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lâches que cruels, furent-ils incarcérés; les intrigues Nov. 1791. de leurs chefs et de leurs complices, les deux Duprat et Rovère, les réclamations des jacobins de Paris et de Marseille, parvinrent à étouffer dans l'assemblée nationale le sentiment de la pitié et de la justice. Bientôt on ne voulut voir dans les assassins de la Glacière que des patriotes persécutés par les ennemis de la révolution, et l'assemblée rendit en leur faveur un décret d'amnistie' qui légalisa en quelque sorte, par avance, des massacres plus révoltants encore, des égorgements accomplis sur une plus vaste échelle, et dont nous n'aurons que trop à dérouler le hideux tableau.

La France possédait autrefois la portion occidentale de Saint-Domingue, cette ancienne et moderne Haïti, que sa fertilité et la richesse de ses productions avaient fait surnommer la reine des Antilles. Nos établissements, dans cette puissante et belle colonie, ne s'étendaient point fort avant vers l'intérieur; mais le littoral qui les embrassait, des Anses-à-Pîtres à la baie du fort Dauphin, se prolongeait sur une ligne de plus de deux cent trente lieues. Quoique moins vaste que la partie de l'île dont l'Espagne avait gardé la possession, la partie française était beaucoup plus riche et beaucoup plus peuplée : le nombre de ses habitants dépassait cinq cent vingt-trois mille, parmi lesquels trente mille blancs et vingt-sept mille hommes de couleur constituaient les deux classes libres; la multitude des autres ne se composait que d'esclaves. Cette colonie, au moment où éclata la révolution française, avait atteint le plus haut

116 mars 1792.

Origine des

troubles

de Saint

Domingue.

Nov. 1791. degré de sa prospérité: on n'évaluait pas à moins de cent trente-cinq millions de francs la valeur des denrées qui, en 1789, avaient été exportées de Saint-Domingue pour la France, et à cinquante-cinq millions celle des marchandises que le commerce de la métropole y avait importées mais le contre-coup des orages qui agitaient la France était subitement venu éteindre cette prospérité et détruire la tranquillité profonde dont jouissait la colonie. L'assemblée nationale ayant décrété, le 8 mars 1790, la création d'une assemblée coloniale à Saint-Domingue, deux cent treize habitants blancs se réunirent à Saint-Marc, comme représentants de la colonie. Leur premier acte fut de déclarer que les hommes de couleur libres ne jouiraient pas du droit de siéger parmi eux; mais ce n'était là qu'envenimer les vieux ressentiments de castes, et faire fermenter, parmi les mulâtres et les affranchis, des germes d'insurrection ou de résistance. Il était impossible que l'assemblée constituante fermât les yeux sur cette violation des droits de l'homme: ces hardis novaleurs, qui, avant de le façonner à l'usage de la liberté, s'étaient hâtés de déclarer le peuple libre, ne devaient point sanctionner, dans les colonies, le principe de l'inégalité et de l'esclavage. L'assemblée constituante procéda néanmoins avec certains ménagements, et, en dépit des théories absolues, elle ne déclara pas subitement aboli le régime sous l'empire duquel subsistaient les colonies; elle laissa à l'assemblée coloniale le soin de prendre l'initiative de l'émancipation des esclaves. On vient de voir que les colons étaient fort peu jaloux d'user de ce droit, et que, bien au contraire, ils comp

taient prolonger indéfiniment les démarcations humi- Nov. 1791. liantes qui existaient entre eux et les hommes de couleur libres.

Il s'était formé à Paris une réunion qu'on appelait le club des amis des noirs; Grégoire, Brissot et Condorcet en étaient les principaux membres. On se ferait une idée bien fausse du mouvement des idées, à cette époque d'exaltation fiévreuse, si l'on croyait que ces partisans de l'émancipation des nègres admettaient la nécessité de n'arriver que graduellement et sans secousses à l'accomplissement de leurs vœux. Certes, ces vœux étaient légitimes; ils étaient justes, quoi qu'on ait pu dire, en tant qu'ils appelaient entre les noirs et les blancs la fraternité et l'égalité; ceux de nos frères qui sont esclaves, sans qu'il soit possible de montrer le titre en vertu duquel une portion de l'humanité opprime l'autre, n'en ont pas moins été comme nous, et avec nous, rachetés par le sang de JésusChrist; Dieu est leur père aussi bien que le nôtre, et les plaintes qu'ils exhalent dans la servitude montent à son trône et implorent justice. Ce sont là des principes certains, des vérités saintes trop longtemps méconnues: et cependant, quand une société en est venue depuis des siècles à les oublier et à reposer sur l'esclavage comme sur une base nécessaire, par pitié pour cette société vieillie, par humanité pour les maîtres et par prudence pour les esclaves, c'est lentement et avec une charité intelligente qu'il faut conduire les uns et les autres à l'égalité civile, puisque le problème est posé de telle façon, qu'en agissant brusquement et sans transition aucune on ne fait que provoquer, au nom

Influence amis des

du club des

noirs.

Nov. 1791. de la loi et de la liberté, la ruine des maîtres, leur massacre et la plus effroyable anarchie.

Révolte des noirs.

L'assemblée constituante n'avait pu méconnaître entièrement ces dures nécessités; mais le club des amis des noirs n'entendait pas favoriser, par son inaction, les retardements du corps législatif. Ses chefs se hâtèrent d'adresser aux nègres des colonies, et par milliers, des exemplaires de la Déclaration des droits de l'homme, accompagnés des commentaires qu'avait dictés une logique implacable. Vers le même temps l'assemblée coloniale de Saint-Domingue, au lieu d'entrer dans une voie de concessions prudentes et justes, affichait la prétention de maintenir indéfiniment la dégradation légale qui, au profit des blancs, pesait sur les hommes de couleur. Une lutte acharnée s'engagea entre les deux races.

Secrètement excités par l'Angleterre, qui avait hâte Massacres. de ruiner notre prospérité coloniale, les noirs réclamèrent par des assassinats et des incendies leur immédiate émancipation. Subitement menacés dans leurs priviléges, dans leurs biens et dans leurs personnes, les blancs se mirent peu en peine des ordres de l'assemblée nationale et de la déclaration écrite des Droits de l'homme et du citoyen: ils prirent les armes, ils essayèrent de comprimer par la terreur la révolte des esclaves; mais ceux-ci ne se laissèrent intimider ni par les défaites ni par les supplices; ce fut une guerre atroce, où la barbarie africaine se signala par d'épouvantables représailles. Pendant le mois d'août 1791, toute la province du nord fut livrée au fer et à la flamme. Deux mille blancs de tout âge et de tout

sexe furent massacrés avec des raffinements inouïs de Nov. 1791. cruauté; de leur côté, les blancs fusillèrent au Cap ceux des rebelles qui étaient tombés en leur pouvoir. Cependant les mulâtres hésitèrent un moment, et plusieurs d'entre eux se rangèrent sous le drapeau des colons. Il eût été facile de se les attacher, en leur faisant de justes concessions, en leur reconnaissant les droits qui appartiennent aux hommes libres; mais les blancs maintinrent jusqu'au bout les priviléges odieux à cette race, et la masse des gens de couleur finit par grossir les rangs de l'insurrection. D'autres provinces de l'île entrèrent alors en pleine révolte; les plantations furent partout pillées, dévastées, brûlées; le 22 novembre, un incendie allumé par les noirs dévora le Port-auPrince : la perte des marchandises, du mobilier, des édifices, dépassa soixante millions; les blancs, pour se venger, massacrèrent deux mille femmes de couleur. Bientôt le nombre des noirs révoltés s'éleva à cent mille; et, l'insurrection ayant gagné la région des montagnes, la colonie entière fut en proie aux horreurs d'une guerre d'extermination.

A la première rumeur de ces désastres, les villes maritimes de France comprirent qu'il y allait de leur prospérité et du sang de leurs enfants. Pendant que la population de Paris, généralement livrée à des préoccupations moins éloignées, accueillait avec une sorte d'indifférence, mêlée d'une égoïste stupeur, les affreuses nouvelles de Saint-Domingue, les ports de mer offraient leur concours, et s'imposaient spontanément de grands sacrifices pour engager la métropole à sévir contre les esclaves. Mais les jacobins et leurs adeptes leur en vou

Mesures prises

pour faire la colonie le devoir.

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