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question que provoque naturellement le nom de Barras, déjà plus d'une fois prononcé par nous.

Cette question est justifiée par ce que la conduite du protecteur de Bonaparte en Vendémiaire, de sa victime sinon de sa dupe en Brumaire, a gardé par places, en dépit des lumières brutales de la vie publique, d'obscur et de mystérieux.

On a dit de son temps, et on a répété du nôtre qu'il avait été, en plusieurs circonstances au moins, d'intelligence, sinon de connivence avec le parti royaliste. Plus d'un historien ne le met pas en doute'.

Il semble certain que Barras fut un voluptueux et un intrigant, avec de rares éclairs, de courtes intermittences d'ambition et d'activité.

Il est certain qu'il préféra le plaisir au pouvoir, ou même n'aima le pouvoir qu'à cause du plaisir. Il est certain enfin qu'il ne montra en rien un caractère à avoir horreur de l'équivoque et que sa conscience ne semble pas avoir eu la peur de l'eau trouble.

Il paraît donc difficile de calomnier ce personnage équivoque et suspect pour tous ceux qui ne sont pas de la race des naïfs en politique, comme Gohier, son ancien collègue 2.

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Toujours préoccupé du soin de sa sûreté, il était entré, par l'entremise de Fauche-Borel et de David Monniès, en négociation avec Louis XVIII, avait obtenu de lui une sauvegarde avec de magnifiques promesses; puis, craignant d'être découvert, il avait mis ses collègues au courant de toute l'intrigue sous prétexte de les éclairer sur les dangers de la République, en réalité pour les tromper plus à son aise et se faire un mérite de toutes ses trahisons en trahissant tout le monde à la fois. » (Lanfrey, Histoire de Napoléon, t. I, p. 425.)

2 « Gohier, ex-ministre de la justice, âme honnête et inoffensive, ju

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Celui-ci, dans ses Me.noires, ne peut se résoudre à le croire ni innocent ni coupable, et l'adjure de lever ses doutes et de faire cesser ses perplexités '.

Barras dut rire de cette bonne foi, lui qui n'en avait guère, et c'est là ce qui explique la stérilité de son passage dans l'histoire, où il n'a laissé qu'une trace de spirituelle et fanfaronne corruption.

C'est là ce qui explique son effacement sans dignité au 18 brumaire, sa bouderie pendant l'Empire, non d'homme d'État trompé, mais de joueur battu; ce qui explique aussi que la Restauration ne l'ait pas plus remis en lumière et en honneur que l'Empire.

Barras était de ces hommes qu'on n'a jamais complétement pour ou contre soi. L'absence de principes et de scrupules les laisse flotter, ondoyer entre les partis les plus contraires, qui se flattent à la fois de les posséder, sans parvenir à plus qu'à les compromettre.

De ces dévouements infidèles, de ces services douteux on garde peu de reconnaissance, comme de ces oppositions sans résistance et de pure coquetterie, on a peu de crainte.

De là vient que Barras ne fut ni persécuté ni récompensé, ni par l'Empire, ni par la Restauration, qui lui auraient dû quelque chose, si sa créance eût été plus nette. Mais les régimes triomphants ne payent que ceux

risconsulte intègre et érudit, mais esprit sans pénétration, compléte tement étranger à la connaissance des hommes et des affaires, qu'une ironie du sort avait seule pu fourvoyer dans la politique. » (Lanfrey Hist. de Napoléon, t. I, p. 425.)

1 Mémoires de Louis-Jérôme Gohier, président du Directoire au 18 Brumaire. Paris, 1824, Bosanges frères, t. II, p. 326 à 333

C.

qui ont le droit d'exiger, et qu'il n'est pas indifférent de mécontenter. Or la.fronde de Barras ne faisait peur à personne. On savait qu'il avait dépensé depuis longtemps, et dès le 9 thermidor, tout son héroïsme.

Il ne lui en est pas demeuré assez pour imiter l'honnête Gohier et publier ses Mémoires de son vivant 1. Aussi craignons-nous, quand cessera cette coquetterie envers le public, imitée de la sienne, par ses héritiers, de trouver dans ses Mémoires des griefs plutôt que des raisons, des médisances plutôt que des preuves, le roman consolateur et vengeur de la vanité de ce fat politique, bien plus que l'histoire originale, nouvelle, sincère des événements auxquels il a assisté plutôt qu'il n'y a présidé, et dont il n'a pas su profiter à force d'en vouloir abuser.

En tout cas, et voilà une transition toute trouvée, le gouvernement d'un Barras, c'est-à-dire d'un Mirabeau moins la petite vérole, moins le génie, mais non moins les vices, suffirait à justifier une révolution; car on n'usurpe pas sur l'usurpation, on n'empiète pas sur l'arbitraire, la tyrannie ne saurait se plaindre de la tyrannie. Fructidor explique et excuse Brumaire, comme le crime explique et excuse le châtiment.

Et surtout du vivant de trop de contradicteurs importuns. « Sans avoir encore pris la plume sur des faits dont il a seul acquis le droit de faire connaître la vérité, » Barras se borne, dans une lettre du 20 juin 1819, adressée à ses concitoyens, à invoquer le témoignage de ses anciens collègues sur ce qu'ils n'ont pas vu ni su, c'est-à-dire sur ses menées et ses intrigues souterraines, en vue d'une dictature personnelle ou d'une contre-révolution royaliste.

VI.

Fructidor est un coup d'État que des ambitieux sans scrupules, jaloux de conserver une dictature menacée, firent, sous prétexte de sauver la République, d'accord avec quelques honnêtes gens qui s'associèrent de bonne foi à cette dérogation aux lois pour le bon motif. La désillusion ne tarda guère et Gohier se frappe la poitrine dans ses Mémoires, en songeant que ce qui devait sauver la République l'a perdue, qu'une première atteinte au droit, sous le prétexte spécieux du salut public, a servi à en autoriser une seconde, et que Fructidor a ouvert la porte à Brumaire ‘.

On a peu parlé de fructidor dans l'histoire. Il semble qu'il y ait eu un parti pris d'indulgence intéressée pour ce coup d'État anodin et débonnaire d'apparence, qui se présente sans coups de canon et sans tache de sang, qui n'en fut pas moins criminel par un excès vraiment monstrueux d'arbitraire, et la cynique violation de toutes les lois, y compris celles de la plus vulgaire humanité 2.

Qu'il nous suffise de rappeler que, sans provocation,

'T. 1er, p. 9 à 11.

2 Ecoutez là-dessus l'aveu de Gohier, l'un des membres du Directoire proscripteur: « L'humanité fut aussi blessée que la justice par la déportation sans jugement de citoyens de toutes les classes, militaires, hommes de lettres, membres du Directoire exécutif, représentants du peuple, qu'il fallait respecter, s'ils étaient innocents, et envoyer en jugement, s'ils étaient coupablcs.» (T. I, p. 10.)

sur le simple soupçon d'une conspiration qui semble artificielle, tant elle se présente comme peu redoutable, avant tout commencement d'exécution, enfin en l'absence de toute instruction préalable, de toute preuve, les deux Conseils qui composaient le pouvoir législatif furent cernés, insultés, dispersés par une invasion militaire, autorisée par le pouvoir exécutif. De plus, sans autre forme de procès, dix-huit membres de ces conseils, choisis parmi les plus honnêtes, les plus éclairés, les plus influents, et cinquantesept journalistes pris au hasard, au tas, parmi ceux qui pouvaient déplaire furent condamnés à la déportation, à cet exil sous le ciel dévorant de la Guyane française, d'où si peu revinrent parmi ceux qui y allèrent que la mesure, si sanguinaire sans le paraître, fut appelée de ce nom terrible par un de ses martyrs: la guillotine sèche.

L'indulgence de Mme de Staël et de Benjamin Constant pour ce coup d'État qui les délivrait de la crainte fiévreuse du triomphe du royalisme, et auquel ces deux républicains du moment pardonnaient tout à cause de cela; l'approbation aussi énergique que secrète de Bonaparte dont les instigations furent certainement pour beaucoup dans le projet et le succès du Directoire, qui ne vit pas le piége, et fournit au futur dictateur, en achevant de se discréditer par la violence, un précédent et une raison; enfin la connivence incontestable de Hoche, qui, par une erreur de sa loyauté, offrit le concours de son épée à un acte qu'il croyait devoir demeurer légal et ne garder que la violence d'une nécessité de salut toutes ces circonstances ont pu sembler atténuantes à certains sans rien diminuer de notre horreur et de notre mépris pour cette mesure abominable de la transportation sans débats,

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