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1792.

Arts et littérature.

crainte. Plus tard, en effet, tout autre langage rendit suspects ceux qui y demeurèrent fidèles. La tyrannie du tutoiement, exercée par la révolution contre les habitudes, parut à la fois dure et odieuse; et, comme on ne révolte pas impunément les mœurs d'un peuple, on ne la pardonna jamais à ce régime d'oppressive liberté.

Les œuvres d'art et de littérature reflètent ordinairement les temps où elles se produisent; mais en 1792, malgré le dévergondage honteux qui troublait la société, et en dépit de la dégradation volontaire de l'intelligence, mise au service des passions et des cupidités, on remarquait encore quelque conscience parmi le peuple des écrivains et des artistes de tout ordre. En dehors de la poignée de misérables qui souillaient à plaisir l'imagination et la pensée, les traditions du goût ne s'étaient point encore éteintes.

Un fait dont l'existence frappe au premier aperçu, c'est la grande influence que les idées et les traditions de J. J. Rousseau avaient exercée sur la littérature de l'époque révolutionnaire. Rousseau est un maître dangereux, dont les défauts séduisent, et qui porte malheur à ses imitateurs maladroits: aussi se fourvoyait-on sur ses traces en croyant le suivre. C'est à cette tendance des esprits qu'on doit imputer la fausse éloquence, la froide exaltation et la sensibilité maniérée qu'on retrouve à chaque page en parcourant les livres de cette période; et jamais, quoi qu'en ait dit Buffon, le style ne fut moins l'homme. C'était le temps où Robespierre rimait encore des vers langoureux, où Camille Desmoulins composait des romances, encore populaires

des lettres.

de nos jours, et que Berquin n'aurait pas désavouées'. 1792. Cependant, au bruit des orages qui grondaient dans Décadence les régions politiques, il s'était fait un temps d'arrêt dans les œuvres de pensée littéraire. Les écrivains déjà en possession de la renommée disparaissaient de la scène ; ceux qu'attendait la gloire ne se révélaient point encore, ils se contentaient d'être à l'école des événements. Buffon était mort depuis quatre ans, après avoir consacré à peindre la nature, ouvrage de Dieu, ce génie splendide et complet qui, sous le rapport de l'imagination et de la forme, n'eut point d'égal durant tout le dix-huitième siècle. Les encyclopédistes de l'école voltairienne, subalternes démolisseurs, d'Alembert et Diderot, Condillac et Mably, étaient morts l'un après l'autre, avant d'avoir vu leurs doctrines porter des fruits; mais ce triste privilége était échu à Raynal, à la Harpe, à Marmontel, à Condorcet, à Thomas Payne. Beaumarchais, qui venait de donner au théâtre un drame larmoyant, dernier effort d'un talent fatigué, cherchait maintenant à se faire oublier, et semblait avoir peur de la révolution, à laquelle il avait naguère si hardiment aplani les routes.

Saint-Pierre.

Bernardin de Saint-Pierre, épris de J. J. Rousseau Bernardin de et admirateur de Buffon, s'attachait à se frayer, entre ces deux modèles, une route qui fût la sienne, et il y était parvenu silencieusement, froissé mais non découragé par les dédains injustes des maîtres. Le livre qui

1 On sait que C. Desmoulins, ce procureur général de la lanterne, comme il s'appelait, avait composé la célèbre chanson: Il pleut, il pleut, bergère.

2 La Mère coupable.

RÉVOL. FRANÇ.

ASS. LÉGISLAT.

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fera la gloire de cet écrivain', celui que tout le monde nomme, bien qu'il ne soit pas sans reproche, date des commencements de la révolution, et, par bonheur, n'en porte qu'assez faiblement l'empreinte. N'y eût-il que cette longue idylle qui méritât, parmi les écrits du temps, de fixer un moment l'attention de la postérité, elle suffirait à elle seule pour soustraire les dernières années du règne de Louis XVI au reproche d'être demeurées stériles pour la littérature et la poésie. Observateur plus minutieux que fidèle de la nature, Bernardin de Saint-Pierre se serait perdu dans la recherche des détails, si les tendances particulières de son âme ne l'avaient élevé au-dessus de l'analyse : un seul trait aidera à le caractériser, et rejaillira sur son époque. Bien que philosophe, il croyait en Dieu, et, par un courage devenu bien rare, il osait le dire. Sans doute il n'allait pas au delà de cette profession de foi, et il avait le malheur de remplacer les devoirs que les croyances chrétiennes imposent par une espèce de religion vague et mal définie, plus spéculative que pratique: mais cette époque était si mauvaise, qu'il faut encore savoir gré à M. de Saint-Pierre de ses instincts religieux, puisque c'est par eux surtout, c'est par le cachet qu'ils impriment à sa pensée et à son style, qu'il occupe la première place parmi les écrivains de cet âge de fer. Suard, littérateur judicieux, se faisait redouter comme critique; Chamfort acceptait des grands et des princes et statuaires. des fonctions et des bienfaits qui ne l'empêchaient pas de déchirer par la satire toute espèce de supériorité so

Littérateurs,

publicistes et poëtes.

Peintres

Paul et Virginie.

ciale; Delille, saisi de dégoût au spectacle des révolutions, se taisait, en attendant des jours plus sereins; la Harpe, au contraire, cherchait à donner des gages au parti le plus fort, et à se mettre à l'abri en affichant dans ses cours une exaltation presque sauvage; Ducis, à demi vêtu des lambeaux tragiques de Shakspeare, jouissait avec bonhomie d'une gloire dont le temps a rapetissé les proportions; Collin d'Harleville n'osait plus risquer ses comédies, pleines de naïves simplicités, devant un public sans éducation et sans pitié; Palissot ne se hasardait plus à combattre les philosophes, depuis que ceux-ci avaient la lanterne et la hache pour arguments; Mercier, écrivain sans style, mais non sans idées, livrait au public ses indigestes livres, que définissait ainsi Rivarol: « Des ouvrages pensés dans la rue et rédigés sur la borne; » et ce même Rivarol, l'un des scribes de la cour, gaspillait un talent réel à produire des riens ingénieux et des ébauches incomplètes.

Lebrun, qui avait rimé un grand nombre d'odes et rencontré quelques inspirations vraies, usurpait le nom de Pindare; mais c'était moins pour lui une gloire qu'un ridicule : la faim avait mis au tombeau Gilbert et Malfilâtre, et l'ingratitude du siècle avait eu pour eux cet étrange résultat, de sauver de l'oubli de la postérité des poëtes obscurs morts de misère; Florian se frayait une route entre Segrais et la Fontaine, trop heureux d'allier la moitié des qualités de l'un à la moitié des défauts de l'autre ; Saint-Ange se reposait des fatigues d'une lutte inégale entreprise contre l'un des plus célèbres modèles de l'art antique; Demoustier lui-même trouvait des admirateurs, pour avoir mis l'Olympe en

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rébus et en couplets de ruelle; on trouvait de l'esprit à Vigée, du naturel à Parny, du charme à François de Neufchâteau.

Népomucène Lemercier marquait à peine au début de sa carrière, plus féconde que bien remplie; mais déjà se révélait en lui un talent énergique et sérieux : Arnault, non moins jeune, avait donné au théâtre sa première tragédie, que les autres qui la suivirent ne firent point oublier; Marie-Joseph Chénier, épris d'un ardent et sincère républicanisme, se traînait, dans les routes de l'art, sur les pas de la muse tragique de Voltaire, et obtenait des succès de passion et de circonstance dont les contemporains étaient dupes. En 1789, il avait fait représenter Charles IX, pamphlet politique en cinq actes, où la vérité et l'histoire sont sacrifiées à dessein au désir de flatter les colères d'un parterre ignorant; deux ans après, il donnait aux comédiens son Tibère, qui désignait tous les rois, et surtout Louis XVI, à la haine des faubourgs : c'était assassiner par la poésie, avant de mettre à mort par le vote. Pendant que Marie-Joseph Chénier traduisait ainsi en pièces de théâtre les idées et les romans posthumes de Voltaire, Fabre d'Églantine, se renfermant dans le cadre de la comédie, cherchait à populariser la philosophie de Rousseau; moins ambitieux, mais plus jaloux de plaire au public de cette époque de ruines, Picard livrait aux bouffonneries des histrions la vie religieuse et les vertus du cloître; la Harpe, en faisant jouer son triste drame de Mélanie, œuvre dépourvue de talent et de cœur, avait donné l'exemple du scandale aux dramaturges subalternes; et ceux-ci, se jetant avec une sorte

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