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Progrès de l'irritation

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Est-il besoin de dire que ces sentiments et ces espé- Oct. 1791. rances irritaient le peuple et le rendaient de plus en plus implacable? Réchauffée par l'exemple des cordeliers populaire. et des jacobins, stimulée par des pamphlets cyniques, exaltée par des orateurs de bornes, la multitude, en dépit de ses souffrances, ne donnait tort ni à elle-même ni à la révolution ; elle ne s'en prenait qu'aux « aristocrates » de la rareté du numéraire et du manque de travail; elle leur imputait de favoriser la contrefaçon du papier-monnaie ; surtout, elle frémissait de leur joie imprudente, lorsque se répandait l'annonce vraie ou fausse des armements de l'Europe; et elle ne voyait dans les contre-révolutionnaires que les complices et les affidés de l'ennemi du dehors.

Dans la pensée de quelques hommes, qui croyaient Attitude former le parti des sages, le mouvement de 1789 n'aurait dû avoir d'autre résultat que de régulariser par les institutions l'émancipation de la bourgeoisie, lentement élaborée depuis le jour où la première charte d'affranchissement avait été conquise par une commune. Selon eux encore, tout ce qui tendait à dépasser ce but, comme aussi à le faire manquer, ne pouvait amener que des efforts impuissants ou des crises passagères. Et en cela ils ne se trompaient pas : l'humanité, dans ses transformations politiques, semble être assujettie à la loi éternelle des transactions : elle ne franchit point, sans reprendre haleine durant des siècles peut-être, le temps qui sépare l'adolescence des peuples de leur âge viril; mais, par ce même ordre providentiel qui lui a tracé les voies qu'elle suit d'un pas inégal, du jour où un élément social s'est enfin affranchi, de l'heure même

el sentiments

de la bourgeoisie.

:

Oct. 1791. où une classe a remporté le triomphe et jouit de la plé

nitude du pouvoir, à ses côtés surgit et se montre sou-
dainement l'ennemi qui doit désormais lui disputer le
terrain, la combattre et quelquefois la vaincre. La bour-
geoisie était à peine puissante et armée, elle tenait à
peine le roi dans sa dépendance, la noblesse dans l'hu-
miliation, le clergé sous la menace, que déjà les élé-
ments populaires, les pauvres et les artisans, ces serfs
de la féodalité moderne, apparaissaient avec leurs be-
soins mal compris, leurs fureurs prématurées, leurs
souffrances aveugles, et surtout avec leurs guides na-
turels, les ambitieux désappointés, les agitateurs qui
n'avaient pu trouver à se classer, les comédiens de
journalisme et de clubs, qui ne recueillent que dans
le désordre public le salaire de leurs provocations et la

satisfaction de leurs vanités.
Dispositions Les gardes nationales, c'est-à-dire les classes moyen-
nationale. - nes organisées et armées, commençaient à s'effrayer
morale chez de celte prochaine invasion des barbares du proléta-
bourgeoisie. riat. Elles regrettaient la Fayetle, qui devait bientôt

se conformer aux dispositions de la loi constitutionnelle
et résigner son commandement suprême; leurs témoi-
gnages d'estime et d'affection accompagnaient égale-
ment l'ancien maire Bailly dans sa retraite prévue. La
bourgeoisie, franchement effrayée de la menace d'une
révolution nouvelle qui établirait le gouvernement ré-
publicain, désirait s'en tenir à la constitution, et con-
server le simulacre de la royauté et le nom de la mo-
narchie : en dehors de ces limites, elle n'entrevoyait
que des abîmes. Non pourtant que ces velléités conser-
vatrices fussent raisonnées et vivaces comme elles le

de la garde

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devinrent plus tard, quand l'expérience les eut forli- Oct. 1791. fiées; mais, à défaut de l'intelligence bien lucide des principes, le cri des intérêts compromis conseillait aux classes moyennes de s'en tenir à tout ce qui pouvait être encore pour elles une garantie de sécurité et d'ordre. Si donc les raisons de sentiment avaient peu de prix à leurs yeux, le dépérissement complet du commerce et de l'industrie, la multiplicité des banqueroutes, la ruine des principales maisons, la cherté du pain, l'absence du numéraire, la permanence des attroupements et des émeutes, toutes ces circonstances réunies accroissaient des sympathies égoïstes, mais constitutionnelles, que le danger personnel du roi et les atteintes portées au culte n'auraient

pu

suffisamment éveiller.

Or Dieu, qui punit les peuples par les révolutions, ne permet pas que le châtiment reste inachevé et que l'injustice moissonne dans la paix : ces législateurs, qui avaient fondé sans lui l'édifice de la nouvelle constitution, étaient donc réservés à voir de leur vivant leurs plans informes rejetés et méprisés ; la philosophie matérialiste, qui avait seule servi de base et de règle à ce code, devait être confondue par l'impuissance

à de son cuvre; la bourgeoisie allait apprendre qu'en dehors des principes éternels de la vérité et du droit, le monde étant livré à l'empire brutal du nombre, la force détruit ce qui a été établi par la force. .

L'assemblée législative avait été élue sous l'impression du voyage de Varennes et des colères soulevées par l'émigration. Bien que le corps électoral n'eût pas

législative. entièrement répondu aux espérances des jacobins, les

État des partis

dans l'assemblée

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Oct. 1791. députés, sans exception, avaient tous été choisis parmi

les amis notoires de la révolution et de ses idées. L'an-
cien côté droit ayant entièrement disparu, les institu-
tions contre lesquelles on avait prêté le serment du jeu
de paume ne comptaient dans les rangs des nouveaux
législateurs aucun défenseur, aucun fidèle : mais, par
le jeu ordinaire des révolutions, qui pousse l'un après
l'autre, et sans leur donner quelque relâche, les partis,
les systèmes et les hommes, l'ancien côté gauche de la
constituante, ce foyer d'agitation qu'avaient entretenu
Duport, Barnave et les Lameth, était devenu le côté
droit, la portion modérée de l'assemblée législative.
Les députés de la nouvelle droite, pénétrés du ferme
vouloir de maintenir jusqu'au bout l'œuvre de leurs
devanciers, aimaient à se proclamer le parti constitu-

tionnel, tandis que les journaux populaires les désiLe patis gnaient sous le nom de feuillants, par allusion au club le cole" droit. célèbre dans le sein duquel leurs doctrines rencon

traient le plus de faveur. Ils appuyaient d'ailleurs de
leurs suffrages le ministère choisi par Louis XVI, et qui
se composait de quelques hommes sincèrement dévoués
au roi et à la constitution, dont ils ne séparaient point
la cause : Pastoret et Vaublane, Girardin, Jaucourt,
Ramond, Becquey et Dumas, étaient les hommes les
plus considérables, les chefs naturels de ce parti.

Le département de la Gironde, et Bordeaux sa géné-
reuse capitale, avaient envoyé siéger à l'assemblée lé-
gislative plusieurs hommes dont les noms, jusqu'alors
demeurés obscurs, étaient réservés à une longue célé-
brité. L'histoire de leurs fautes et de leurs malheurs
viendra plus tard, et à mesure que nous déroulerons les

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des

ou

côté .

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La Gironde.

pages

de ce livre. Pour le moment, les hommes de cette Oct. 1791. nuance s'ignoraient encore eux-mêmes, et ils représentaient moins une opinion forte que les éléments d'un parti encore à constituer. La Gironde (ainsi fut nommée cette fraction de l'assemblée) ralliait à elle des députés de plusieurs provinces éloignées du Bordelais, mais que des sympathies avouées ou la communauté des principes rattachaient à son drapeau. Ce qui séparait les Girondins des feuillants, c'est qu'au fond du ceur ils se laissaient séduire par des illusions républicaines; c'est que les idées de la liberté classique troublaient leur génie : ils rêvaient les comices de Rome; c'est qu'ils préparaient dans leur pensée un ordre social imité de la démocratie d'Athènes, et dont ils n'excluaient ni une certaine facilité de mours, ni les arts, ni Aspasie, ni Périclės. La Gironde comptait dans ses rangs quelques jeunes hommes au caur chaud, à intelligence prompte, à parole facile, et parmi eux on distinguait Vergniaux, Guadet, Ducos et Gensonné, les uns et les autres promis à la tribune et au bourreau; mais le chef que leur donnait l'opinion publique, et le publiciste dont ils recherchaient volontiers les conseils, était ce même Brissot, député du département de Paris, dont le nom a déjà figuré dans ce récit.

Né dans une famille obscure, et honteux d'être sim- Brissot. plement le fils d'un honnête rôtisseur de Chartres, Brissot avait ajouté à cette vaniteuse faiblesse le ridicule de se donner un nom d'emprunt : il se faisait appeler Brissot de Warville. C'était un écrivain doué de quelques talents, mais à qui manquaient la probité et l'esprit de travail. Livré à de continuels besoins d'ar

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