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par l'arbitraire, où une dictature glorieuse remplaça une dictature odieuse, où un homme, indiqué par le génie et la victoire à ceux qui voulaient garder les bienfaits de la Révolution et en répudier les crimes, vit l'intérêt du pays d'accord avec le sien, et renversa le Directoire aux applaudissements de la France.

Roederer se trouva tout naturellement parmi les auxiliaires et les conseillers du futur premier consul. Il parlera de Bonaparte, à cette aube de régénération et de réparation qui fit battre tous les cœurs et ne laissa contre le nouveau régime que les irréconciliables ennemis de tout régime, avec une émotion, une admiration, un enthousiasme sensé, une tendresse contenue, que nul homme sorti de la Révolution pour traverser la Terreur, ne saurait se flatter de n'avoir point alors partagés.

Ce trait complète la physionomie et le caractère de l'homme, et nous l'ajoutons à notre esquisse sans la moindre pensée de critique, uniquement pour faire comprendre pourquoi le 10 août laisse froid l'homme que le 18 brumaire devait trouver empressé, et pourquoi M. Roederer en parle comme par exemple, s'il eût été à sa place, en eût parlé M. Guizot, avec les hommages nécessaires, mais sans faux regrets.

Ce n'est pas nous qui nous plaindrons que les révolutions, en dépit de leur promiscuité corruptrice, trempent quelques hommes à part, de la valeur de Roederer, frappent quelques effigies nettes, polies et froides comme la sienne, qui inspirent plus d'estime que d'admiration, mais reposent le regard fatigué des déclamateurs et des énergumènes.

Nous en avons assez dit pour permettre d'apprécier ce document important: La Chronique de cinquante jours.

Il est de ceux dont on ne peut se passer, et qui ne suffisent pas pourtant absolument. Il y manque le je ne sais quoi qui a toujours fait défaut à cette carrière nette, ferme, pure, tracée par la raison, mais sans sommets et sans horizon, d'un homme qui n'alla jamais au delà du devoir strict comme politique, et du talent correct, comme écrivain.

Il ne nous reste plus, en ce qui touche Roederer, qu'à donner le jugement d'un maître sur la valeur historique et la valeur morale de son témoignage, dans cette Chronique de cinquante jours « qui est devenue comme une partie intégrante de l'histoire de la Révolution ».

1

« Pour tout lecteur impartial, il est aujourd'hui évident que Roederer, au 20 juin et au 10 août, se conduisit en magistrat probe, exact, peu royaliste sans doute d'affection, mais honnête, strict et consciencieux; que, dénué de pouvoir et chargé de responsabilité, il usa des faibles moyens légaux qu'il avait entre ses mains, et que, les trouvant souverainement inefficaces, il prit le seul parti qui pouvait éviter dans cette dernière journée un malheur immédiat : il conduisit, en les assistant et les protégeant de sa personne, le roi et sa famille, du château déjà envahi au sein de l'assemblée désormais responsable 2. »

En ce qui touche l'ouvrage, son auteur l'a caractérisé lui-même de façon à autoriser la liberté que nous prenons de le réduire, pour la commodité du lecteur, qui ne peut tout savoir, qui ne veut pas tout apprendre et, en cette immense matière de l'histoire de la Révolution, veut

1 Causeries du lundi, par Sainte-Beuve, t. VIII, p. 263.

2

Ibid., p. 274.Voir aussi M. Mignet, Portraits et Notices historiques et littéraires.

être ménagé à ses deux parties essentielles. M. Roederer a fait tomber nos derniers scrupules en définissant luimême son ouvrage, qu'il ne présente pas comme une histoire, mais comme une simple et lourde chronique. « C'est moins encore, poursuit-il; c'est un répertoire d'actes, de pièces, de discours, de pétitions, qui ont été reçus et placés comme les a présentés l'ordre chronologique ; sans art, sans arrangement, sans ambition d'effet oratoire, logique, dramatique, romantique '. »

IV.

Ce qu'il y a de plus intéressant et de plus instructif dans l'histoire des révolutions, ce n'est pas de savoir comment elles commencent, mais de savoir comment elles finissent. Aussi tirerons-nous bien vite le voile sur le sanglant paroxysme de la Terreur, pour arriver à son agonie en thermidor.

Nous demanderons le premier de nos tableaux à un témoin des plus imprévus et des meilleurs, car il l'a été sans croire l'être, par suite de hasards qui l'ont dégoûté d'être acteur.

Ce témoin, c'est Fiévée 2, que beaucoup ne connaissent

Avant-propos de l'édition de 1832.

2 J. Fiévée, né à Paris le 10 avril 1767, imprimeur de la Chronique de Paris, auteur de la Dot de Suzette (an VI) et de Frédéric (an VIII), correspondant de Louis XVIII en même temps que Royer-Collard, rallié au 18 brumaire, chargé par Bonaparte, sur la recommandation de Ræderer, et malgré l'opposition de Fouché, d'une mission en Angleterre, d'où résultèrent les Lettres sur l'Angleterre (1802), correspon

que comme l'auteur du joli roman de la Dot de Suzette, mais que quelques-uns, dont nous sommes, goûtent, que dis-je ? savourent comme un observateur politique de premier ordre, comme un esprit rare et exquis, de la famille des abbé Galiani, des Rivarol, des Chamfort, des Joubert et des Paul-Louis Courier.

Comment ne pas goûter et savourer, parfois avec une véritable volupté d'esprit, les piquantes confidences de ce publiciste familier, dont l'originalité consiste à ne parler que de ce qu'il a vu, à ne tenir sa philosophie que de l'expérience, et son style que de l'impression même de l'idée ou du fait ? Comment ne pas se plaire dans la société de ce raisonneur sans morgue et sans préjugé auquel les déceptions d'une vie accidentée, les vicissitudes d'un temps de destructions et de reconstructions inouïes ont laissé tout le nerf et tout le charme d'un désabusé souriant, d'un sceptique aimable, d'un naufragé qui ne s'en prend à personne de son naufrage?

Fiévée est un auteur demeuré un homme, qui a vécu par curiosité, trouvant plus de plaisir à la coulisse qu'au théâtre, et à savoir qu'à pouvoir. Conseiller in petto, correspondant intime, scrutateur indépendant de l'opinion

dant du premier consul, puis de l'Empereur jusqu'en 1813, correspondant du duc de Blacas en 1814, rédacteur du Conservateur avec M. de Chateaubriand, enfin collaborateur du Temps sous M. Coste et du National sous Carrel. C'était lors de la funeste coalition des royalistes et des libéraux, évolution plus risquée que hardie qui plaça Fiévée sur le même bord que les Benjamin Constant et les Casimir Périer, et qu'il justifiait ou excusait sans doute avec le mot du cardinal de Retz: «qu'il faut changer souvent d'opinion pour rester toujours de son parti. » Fiévée est mort en mai 1839.

publique pour le compte de Bonaparte consul et de Napoléon empereur, il a accompli ce tour de force de dire onze années la vérité à un homme de génie tout-puissant sans lui déplaire, et il a su se contenter de cette satisfaction d'artiste de ne s'être presque jamais trompé.

Au reste, sans véritable crédit comme sans ambition, médiocrement récompensé, employé seulement dans des postes secondaires, il ne tira guère, de cette position unique, que le titre de maître des requêtes, puis de préfet, pour avoir l'air d'être quelque chose sous un homme qui ne comprenait pas qu'on pût s'accommoder de n'être rien.

De ce commerce épistolaire, de ces rapports confidentiels, il reste trois volumes, pleins de choses et pleins de mots, qui devraient être sur la table de tous ceux qui se mêlent de politique, car jamais on n'a mis plus d'esprit dans la politique que Fiévée.

Nul ne saurait donner l'idée, hors lui-même, de cette finesse d'analyse, de cette verve de bon sens, de cet art de tout dire, sans en avoir l'air, et de jeter en se jouant des vues qui pénètrent, des mots qui gravent, de cette malignité légère, de cette discrète ironie d'un dilettante de l'opinion, qui a vu la Révolution et l'Empire avec les yeux de Voltaire, et les juge en les racontant dans un style digne de lui.

Sainte-Beuve appréciait fort Fiévée. Il l'avait étudié à fond, avec un soin et un plaisir dont témoignent de nombreux coups de crayon, traces de l'applaudissement muet de la lecture.

C'est sur le propre exemplaire de Sainte-Beuve, en indiquant en note les passages qui l'avaient, de son propre aveu, le plus frappé, que nous publions cette curieuse et

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