penchant, vicieux par intérêt, il ne se détermine d'ordinaire que par le degré d'intensité des passions qui l'agitent. Ces passions, comprimées par les institutions sociales, n'éclatent dans toute leur force qu'au sein des convulsions politiques, durant lesquelles, sans autre frein que sa conscience, sans autre règle que ses desirs, il manifeste sans contrainte ses erreurs ses faiblesses, ses inclinations bonnes ou mauvaises, tous ses vices et toutes ses vertus.

L'intrépide matelot, enivré par le desir de la gloire ou des richesses, ne craint pas de se confier sur les mers assaillies par les tempêtes. Ainsi les tems orageux d'effervescence publique développent l'énergie des ames fières. Ces tems, à-la-fois salutaires et périlleux, font sur les citoyens l'effet que la loi produisait à Sparte. Ils plongent les pusillanimes dans l'obscurité, et rendent aux hommes courageux l'empire qui leur est dû, en leur inspirant cette ardeur, cet enthousiasme, d'où résultent, suivant les circonstances, les vertus les plus héroïqués ou les atrocités les plus révoltantes.

Celui qui, dans le sein d'une société parfaitement organisée, coule doucement ses jours sous l'empire tutélaire des lois respectées, conçoit à

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